Le Matin: On parle de crise alimentaire des années 2007-2008 qui a coïncidé avec la crise financière sans pour autant voir de corrélation entre ces deux faits. Y a-t-il un lien de cause à effet et quels sont les dessous du marché mondial des matières premières alimentaires ?
Rachid Achaachi: En 2008, le monde a connu une crise alimentaire sans précédent depuis le choc pétrolier de 1975. Elle a fait passer le nombre de personnes souffrant de la faim de 750 millions à un milliard d’individus, provoquant émeutes et instabilité politique dans bon nombre de pays du tiers monde, notamment en Egypte, au Nigeria et au Sri Lanka. Plusieurs raisons ont été avancées pour en déterminer l’origine, cependant, très peu se sont intéressés au rôle déterminant de Goldman Sachs dans la flambée des prix des matières premières et alimentaires. Avant 1991, les marchés à terme, notamment les grandes bourses de Chicago, Minneapolis et Kansas faisaient intervenir deux types d’acteurs : les petits et grands fermiers, les meuniers, les grossistes et les grandes multinationales comme Pizza Hut, Kraft, Nestlé, Sara Lee, TysonFoods et McDonald’s. Ces acteurs qui ont un besoin tangible et réel de vendre et d’acheter des céréales sont appelés « bonafidehedgers ». De l’autre côté se trouvent les spéculateurs, qui ne produisent ni ne consomment ni blé ni maïs, ni aucune céréale d’aucune sorte et qui ne disposent d’aucune infrastructure pour stocker les tonnes de céréales qu’ils achètent et vendent tous les jours s’ils devaient leur être livrées.
Ils opèrent sur ces marchés en achetant à bas prix ce qu’ils espèrent revendre plus cher. Leur présence explique en grande partie les différentes fluctuations des prix sur ces marchés, sans pour autant altérer le fonctionnement normal de la formation des prix. Bien au contraire, leur présence accroît la liquidité sur le marché et permet de mieux répartir les risques entre les différents acteurs présents. Goldman Sachs, qui n’est pas du tout intéressé par la structure de ces marchés et par leur fonctionnement mutuellement profitable, a eu l’idée géniale de transformer des contrats à terme en titres financiers de placement, valeur refuge. En 1991, les experts de Goldman Sachs ont conçu un nouveau produit dérivé composé de 24 matières premières et alimentaires en pondérant la valeur d’investissement de chacune d’elles, qu’ils ont fondu en une formule mathématique simple, baptisée «GSCI : Goldman Sachs Commodity Index ».
On parle désormais de marché actif des matières premières. Qu’est-ce que cela veut dire et quelles sont les conséquences que l’on peut craindre ?
L’effondrement des principaux indices boursiers américains en 2007 a provoqué un déplacement massif des fonds de spéculation des marchés financiers vers les marchés des matières premières et alimentaires grâce au canal juridique ouvert par le CFTC. Ces contrats à terme sont «long-only», en d’autres termes, ils ont été conçus uniquement pour acheter des matières premières sans la possibilité de les revendre. L’idée était de transformer ces contrats à terme en placements financiers et en valeurs refuges.
Car si l’offre de matières premières et alimentaires est relativement élastique, la demande ne l’est pas ! Les Etats le savent, les banques aussi ! Les banques se sont vues dans l’obligation d’acheter de plus en plus en renouvelant à chaque fois les contrats à terme du fait de l’impossibilité technique de se faire livrer les tonnes qu’ils achètent, provoquant une envolé des prix du fait du gonflement artificiel de la demande par une forme de thésaurisation. La logique de ce mécanisme était d’ouvrir une brèche dans le marché des matières premières et alimentaires grâce au GSCI dans lequel plusieurs grandes banques américaines et européennes qui ont su y voir un système lucratif et sans risques se sont engouffrées (Barclays, Deutsche Bank, JP Morgan Chase, AIG, Bear Stearns, etc.), afin de pouvoir revendre ce produit dérivé plus cher et éventuellement spéculer sélectivement sur chaque matière, sachant que le système mis en place tire irrémédiablement les prix vers le haut.
Si les banques ne peuvent revendre séparément les contrats à terme et qu’elles ne peuvent se faire livrer les matières premières qu’elles achètent, comment gagnent-elles de l’argent et quelles sont les conséquences de ces manipulations ?
De plus en plus de personnes souffrent de la faim, soit quelque 250 millions de personnes. On constate plus de révoltes sociales dues essentiellement à la monté du prix du blé et qui annoncent en quelque sorte les révoltes politiques. On constate également un accroissement de l’endettement extérieur et creusement du déficit de la balance commerciale des pays pauvres qui ne peuvent plus faire face à cette flambée des prix. Autre constat : les spéculateurs sont désormais 4 fois plus nombreux que les «bonafidehedgers» sur les marchés des matières premières.
Qu’en est-il de la situation actuelle en 2012 ?
De 2008 à aujourd’hui, la FED et la BCE ont adopté des politiques monétaires sans précédent. Des centaines de milliards de dollars et d’euros ont été mis à disposition des banques, avec pour but officiel d’améliorer la liquidité sur le marché, d’éviter leur faillite en améliorant leur solvabilité et leur permettre de continuer à faire correctement leur métier, à savoir, financer l’économie. « Le bilan de la BCE est passé de 2007 à 2011 de 1150 à 2500 milliards d’euro, pour atteindre 3200 en 2012 puis à 4000 milliards suite à l’opération de prêt sur 3 ans aux banques européennes commencée en février. Tandis que le bilan de la FED est passé durant la même période de 800 à 2900 milliards de dollars ! Une question de fond : où est passé tout cet argent ? D’autant que l’accroissement fulgurant de la masse monétaire en zone euro et aux USA n’a pas été source d’inflation, c’est que mécaniquement la vitesse de circulation de la monnaie est proche de zéro. En d’autres termes, l’économie réelle n’a pas vu un iota de cet océan de billets ! Les banques ne prêtent plus à l’économie et le resserrement du crédit devient de plus en plus structurel.
Ce recours abusif et irrationnel à la planche à billet sert actuellement à nourrir une inflation des titres financiers, notamment ceux des banques, ce qui permet d’expliquer le niveau anormalement élevé des indices boursiers américains et européens, vu l’état alarmant de leurs économies réelles. Mais il permet également aux banques de continuer à financer l’endettement des Etats en achetant des obligations d’Etat qu’ils refilent illico presto à la BCE et à la FED dans une sorte de fuite en avant du système ! En injectant ces sommes colossales, la FED, sous la houlette de Ben Bernanke, maintient les taux sur les bons du trésor américain artificiellement bas. Technique que Mario Draghi, directeur de la BCE et ancien vice-président de la branche européenne de Goldman Sachs, applique à la lettre en rachetant quasi-systématiquement aux banques des obligations d’Etat grecques, espagnoles et italiennes en donnant l’illusion sur les marchés que tout va bien. En repoussant l’inévitable, la FED et la BCE achètent du temps !
Quels sont les risques et les conséquences induits ?
Au premier choc exogène d’envergure, faillite d’une grande banque, défaut de paiement d’un Etat européen, ou encore surprises électorales, cela provoquera, suite à l’affolement sur les marchés financiers, une migration immédiate de ces centaines de milliards de dollars et d’euros à disposition des banques vers les marchés des matières premières et alimentaires, provoquant une flambée de prix sans précédent qui fera de la crise alimentaire de 2008 une simple fluctuation ! Quand Frederick Kaufman, auteur d’un excellent article sur le rôle de Goldman Sachs dans la formation de la bulle alimentaire de 2008, a demandé à des traders lors d’une visite à la bourse de Minneapolis ce qui se passerait si le gouvernement fédéral interdisait aux banques d’investissements de miser sur les marchés agricoles, ils ont éclaté de rire ! Un coup de fil à un «bonafidehedgers» comme Cargill ou Archer Daniels Midland et un échange d’actifs plus tard et il devient impossible de distinguer sur le marché à terme la position d’une banque de celle d’un acheteur international de blé. Les mêmes causes produisent les mêmes effets !
Dans ce contexte, le Maroc qui subit les aléas climatiques est-il prêt ?
La crise alimentaire et la flambée des prix des matières premières énergétiques de 2008 ont coûté au Maroc pas moins de 4,6 % du PIB. Le mécanisme de la Caisse de compensation, qui consiste à maintenir les prix stables administrés au niveau national en compensant l’écart des prix à l’importation, est à bout de souffle. La récolte de céréales de cette année est sans cesse revue à la baisse, et la production prévue est estimée entre 20 et 25 millions de quintaux contre 84 pour la campagne 2010-2011.
Quant au stock de blé tendre, il ne pourra couvrir qu’entre 3 et 4 mois des besoins industriels de l’économie marocaine d’après l’ONICL, sans compter que les réserves de change censées soutenir une importation accrue de céréales et matières premières énergétiques se font rares ! C’est dire que l’année 2012 s’annonce des plus difficiles pour le Maroc et pour les pays dépendants du marché international. Il faudrait prendre les mesures adéquates faute de quoi c’est le FMI ou la Banque mondiale qui s’en chargeront en réduisant notre marge de manœuvre.
En tant que chercheur, quelles recommandations pourriez-vous faire ?
Il faut penser « sécurité alimentaire» et commencer par constituer des stocks stratégiques de céréales capables de couvrir les besoin du Maroc pour une durée d’au moins 18 mois tant que les prix sont relativement abordables. Il faudrait également s’atteler à réformer d’urgence la Caisse de compensation en canalisant le budget vers les destinataires les plus nécessiteux. Une sortie à l’international en vue de lever des fonds auprès des marchés financiers n’est pas recommandable, car cela revient à ouvrir la boite de Pandore et prendre le chemin de la Grèce. Du fait des accords de libre-échange qui nous empêchent en ces temps de crise d’instaurer un protectionnisme ciblé, il faudrait sensibiliser l’opinion publique pour « consommer marocain ! », qui permettra à moyen terme de réduire le volume des importations sans violer les accords de libre-échange, tout en stimulant la consommation et donc la production de l’économie nationale, permettant d’augmenter les recettes fiscales et, de facto, de réduire le déficit public. Autre proposition, celle de resserrer de façon drastique le contrôle des changes à tous les niveaux en réduisant les dotations en devises, et en stoppant la fuite des capitaux en recourant à tous les moyens techniques et juridiques disponibles. De limiter de façon temporaire les investissements en devises à l’étranger des banques et entreprises marocaines en surtaxant ces sorties de capitaux et, enfin, de créer un «fonds d’urgence d’aide aux agriculteurs» financé à taux préférentiel, voire à taux zéro, aussi bien par l’Etat que par les banques marocaines.