Bien que le mois sacré du Ramadan soit synonyme de pardon et de piété et donc, l’occasion rêvée de se repentir et de se débarrasser de tous ses «démons», certains jeûneurs ont beaucoup de mal à éviter quelques mauvaises habitudes et même à s’en inventer des nouvelles.
Ce genre de comportement est appelé en sociologie, la dissonance cognitive. «Lorsqu’une personne dispose, en même temps de deux ou plusieurs cognitions incohérentes entre elles (lorsqu’une idée implique une autre qui va à son encontre), capables d’entrainer un état d’activation psychologique déplaisant. C’est-à-dire une dissonance. À cet effet et en réaction à un tel cas, l’individu s’appliquera à mettre en œuvre des stratégies inconscientes visant à rétablir son équilibre cognitif. En ce sens que l’individu tend à éliminer les faits de pensée ou les faits comportementaux présents en lui et qui sont contradictoires à partir d’une rationalisation, et ce, en changeant de comportement et d’opinion ou en adoptant d’autres par exemple», explique Abdelkarim Belhaj, professeur de psychologie sociale à l’Université Mohammed V de Rabat.
Hachich VS alcool
C’est le cas d’Issam, 36 ans. Un buveur invétéré qui se convertit en fumeur de l’herbe pendant le mois sacré du Ramadan. Il explique cette situation par le fait que selon lui, un joint ne produit pas les mêmes effets d’étourdissements et revêt donc un aspect plus «halal» qu’un verre d’alcool. Histoire de se donner bonne conscience. «Je fume entre deux et six joints par soir. Ce n’est pas beaucoup, mais cela m’aide à compenser un peu mon abstinence d’alcool. Sachant que rien ne remplace celle-ci, ni ne produit les mêmes effets. Mais bon, c’est Ramadan. Donc on fait avec ce qu’on a, vu que les bars et les rayons d’alcool sont fermés en cette période. Heureusement que les dealers, eux, ne ferment pas boutiques», souligne-t-il.
Issam est loin d’être le seul, la preuve est que certains dealers de drogue avouent que leurs recettes augmentent durant le mois sacré de Ramadan. Selon eux, cette augmentation se fait grâce aux buveurs d’alcool.
Outre les fumeurs de «hachich», on compte aussi pendant le mois de Ramadan, les adeptes des jeux de hasard et des paris qui, non seulement continuent à jouer, parier et miser de l’argent, mais se cachent à peine durant sacré de Ramadan.
La soif du gain est la motivation principale de celui qui joue. Il perd bien souvent plus que ce qu’il ne gagne. Mais le parieur ne perd jamais espoir, il s’accroche et s’acharne. Il ne s’arrête jamais jusqu’au prochain gain. Un gain qui lui donne suffisamment confiance pour réessayer encore une fois, jusqu’à la création d’une dépendance tellement forte que même la sacralité du Ramadan ne l’aide pas à se repentir.
La sacralité du Ramadan n’empêche pas le jeu
«Mon mari joue depuis plus de 20 ans et je ne sais pas s’il va réussir un jour à se débarrasser de cette habitude. Même le mois sacré de Ramadan ne l’empêche pas de dépenser l’argent qu’on n’a pas. Chaque année, je prie Dieu pour qu’il l’aide à se repentir. Malheureusement, j’ai beau lui dire que c’est “Haram”» et qu’il ferait mieux de trouver un travail au lieu de passer ses journées dans les cafés à gaspiller l’argent que je peine à gagner, il ne veut rien entendre. Le pire c’est qu’il est totalement inconscient du tort qu’il nous fait et du pêché qu’il commet. Il continue à croire qu’un jour il gagnera le gros lot», confie désespérément Halima, épouse d’Ibrahim.
«Si le Ramadan est considéré comme une situation dans laquelle se conjuguent un temps particulier avec une pratique religieuse qui engage la communauté et qui rappelle la personne à se réconcilier avec soi-même en se vouant à Dieu tout en faisant preuve de vertu, de modestie, de patience et d’altruisme, il n’en demeure pas moins qu’une tendance en société, bien que s’appliquant à traduire dans les faits un engagement dans les règles, manifeste certaines attitudes incongrues. Non seulement pour les comportements qui sont adoptés le soir et qui paraissent allant dans le sens contraire de ceux du jour, compte tenu du fait que ces derniers s’inscrivent en conformité aux normes d’abstinence et de piété ; mais, aussi ceux qu’on remarque pendant le jeûne lui-même. Comme si l’abstinence ne s’applique que sur ce qui correspond à la satisfaction de la faim et de la soif, voire tout ce qui a trait à être avalé par voie orale ; quant à la satisfaction des autres besoins, elle n’est point l’objet d’astreinte par cette abstinence», indique le professeur Belhaj.
À titre d’illustration de ces comportements «inconduites» ou ces actions répréhensibles au regard, non seulement, des préceptes religieux, mais aussi de la morale et de l’esprit civique.
Les escroqueries, l’arnaque et les vols à l’arraché qui s’accentuent, les commérages et la médisance qui occupent les réunions interminables dans les terrasses des cafés, sans oublier le harcèlement et la drague qui sont entrepris dans les rues et les places publiques, notamment durant les soirées ramadanesques.
Ce principe, importé du Moyen-Orient, est devenu au fil des années l’un des incontournables du mois sacré, surtout avec l’avènement du Ramadan pendant la saison estivale. En effet, plusieurs cafés, restaurants et hôtels des grandes villes organisent des soirées animées tout au long du mois, avec au menu : chant, danse et spectacle, jusqu’à une heure tardive.
«Cette une bonne tendance. Grâce à ces spectacles, on peut compenser avec les longues journées du jeûne. On peut s’amuser et prendre du plaisir, parce qu’il ne faut pas oublier que c’est l’été. On est censé être en vacances, mais on ne peut même pas en profiter. Au moins avec cette initiative, on change d’air et fait de nouvelles rencontres», assure Lamiaa, 26 ans, qui insiste : «Il est vrai que certaines personnes prétendent qu’on n’a pas le droit de s’amuser pendant Ramadan, mais je pense que c’est totalement faux. Il n’y a rien qui interdise de se divertir et de se faire belle le soir. On ne jeûne pas le soir».
Des excès et des festivités pendant le Ramadan selon Loubna Lemseffer, psychologue
«Nous vivons un basculement de la dimension spirituelle du Ramadan vers une dimension plus ludique»
Le mois de Ramadan a pour but une retraite spirituelle afin de se rapprocher de Dieu. Mais paradoxalement, ce mois est aussi celui des excès et des festivités. En effet, les familles se précipitent sur les marchés pour des courses effrénées, les télévisions nous matraquent avec des sitcoms et des émissions humoristiques afin de passer de bons moments et les jeunes se rassemblent dans des cafés ou des cafés-«chichas» jusqu’à très tard le soir. D’un autre côté, il y a ceux qui pratiquent le jeûne à contrecœur, juste pour faire comme les autres ou pour ne pas se faire exclure. Donc ils attendent l’heure du «ftour» pour «décompresser». Sans oublier les jeunes qui sont en quête d’interdits et qui ne peuvent être assouvis pendant la journée de jeûne. Alors, ils réalisent, parfois à l’excès, une fois la nuit arrivée. Nous vivons un basculement de la dimension spirituelle du Ramadan vers une dimension plus ludique. Toutefois, il y a une distinction à faire entre la religion musulmane et la culture musulmane. Si chez certains la première est bien ancrée et vécue avec spiritualité, chez d’autres l’adoption cultuelle et traditionnelle du Ramadan leur fait, en effet, perdre la sacralité de ce mois et ils se limitent donc à ne pas boire et manger pendant la journée et faire tous les écarts en soirée. Tout cela dépend de l’éducation reçue, de l’entourage et de sa propre vision.
