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La question du comportement sur les routes

Par Abdelkarim Belhaj
Professeur de psychologie sociale et du travail Faculté des lettres et des sciences humaines, Université Mohammed V-Agdal-Rabat.

La question du comportement sur les routes
Ce n’est pas la route qui tue, mais l’état d’esprit des mauvais conducteurs.

Le drame de Tichka, survenu dernièrement, est un cas typiquement alarmant qui vient s’ajouter aux problèmes survenant dans le contexte routier, dont la responsabilité humaine avec ses aspects indifférenciés est, dans l’état actuel des choses, bien avérée, particulièrement pour le comportement engagé qui se démarque en tant qu’élément révélateur et qui parait être l’objet à revisiter par excellence. Dans ce cadre, on ne peut que constater que la recrudescence des accidents de la route et le caractère plus que préoccupant qui les accompagne continue à se poser comme un sérieux fléau. Pour ce qui est des explications et des argumentations, elles abondent dans tous les sens, évoquant, à l’occasion, des logiques aussi diverses qu’hétérogènes, allant des causes internes ayant traits aux conducteurs jusqu’aux causes externes renvoyant aux différentes conditions sociales et matérielles qui sont supposées avoir un quelconque lien avec la conduite routière.
Dans un texte antérieur, nous avons souligné l’importance que requiert le comportement dans la problématique des accidents de la circulation qui prévaut dans ce contexte, et il parait qu’il reste une question bien épineuse sans qu’il y ait de réponse permettant une visibilité. Cela ne veut pas dire, pour autant, que le comportement est le seul facteur explicatif pour rendre compte de cette problématique. Mais la question se pose de manière sensible et se trouve maintenant pointée du doigt en faisant l’objet de dénonciation de toutes parts.
La question du comportement revient, donc, avec force, car il n’y a pas lieu de se détourner de cette réalité de la conduite routière et de situer les causes ailleurs. Bien entendu, il ne s’agit pas de déterminer des modalités particulières du comportement auxquelles peuvent être attribués les accidents ou les mauvais usages observés dans l’espace routier, non plus de mettre la conduite routière ou le non-respect du code sur le compte du seul comportement. En fait, pour le présent propos, il est question du comportement dans cet espace et dans tous ses états, aussi manifestes que latents. C’est-à-dire que le comportement des différentes parties concernées par l’espace routier est à interroger incessamment. D’autant plus que c’est un comportement qu’il n’y a pas lieu de qualifier d’inadapté ou d’anormal, car il est plus ou moins adopté selon une logique qu’il est temps de sonder, de même que ce sont des formes d’adaptation et de normalité qui interpellent constamment, qui laissant beaucoup à désirer et doivent être reconsidérées dans leurs dimensions sociales et culturelles.
D’ailleurs, les différents maux qui se retrouvent croisés dans l’un et l’autre des problèmes relatifs à la conduite routière ne sont pas à dissocier des comportements qui en sont responsables directement ou indirectement. Mais, tout compte fait, bien que la question mérite d’être soulevée avec toute la rigueur que cela nécessite, il reste à définir le sens du comportement selon des paradigmes scientifiques évidents et dans sa logique socioculturelle, et ce avant d’engager une prospection ou d’en proposer les traitements adéquats.
À cet égard, il est à relever qu’on parle souvent du non-respect du Code de la route, mais, en fait, de quel respect s’agit-il ? Et quel est le sens attribué au respect ? Le non-respect du code n’est-il pas synonyme du non-respect de la loi en général ou de l’ordre ? Ne serait-on pas devant un enjeu traduisant le non-respect de la vie en société ? Certes, ce sont des interrogations qui dépassent le cadre conceptuel du comportement, mais dont la portée est révélatrice d’enseignement à méditer.
Selon une appréciation exploratoire, il s’agit d’un comportement qui n’est pas propre à la pratique de la route, mais qui paraît être socialem    ent et culturellement caractéristique. Or ce comportement n’est pas réductible à une forme de réaction, car il reste largement et fondamentalement guidé par la perception et la représentation qui l’animent. Cependant, ce comportement étant ce qu’il est dans sa modalité déviante et comme facteur engendrant des problèmes, il doit être approché dans sa globalité si on veut en déterminer le sens.
Il est certain que les manifestations des comportements incriminés sont propres à une situation ou un problème, de même que les causes peuvent être marquées par une variabilité, mais la dominante qui prévaut chez la population impliquée dans l’usage irrégulier de la route (conducteurs, chauffeurs, motocyclistes, cyclistes, piétons…) ne fait pas de doute quant à ses aspects communs. Lorsque le comportement de ces populations est déjà caractérisé par une normalisation et une forme de conformité avec l’esprit et les pratiques qui prévalent dans la société, les problèmes surgissant dans le cadre de la route sont perçus comme une déviance qui doit faire l’objet de mesures coercitives conséquentes. Mais lorsque cette normalisation et cette conformité posent problème en ce qu’elles présentent des défaillances, la démarche à adopter semble être toute autre.
Ainsi, les efforts qu’il y a lieu de déployer dans le cadre de la gestion des fléaux résultant de la conduite routière sont à inscrire dans une dynamique, non seulement communicative et préventive, mais également, et surtout, évaluative et préventive. Car les causes qui sont à inférer de cette conduite sont à saisir au regard de l’esprit qui les anime dans les différents espaces routiers (urbains, ruraux, en rase campagne...) et ne pas se limiter à les apprécier dans une vision restreinte ou réductible à une circonstance particulière.

Par ailleurs et à l’observer de près, pour ce qui concerne notre rapport avec les problèmes de la route (traitement, résolution, réaction, appréhension...), celui-ci parait reposer sur le fatalisme et la résignation et non pas sur la logique et la raison, et ce bien que les causes aient une existence réelle et effective, depuis les infrastructures (l’état des routes...), la logistique (Code et organisation) jusqu’aux usages (passages, encombrement, infractions...). C’est-à-dire, que face à ce genre de problèmes, les solutions ne consistent pas à mobiliser des ressources savantes, ou à intervenir selon une recette magique, comme pour le cas du nouveau code qui a vu son application comme étant la solution tant espérée et la mieux adaptée selon ses promoteurs, alors que les choses connaissent, depuis, une issue autre que celle prévue.
Il est bien établi, maintenant, que la route comme espace public est devenue le lieu de tous les risques et dangers menaçant la vie humaine. Alors, par la force des événements fâcheux que se partagent les voies de cet espace jusqu’à en marquer le paysage du fait de l’accueil de bon nombre d’attitudes ayant trait à l’intolérance et à l’insociabilité dans leurs aspects individuels et collectifs, la tendance conséquente est celle de rendre cet espace public lui-même comme le chef-lieu des comportements délictueux. Car les accidents de la circulation ou de la route sont là pour traduire une réalité dommageable à bien des égards pour le commun des mortels et pour la société.
Cependant, il y a lieu d’observer que les multiples messages de communication engagés depuis longtemps et jusqu’à ce jour dans les campagnes de sensibilisation contre les accidents de la circulation ont toujours eu pour cible le comportement. Bien que louables dans leur élaboration et dans la qualité de la démarche qui les mobilise, il n’en demeure pas moins qu’ils paraissent ne pas avoir eu d’effets notables. De ce fait, le comportement dans sa portée déviante et qui est censé changer, à la suite des conseils ou des prédications, se trouve envisagé dans une perspective idéalisante.
À cet égard, bien que le problème, non seulement du manque de respect du code, mais surtout des accidents, perdure et continue de faire des ravages, on note que les diverses actions menées ici ou là pour y faire face, poursuivent les mêmes procédures et opérations, qui ont, certes, une validité techniquement prouvée dans d’autres contrées et auprès d’autres populations, mais on néglige, soit par méconnaissance ou par inadvertance, le fait qu’il y a des spécificités sociohistoriques et culturelles qui conditionnent les dispositions des populations locales à la réception de ces actions et l’adaptation qui en est faite. L’observation continue des réalités routières montre qu’il y a une tendance consciente ou inconsciente à résister à ces messages, et donc un phénomène de résistance au changement qu’une investigation psychosociale pourrait éclaircir.
Ceci étant, et bien que les problèmes de la route aient toujours été associés à des questions d’éducation, non seulement routière, mais de manière générale, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit plus d’une question d’incivilité qui relève de l’irrévérence, de la transgression et du délictuel. Ce qui justifie inéluctablement le procès de l’éducation dans sa globalité. À cet égard, tout le monde s’accorde à dire que ce sont les lois ne sont pas observées comme il se doit. Or les lois existent et le Maroc est doté d’un arsenal juridique très important qui peut régler beaucoup de problèmes. Mais, il faut être naïf ou dupe pour croire qu’une loi peut changer les comportements ou les pratiques !
Quant aux conducteurs qui sont les plus stigmatisés dans cette problématique routière, ils connaissent bien le Code de la route (qui est souvent incriminé aussi), notamment depuis l’instauration de ce dernier il y a deux ans, mais ce qui parait l’emporter dans la pratique c’est la transgression. Or des actes de transgression peuvent être attaqués de front seulement par des actions de conscientisation ou des mesures de contrôle occasionnelles, mais méritent bien une évaluation afin de réfléchir à des opérations pertinentes.
Par ailleurs, il y a lieu d’opérer une dédramatisation et s’abstenir de qualifier les accidents de guerre en général, ou de guerre civile. Non, il ne s’agit nullement d’une guerre, car celle-ci renvoie au conflit, et ce n’est pas une guerre civile, vu que celle-ci suggère un combat armé. Dans les deux cas, il s’agirait d’un problème qui implique directement l’État en tant que partie. Ce qui n’est pas le cas en ce qui concerne les accidents de la route, lesquels engagent des responsabilités individuelles. Donc, l’usage terminologique, même sous une forme métaphorique ou par extension analogique, tend à l’amalgame plus qu’il ne décrit une réalité ou aide à en saisir la dialectique.
Certes, le caractère violent et meurtrier de ces drames qui entachent les routes est un fait, mais il ne devrait pas être représenté comme étant synonyme de guerre, car cela remet en cause notre humanité, notre citoyenneté ou notre engagement sociétal. Mais, peut-être qu’il serait approprié de parler de délinquance nécessitant un traitement à sa mesure, compte tenu du fait que les comportements qui lui sont associés dénotent l’imprudence.
Il n’y a pas de doute que des programmes d’études admettant le diagnostic et l’évaluation des quelques pratiques se rapportant à la sécurité routière sont la meilleure options pour plus d’explicitation de l’état des lieux et pour dégager des pistes d’action certaines. Ainsi, à notre avis, les problématiques relatives à la dangerosité des usages de la route et des comportements qui en dépendent ne peuvent être mieux explicitées que par un questionnement répondant à une démarche scientifique. On ne cessera de le rappeler, tant que ces problématiques perdurent, il n’y a que l’interrogation et l’explication scientifiques qui peuvent définir la typologie du comportement dans ces différents cas de figure et en préciser la forme et les modalités.
Ainsi, on peut avancer, compte tenu de multiples constats, que les véritables motifs qui animent le comportement routier sont à chercher dans le cadre d’un raisonnement psychologique et dépasser toute approche fondée sur un mode herméneutique simplificateur ou porté par des impressions ou par un quelconque genre discursif. Il est important que la route et les usages qui la traversent fassent l’objet d’un diagnostic systématique mobilisant les savoirs pertinents, à commencer par définir les facteurs significatifs qui sont à repérer dans le profil psychologique de notre être social concerné pas la pratique de la route, en l’occurrence scruter le facteur comportemental.

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