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«Pour les femmes, l'accès aux droits fonciers permettrait leur autonomie»

Le système foncier marocain se caractérise par une dualité de régime (droit musulman, coutume et régime moderne d'immatriculation foncière) et par la diversité des statuts fonciers (biens melk, terres guich, habous, terres collectives, domaines public et privé de l'Etat…). Dans ce cadre, quels sont les droits au foncier des femmes au Maroc et dans la région ? Fatiha Daoudi, juriste militante associative des droits humains, apporte une première réponse.

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LE MATIN : Vous venez de publier au Centre Jacques Berque une étude relative aux droits fonciers des femmes au Maroc. Quelle a été la méthodologie adoptée et avec quels matériaux avez-vous travaillé ?
FATIHA DAOUDI :
Le centre Jacques Berque a, en effet, publié une étude que j'ai faite sur les droits fonciers des femmes au Maroc. Ma recherche s'est basée sur une lecture de la législation régissant le système foncier marocain et de la littérature s'y référant. Mais surtout et sans prétendre à l'exhaustivité, l'étude est basée sur un travail de terrain afin de toucher la réalité des droits fonciers des femmes au Maroc. Un groupe de discussion avec des femmes rurales lors d'un souk hebdomadaire ainsi que des entretiens avec des femmes entrepreneures dans le domaine de l'agriculture, avec les principaux interlocuteurs dans le domaine foncier (Conservation foncière, Direction des affaires rurales, notaire, avocat) et avec des responsables d'ONG de droits humains ont constitué le travail de terrain. Ces entretiens ont été menés à l'aide de questionnaires rédigés en fonction de la cible à laquelle ils s'adressent. Plusieurs régions du Maroc ont été couvertes.

Le droit foncier des femmes révèle, dites-vous, la condition des femmes : pouvez-vous expliciter ce constat ?
Les droits fonciers et la gestion de patrimoine sont source de pouvoir et de puissance économique. Les hommes en ont fait longtemps leur domaine exclusif. Je suis arrivée à ce constat lors de ma recherche. En lisant l'essai de Germaine Tillon « Le Harem et les cousins », j'ai appris que l'aliénation des femmes n'est pas uniquement liée aux lois religieuses (juives, chrétiennes ou musulmanes), mais surtout à l'invention de l'agriculture et de l'élevage au début de l'ère néolithique. Cette dernière pousse au refus de tout ce qui nuit au patrimoine familial et à la pratique de l'endogamie (mariage entre cousins de la lignée paternelle). Dans les sociétés endogames, les femmes n'ont pour rôle que la procréation d'une filiation patrilinéaire. La possession de la terre doit rester dans la famille du père. Cette réalité a, certes, depuis, subi des changements, mais reste encore visible dans le pourtour méditerranéen dont fait partie le Maroc. J'ai pu, aussi, constater que dans les sociétés évoluées, cet état des choses relève du passé : les femmes y jouissent sans discrimination de leurs droits fonciers et sont, ainsi, des « acteures » dans le développement économique de leur pays. J'en conclus que dans des sociétés comme les nôtres un accès aux droits fonciers dans des conditions optimales et égalitaires permettrait l'autonomisation des femmes et de la préservation de leur dignité. Par ce biais, elles pourraient avoir un logement, assurer leur subsistance et celle de leur famille et même de valoriser leur patrimoine.

Les droits fonciers des femmes se heurtent à la complexité du système foncier. Qu'en est-il de cette complexité ?
Le système foncier marocain se caractérise par une dualité de régime et une diversité de statuts. Il a, en effet, un régime traditionnel régi par les principes du droit musulman et les coutumes et un régime moderne d'immatriculation foncière introduit par le protectorat français en 1912 et régi par le dahir du 12 août 1913. L'autre particularité réside dans la diversité des statuts fonciers (biens melk, terres guich, habous, terres collectives, domaines public et privé de l'état…). Les biens régis par le droit musulman sont majoritaires et d'une diversité complexe. De même, les formalités pour demander et obtenir un titre foncier sont fort compliquées et coûteuses.

Ces droits fonciers se heurtent également à l'inégalité de leurs accès ?
Dans leur accès aux droits fonciers, les femmes se heurtent à trois problématiques majeures. La première problématique est le partage inégalitaire des biens fonciers entre les hommes et les femmes lors d'un héritage. La deuxième est le manque fréquent pour les femmes de moyens financiers nécessaires à l'acquisition entre vifs de biens fonciers (achat, vente, location) du fait de leur précarité et de leur manque d'autonomie financière. La troisième problématique est liée au partage, lors d'un divorce, des biens acquis au cours du mariage. En effet, la femme peut se retrouver sans bien foncier pour ne pas dire « sans toit sur la tête » après la dissolution d'un mariage de longue durée faute de preuves de sa contribution à l'achat d'un logement ou d'une propriété foncière. Ceci est d'autant plus vrai que le travail quotidien des femmes dans le foyer n'est pas quantifié dans la participation à ces acquisitions.

Que stipule le droit musulman ?
Concernant les règles de succession, les femmes ne sont pas des héritières universelles, c'est-à-dire qu'elles n'épuisent pas la totalité de la succession comme les hommes, mais héritent d'une quote-part fixe selon leur degré de parenté avec le de cujus. De même, elles ont, selon la règle du double, la moitié de la part qui revient à leurs frères.

Qu'en est-il des coutumes ?
Le poids des coutumes dans certaines régions sur la société marocaine (Moyen Atlas, Rif…) pousse à contrevenir aux règles de succession pouvant aller jusqu'à exhéréder les femmes grâce à des subterfuges par exemple la non-déclaration devant les autorités, lors d'un décès, des héritières potentielles, la constitution de habous privés, l'exclusion des descendantes bénéficiaires des terres collectives (les sulaliyat )…
Et pour finir, quand bien même, en zone rurale, la femme hériterait effectivement de sa part, elle la donne, la plupart du temps, en exploitation à ses frères ou à son mari, pour ne bénéficier au final que de ce dont ils veulent bien lui donner.

L'évolution relative des droits civils et politiques n'a-t-elle pas contribué à faire changer les choses ?
Je pense plutôt que la nucléarisation de la cellule familiale marocaine (couple et enfants et non plus la famille élargie), le mariage de plus en plus tardif des femmes (elles sont obligées de se prendre en charge financièrement) et la nombreuse chefferie féminine des ménages (à cause de veuvage, divorce ou de chômage fréquent du conjoint) pourront pousser à une appréhension différente des droits fonciers des femmes et à leur accès non discriminatoire. Le partage inégalitaire des biens fonciers et la discrimination des femmes que justifiait leur prise en charge par la cellule familiale élargie ne sont plus de mise. Ce changement radical de la société marocaine conduira les femmes à revendiquer un accès égalitaire aux droits fonciers dans un but d'autonomisation économique.

Il y a eu récemment une forte mobilisation des femmes devant le Parlement pour demander l'assouplissement des règles et l'accès à ce droit. Comment voyez-vous l'évolution de ce dossier et comment exploiter cette marge d'interprétation à laquelle vous faites allusion ?
La mobilisation de l'opinion publique par les associations de droits humains a, pour l'instant, pour objet exclusif le rétablissement des sulaliyat de la région de Kénitra dans leurs droits fonciers. Ces femmes sont les ayants droit des collectivistes, mais sont écartées du bénéfice des cessions des terres collectives au seul profit des descendants mâles de leur communauté. Cette exclusion ne repose pas sur une exclusion par la loi, mais sur les us et coutumes. Cette mobilisation de l'opinion publique a incité le ministre de l'Intérieur de l'époque à donner ses instructions au wali de Kénitra pour le rétablissement des sulaliyat dans leurs droits. Le ministère de l'Intérieur a pour ambition de généraliser cette directive dans tout le Maroc. Quant au débat sur le caractère inégalitaire des règles successorales, il n'arrive pas encore à se poser d'une manière franche et frontale.
Certaines associations des droits humains sont engagées dans un plaidoyer pour un héritage égalitaire. Elles se basent pour cela sur le droit musulman lui-même en appelant à l'ijtihad ou effort théologique pour une interprétation évolutive du Coran et de la Sunna.

Elles recommandent de dépasser la lettre et de rester fidèle à l'esprit égalitaire qu'a introduit l'islam. Le code de la famille de 2004 a pu instituer, dans cette optique, le legs ou wassiya wajiba pour les enfants de la fille qui décède avant son père alors que n'était possible que le legs pour les descendants du fils prédécédé. Le plaidoyer pour l'ijtihad se base, aussi, sur ce qui se fait dans les autres pays musulmans comme la Tunisie qui a institué la règle du radd (retour de parts) qui permet d'évincer les oncles et autres agnats quand il n'y a que des héritières. Celles-ci accèdent, par ce biais, à la totalité de l'héritage. D'autres associations revendiquent l'égalité homme/femme dans l'héritage en se basant sur la ratification par le Maroc des traités internationaux des droits humains dont la Déclaration universelle des droits de l'Homme, le Pacte international des droits civils et politiques, celui des droits économiques, sociaux et culturels et surtout la Convention pour l'élimination de toute forme de discrimination envers les femmes (CEDAW).

En conclusion de votre étude, vous présentez un certain nombre de propositions. Quelle est celle qui vous parait dans l'ordre du possible ?
Les problèmes que pose la complexité du système foncier au Maroc sont de nature à freiner son développement économique. Le Maroc pourrait opter pour une unification de son système foncier soit sous forme de régime simplifié d'immatriculation foncière ou pour une forme séculière, moderne et « modernisante » de « melkisation », étant donné que les biens melk sont dominants. Cette option profitera aux femmes comme aux hommes.
En attendant, l'accès des femmes aux droits fonciers par les contrats passés entre vifs pose la problématique des moyens financiers qui le permettent. Il est vrai que la discrimination financière touche aussi bien les hommes que les femmes. Mais du fait de la précarité de leur situation, les femmes accèdent plus difficilement à la propriété foncière. La mise en place d'une politique de discrimination financière positive pourrait faciliter cet accès aux femmes.
La problématique du partage, lors d'un divorce, des biens acquis lors du mariage fait que souvent des femmes se retrouvent sans domicile et ainsi jetées dans la précarité. Une réforme du code de la famille permettant un cadrage détaillé des règles de la gestion des biens acquis pendant le mariage au sein même du contrat de mariage et non plus dans un contrat annexe, éviterait les problèmes qui surgissent lors d'un divorce. La prise en considération et quantification expresse du travail de la femme au foyer pourrait être, à son tour, une solution.n
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