Le Matin : Vous vous êtes intéressé à la crise elle-même, mais également à ce qu’elle induit, comme ce que vous appelez la multipolarité économique et le rééquilibrage des zones et des dynamiques du développement. Comment expliquez-vous ces inflexions fortes qui changent l’ordre du monde ?
M’Hamed Zriouli : Les processus progressifs de construction des économies nationales, de restructuration, de libéralisation et d’intégration dans l’économie mondiale ont débouché sur la montée en force de nouveaux espaces géoéconomiques et géographiques qui se caractérisent par leur dynamisme, leur attractivité et leur capacité de production et d’innovation.
La montée fulgurante des économies émergentes dans les filières et les chaînes de valeurs mondiales leur permet de s’affirmer aujourd’hui et de s’imposer demain comme des espaces concurrentiels et compétitifs et des contributeurs majeurs à la production de la valeur ajoutée, des emplois, des technologies et des savoir-faire à l’échelle régionale, continentale, voire mondiale. La libération politique et l’émergence géoéconomique, sociopolitique et culturelle des Suds sont devenues aujourd’hui des réalités tangibles qui structurent le système de l’économie mondiale, car les pays émergents d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine s’affirment actuellement comme des leaders économiques régionaux et des moteurs de la croissance économique mondiale. Selon la Banque Mondiale (Global Development Horizons 2011), «la part des pays émergents et des pays en développement dans les flux de commerce mondial est passée de 25% en 1995 à 42% en 2010 (…), et ceux-ci détiennent 75% des réserves mondiales de devises et leurs fonds souverains et organismes financiers sont devenus une source importante des flux d’investissements internationaux, sachant que les risques liés à leurs investissements ont fortement décliné» (…) La croissance mondiale sera générée pour plus de la moitié dans six pays émergents à l’horizon 2025 (Brésil, Chine, Inde, Indonésie, Corée du Sud, Russie), ouvrant la voie à la montée d’une nouvelle économie globale fondée sur un monde économique multipolaire avec un chaînage complexe des Nords et des Suds.
Parmi les pays du Sud, il y a des pays émergents, mais pour simplifier on dira que certains sont plus émergents que d’autres ? Quels constats faites-vous quant aux différences de rythme de croissance ? Et de quelle manière ces pays vont-ils supplanter ceux du Nord ?
Les pays émergents, constitués d’un premier cercle de pays dénommés les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), ont conquis leur statut et leur position après les traumatismes de la colonisation, la conquête de leur indépendance politique et après des décennies d’exploitation et d’échange inégal. Aujourd’hui moteur de propulsion de la production des richesses à l’échelle mondiale, ces pays sont les vecteurs de la multipolarité économique mondiale et contribuent de manière substantielle aux dynamiques du développement à l’échelle planétaire. Cette multipolarité est en train d’évoluer en faveur d’un deuxième cercle des N11 (les 11 nouveaux émergents : Indonésie, Mexique, Turquie, Nigeria, Philippines, Iran, Arabie saoudite, Afrique du Sud, Thaïlande, Vietnam et Vénézuéla) et même d’un troisième cercle incluant notamment le Maroc, l’Algérie et d’autres pays arabes. Les pays émergents vont supplanter le club des pays développés, voire les surpasser dans les prochaines années en matière de contribution au PIB mondial, à la création d’emplois, aux brevets de recherche et aux innovations et à la production de technologies de pointe… Selon «les perspectives de croissance économique globale de l’OCDE à long terme : Horizon 2060», les deux pays émergents (Chine et Inde) qui représentent (sur la base des PPA de 2005) 17% et 7% respectivement du PIB global en 2011, vont dépasser pour la première la zone euro en 2012 et les USA quelques années plus tard, alors que la seconde passera un ou deux ans plus tard devant le Japon. A l’horizon 2025, le PIB cumulé de ces deux géants pèsera plus lourd que celui des sept principales économies (G7) de l’OCDE dans le PIB mondial et représentera 1,5 fois leur PIB en 2060, alors qu’il n’en constitue même pas la moitié en 2010, et dépassera celui de l’ensemble des pays de l’OCDE à cet horizon, alors qu’il n’en représente que le tiers en 2011. Face au déséquilibre entre le poids économique croissant des pays émergents du Sud et leur rôle quasi inexistant dans le système monétaire international, la gouvernance de cette multipolarité économique globale exigera une réévaluation des trois fondements de l’approche conventionnelle de la gouvernance économique et financière globale, à savoir le lien entre concentration du pouvoir économique et stabilité, l’axe Nord/Sud des flux de capitaux et la centralité du dollar américain dans le système monétaire global. Selon la Banque Mondiale (Global Development Horizons 2011), trois scénarios potentiels pointent à l’horizon : avec le premier scénario, c’est le statu quo centré sur le dollar américain, le scénario 2 permet d’aller vers un système monétaire basé sur plusieurs devises (dollar, euro, livre sterling, rinminbi la monnaie chinoise ou une autre devise spécifique pour la zone asiatique), et avec le scénario 3 il y a un système monétaire international basé sur les DTS comme principale monnaie internationale.
Des trois scénarios, c’est le système à plusieurs devises internationales qui paraît souhaitable, mais celui-ci comporte des risques d’instabilité en termes de volatilité des taux de change. Dès lors, le recours élargi aux Droits de tirage spéciaux (établis par le FMI comme unité de réserve internationale indexée sur quatre devises dollar US, euro, yen japonnais et livre sterling) pourrait aider à faire face aux risques d’instabilité financière globale à court terme et à juguler les coûts liés à la volatilité des devises… La structuration du système de l’économie mondiale ne devrait plus être commandée exclusivement par la suprématie du commerce et du libre-échangisme et la spéculation financière sous la domination du Nord, mais par l’affirmation d’un monde multipolaire, avec des pôles tirés par les pays développés, d’autres tirés par les pays du Sud et d’autres produits de partenariats stratégiques équilibrés Nord/Sud. Cette multipolarité économique doit être renforcée et consolidée dans le cadre du rééquilibrage des nouvelles dynamiques économiques de croissance, de développement et d’innovation à l’échelle planétaire, marquées par leur complexité et leur interdépendance.
La Russie préside depuis le début décembre le G20 ; ce qui pourrait permettre la reconnaissance des Suds dans le système de gouvernance mondiale et un meilleur équilibre. Une première réunion des ministres des Finances et des représentants des Banques centrales des pays du G20 est prévue à Moscou les 15 et 16 février 2013. Comment et par quels moyens peut-on avancer vers une meilleure gouvernance mondiale ?
L’interdépendance des économies nationales au sein du système de l’économie mondiale s’est accélérée au cours des vingt dernières années, à travers la libéralisation des échanges commerciaux, les rapports de coopération, les flux d’investissement, les flux financiers, les réserves en devises, les flux migratoires, les transferts, l’endettement extérieur, les sommets mondiaux… En raison de leur contribution croissante aux dynamiques de l’économie mondiale, les pays du Sud sont légitimement en droit de prendre une part active aux systèmes de gouvernance mondiale. Même si les modalités et les mécanismes d’élargissement de la participation des Suds méritent des investigations approfondies, ceux-ci peuvent, d’ores et déjà, clarifier leur représentation au niveau du G20 et exiger d’être plus représentés au niveau du Conseil de sécurité, augmenter leurs quotes-parts en DTS dans le capital du FMI et leurs droits de vote, participer aux organes de décision stratégique de la BIRD, avoir plus de poids dans les organes spécialisés des Nations unies en termes de participation aux processus de prise de décision. La décision de transférer 6% des quotes-parts du FMI aux BRIC prise en 2010 (lors du doublement de ses quotes-parts) portera la part des pays en développement à 9% depuis l’augmentation de 2006. Cette part devrait être fortement rehaussée pour correspondre à leur poids économique et financier et à leur droit légitime de contribuer aux processus de décision au sein du FMI (et de la BIRD). Faut-il rappeler que les quotes-parts d’un pays membre sont une moyenne pondérée du PIB (50%), de la croissance (15%), du degré d’ouverture (30%) et du stock de devises (5%) ? L’objectif ultime est de permettre aux pays émergents du Sud et à l’ensemble des pays en développement de défendre leurs positions et de participer à la prise de décision et à l’élaboration des stratégies et des politiques de développement, sur des bases paritaires et sur le même pied d’égalité avec les pays du Nord, dans le respect de leur autonomie nationale de décision. La gestion de l’interdépendance impliquera des droits pour eux, mais également des devoirs, et imposera des sacrifices, mais ouvrira aussi des opportunités et des chances pour le développement dans le futur. Face aux inégalités de richesses et de chances creusées par le développement et l’échange inégal généré par les premières phases de la mondialisation, la multipolarité et l’interdépendance n’auraient leur pleine signification que si les pays du Sud procèdent à la refondation de leurs trajectoires futures de développement. Cette refondation doit être plus attentive à l’inclusion économique et à la cohésion sociale et les inciter à compter sur eux-mêmes, sur la base du développement endogène.
On pourra se demander si c’est la voie qui est prise et si réellement on peut parler de développement endogène et développement humain durable dans les pays du Sud ?
Ce que l’on constate, c’est que les dynamiques de la mondialisation montrent paradoxalement que les pays qui parviennent le plus à en tirer profit sont ceux-là mêmes qui ont tablé sur les exportations et l’ouverture au marché mondial, tout en diversifiant leurs économies et en élargissant progressivement leurs marchés intérieurs. La compétitivité et l’attractivité des économies émergentes et leur intégration structurelle dans leur environnement régional ou continental seront fortement déterminées, et plus que par le passé, par leur capacité à réussir à moyen et long terme un développement endogène fondé sur l’exploitation intégrée de leurs potentiels endogènes, la construction d’avantages compétitifs et la priorité stratégique au développement humain durable. C’est sans nul doute la voie la plus prometteuse pour les pays du Sud de se soustraire à la dépendance excessive du marché mondial et aux rapports déséquilibrés et dissymétriques d’échange et de coopération, ainsi qu’aux cercles vicieux de l’endettement extérieur excessif et ses implications négatives sur la sauvegarde de l’autonomie nationale de décision et le libre exercice de la souveraineté nationale. La centralité des paradigmes de développement endogène et de développement humain durable des pays du Sud a pour signification profonde d’assurer une profonde réorientation des logiques, des dynamiques et des finalités de la mondialisation économique, pour les rendre plus inclusives et plus réceptives et reconnaissantes des choix et des intérêts stratégiques des pays du Sud dans leurs rapports d’échange, de coopération et de partenariat avec les pays du Nord, sur des bases complémentaires, équitables, équilibrées et bénéfiques pour tous. Il s’agit sans nul doute d’une rupture profonde des logiques qui ont fondé les approches de développement, les rapports dissymétriques de coopération et d’échange entre les pays du Nord et ceux du Sud et la création de zones de libre-échange. Car l’échange et le commerce ne sont pas des finalités, mais constituent plutôt des moyens pour assurer le développement des économies et le progrès des sociétés. Dans le contexte de l’ouverture et de la libéralisation, l’échange doit être bénéfique pour tous dans le respect des règles du jeu, selon les avantages comparatifs naturels, les avantages compétitifs construits et les accords d’une coopération équilibrée et profitable pour tous.
Dans ce partenariat stratégique multilatéral, quel pourrait être le rôle de la région euro-méditerranéenne et quelles sont les chances pour celle-ci d’exister ?
L’affirmation du multilatéralisme stratégique avec un rôle accru pour les pays du Sud permettra la gestion commune des grandes problématiques du développement, de la coopération et des échanges, la recherche de consensus sur les voies et les moyens appropriés pour affronter les défis du futur en matière de sécurité, de paix, de règlement des conflits régionaux, de développement, de migration, de lutte contre les trafics de toutes sortes, le terrorisme, la criminalité, mais également en matière de traitement des crises économiques, sociales et financières des pays du Nord et de leurs implications dans le développement des pays du Sud… La région euro-méditerranéenne est l’exemple typique d’un partenariat contrarié, de rapports de coopération et d’échange déséquilibrés et d’une forte concentration de conflits régionaux et sous-régionaux qui menacent la sécurité, la paix et le développement dans le monde. Outre la volonté politique et l’engagement réel des grandes puissances, le leadership des dirigeants des pays du pourtour méditerranéen doit être affirmé et traduit en décisions concrètes, avec l’implication des parlements et des représentants des organisations patronales et syndicales, des ONG et des pouvoirs régionaux légitimes. Dans ce cadre, l’Euro-Med constituera incontestablement un véritable laboratoire du futur pour l’expérimentation d’approches nouvelles et à géométrie variable, pour un partenariat stratégique et un rééquilibrage des rapports Nord/Sud et Sud/Sud. Parité, égalité, efficacité, proximité, consensus politique et combinaison des démarches top down et down up, programmation stratégique pluriannuelle des projets et des montages financiers cohérents, avec l’association des organisations régionales et sous-régionales… tels sont les clefs de réussite de ce partenariat stratégique multilatéral euroméditerranéen, qui peut être un catalyseur pour un régionalisme (intégration régionale) ouvert à l’échelle du Maghreb, du monde arabe et des pays d’Afrique subsaharienne, dans le cadre d’une Union Euro-Arabe et d’une Union arabo-africaine. La même démarche guidée par les mêmes finalités peut fonder une approche pour un multilatéralisme stratégique et le rééquilibrage des rapports Nord/Sud et Sud/Sud à l’échelle de l’Atlantique (entre les Amériques, l’Afrique et l’Europe occidentale) et à l’échelle du Pacifique (entre les pays de l’Asie : Chine, Japon, Inde, Russie, dragons asiatiques...), parfaitement en phase avec les impératifs d’une nouvelle régulation du système de l’économie mondiale, qui soit conforme à l’émergence des Suds dans un monde global multipolaire et interdépendant.
