L’année 2011 appartient désormais au passé. Mais elle restera indubitablement une date charnière dans l’histoire du monde arabe du début du troisième millénaire. Elle est surtout l’année où tous les imprévus, que l’on croyait d’ailleurs irréalisables, furent accomplis. Émerveillé, le monde entier a, en effet, assisté, durant les 365 jours qui se sont écoulés, à l’éclatement d’une colère populaire se propageant avec une vitesse inouïe dans différents pays, à l’effondrement de quatre régimes politiques, au déclenchement d’une guerre civile en Libye ayant entraîné une intervention militaire étrangère, à la mort de plusieurs milliers de personnes donnant lieu à d’insupportables scènes d’horreur, à l’adoption de nouvelles constitutions, à l’avènement de nouvelles élites politiques, etc. Jamais pareils événements ne s’étaient succédé, en fait, dans un si court laps de temps.
De tels bouleversements ne sauraient être, évidemment, attribués à l’action isolée d’une seule personne. Ils sont plutôt le résultat d’une multitude de causes, de natures variées, ayant, parfois, leurs racines dans un passé lointain.
Cependant, nous pensons que l’un des éléments qui contribuèrent le plus à la genèse de cet impressionnant tourbillon politique fut l’incapacité de certains régimes arabes à suivre les changements profonds des sociétés. Ignorant, apparemment, qu’un système politique est soumis, à l’instar de tous les organismes vivants, à l’implacable alternative : s’adapter ou disparaître, les autocrates arabes déployaient tous les efforts pour maintenir leurs Etats à la marge de l’histoire. Une volonté traduite par la mise en place d’un modèle de gouvernance que Jean-François Daguzan qualifie de « stabilité autoritaire ». Un modèle que l’on peut résumer dans quelques lignes.
En effet, durant plusieurs décennies, une bonne partie de pays arabes furent dirigés par des maîtres absolus dont l’unique obsession fut d’assouvir leur désir de domination. À leurs yeux, le véritable homme d’Etat est celui qui garde son pouvoir le plus longtemps possible sans s’inquiéter des méthodes utilisées. Les peuples, auxquels on défendait de raisonner, devaient, eux, faire preuve de la plus servile des obéissances. À cette fin, les dictateurs arabes consacrèrent de considérables ressources à développer leurs services de sécurité. Des monstrueuses machines de répression qui avaient pour mission essentielle de faire taire toutes les voix dissidentes où elles se trouvent. D’ailleurs, les formules, comme droits de l’Homme et libertés publiques, ne furent, à vrai dire, que des mots vides de sens qui servaient d’un simple ornement aux discours des autocrates.
Se plaçant ainsi au-dessus de toute critique, les dictateurs déchus n’étaient soumis à aucune contrainte de quelque nature qu’elle soit. C’est ce qui explique le mépris profond qu’ils éprouvaient envers tous les instruments démocratiques susceptibles de limiter leur pouvoir : constitution, lois, assemblées représentatives, etc. Certes, des élections furent organisées, mais celles-ci n’avaient pour but que de renforcer la main mise du chef et de son parti sur toutes les institutions de l’Etat. En Libye, « le guide de la révolution » était allé jusqu’à interdire les organisations partisanes, assimilant, de ce fait, toute appartenance politique à une trahison. À cette pétrification politique, s’ajoutent aussi d’autres symptômes de la dépravation sociale comme la corruption et le népotisme.
C’est ce contexte politique et économique malsain qui nous fait comprendre, en grande partie, l’immobilisme de l’homme arabe. Un immobilisme structurel qui s’observe aussi bien chez les élites que chez le citoyen ordinaire et dont les traits caractéristiques sont, entre autres, un manque chronique de l’initiative privée, un dédain profond de la politique, une absence de tout espoir en l’avenir. C’est peut-être ce constat affligeant qui fait croire à Dominique Moïsi, lorsqu’il dresse la cartographie des émotions qui gouvernent le monde actuel, que le sentiment prédominant dans la majorité des pays arabo-musulmans est celui de l’humiliation. Un sentiment qui accule beaucoup d’Arabes à quitter leurs pays vers d’autres cieux où l’être humain est vénéré quel qu’il soit. Cet exode massif devait fatalement conduire à la déperdition d’une partie importante des ressources humaines, véritable richesse des nations.
Avec pareilles conditions, l’écroulement de ces dictatures vermoulues suite à un soulèvement de la population humiliée était inévitable. Ainsi, il a suffi de l’immolation d’un jeune Tunisien, événement qui n’aurait, sans doute, constitué qu’un simple fait divers quelques années auparavant, pour que des millions de jeunes surgissent de nulle part exigeant, et sans délai, le départ des vieux potentats. Il s’agit en l’occurrence de cette intrépide jeunesse qui s’était forgée, à l’insu des régimes et loin de leur censure, notamment sur Internet, une mentalité nouvelle incompatible avec les méthodes archaïques de gouvernance qu’on refusait d’abandonner. Pensant et sentant de façon différente à celle des générations passées, ces jeunes conçoivent la vie autrement. Par conséquent, les images que leur évoquent certaines expressions diffèrent complètement de celles éveillées par les mêmes expressions dans l’esprit de leurs pères. Il en va ainsi, par exemple, du mot patrie. Confondue,en effet, à l’époque coloniale, avec des formules telles qu’indépendance et souveraineté, le terme patrie évoque chez nos jeunes, un demi-siècle après, le rêve d’un espace d’épanouissement où chacun puisse jouir pleinement des délices offerts par la vie moderne. Une grande espérance qui ne tarda pas à revêtir la forme d’un idéal mystique dont l’objectif principal fut, avant tout, de se débarrasser de ces régimes anachroniques qui l’asphyxiaient avec l’étroitesse d’esprit de leurs dirigeants et la rigidité de leurs institutions.
Maintenant, ce sont d’autres élites qui se chargent de la gestion de la chose publique. Appartenant à des classes politiques conservatrices, ces nouveaux gouvernements sont en train de faire naître, de par leur proximité avec les couches sociales défavorisées notamment, le grand espoir d’édifier, sur les débris des anciens régimes, d’autres plus démocratiques et plus transparents. Certes, il n’y a pas un esprit un peu lucide qui n’entrevoit l’immensité d’une telle entreprise. Les édifices sociaux hérités des dictatures sont, en effet, trop fragilisés. Les maux qui les rongent sont innombrables. Ils s’étendent du non-respect des constitutions et des lois à la mauvaise gestion des plus anodins besoins des citoyens, en passant par le taux trop élevé du chômage, l’inique répartition des richesses, les grandes défaillances des systèmes éducatifs et sanitaires, le profond sommeil où sombre la recherche scientifique, l’imparfaite intégration de la femme dans la société… À cet incroyable amas de problèmes politiques, sociaux et économiques, s’ajoutent, en outre, les répercussions dévastatrices de la crise économique mondiale.
Résoudre à la fois toutes ces énigmes, des solutions desquelles dépend l’avenir des pays arabes, est évidemment une lourde tâche. Et il est impossible de dire, au moment où nous écrivons ces lignes, si les actions des nouveaux dirigeants seront en mesure de réduire les déficits accumulés ou non. Ce dont nous sommes certains, en revanche, c’est qu’il est temps d’inculquer aux générations futures les qualités de caractère qui font la grandeur des nations : l’initiative, la volonté, le sens du devoir, le goût de l’aventure, la domination de soi-même, le bon jugement, etc. Des aptitudes qui permettront, sans aucun doute, à nos enfants de se façonner une place dans le monde incertain de demain.
