Dans un monde en tension, traversé par des crises, des replis et par le rejet de l’autre, il est essentiel d’échanger, de parler, de dialoguer dans le respect. Dans ce sens, la rencontre de deux jours entre juges et journalistes des deux rives de la Méditerranée, organisée les 21 et 22 juin à Rabat par l’université des Nations unies et le CIDOB (Centre d’études et de documentation internationales de Barcelone) pour «situer les principes éthiques des uns et des autres en rapport à la fonction de contrôle social des pouvoirs publics», laisse à la fois un goût du contentement, mais aussi un goût d’inachevé, car ces débats auraient sans doute mérité, de par la qualité des intervenants venus d’Europe et du Maghreb, d’être largement suivis.
Les échanges et débats ont en effet été conduits avec brio et sérénité par Carlos Gomez Martinez, président de l’Audience provinciale des îles Baléares, et Noureddine Affaya, philosophe de l’Université de Rabat, qui présidaient tous deux le comité scientifique de la rencontre qui a porté sur des sujets importants, comme «l’indépendance des juges, la liberté des journalistes», «la publicité des procédures et la liberté d’expression : principes et contraintes», «l’image de la justice dans les médias, l’image des médias dans la justice», «les enjeux institutionnels et professionnels, régulation et déontologie».
S’il est important que les professionnels se parlent entre eux, que les juges rencontrent les journalistes en dehors des prétoires pour parler de ce qui va et, surtout, de ce qui ne va pas, comme le souligne Yolanda Onghena, qui coordonne le programme Dynamiques interculturelles au CIDOB, il est tout aussi important de prendre date pour remettre l’ouvrage sur la table, devant des publics intéressés de juges et journalistes. Car finalement, parler de justice, de juge et de journaliste et médias, c’est forcément parler du fonctionnement de la démocratie, comme l’ont fait avec lucidité nos collègues tunisiens, Siham Bensedrine, qui a créé en 2001 le Centre de Tunis pour la justice transitionnelle, Reda Kefi, auteur de plusieurs ouvrages, Lyadh Chaouchi, magistrat membre de la commission directrice de l’Observatoire tunisien de l’indépendance de la magistrature, qui rappelle les effets en Tunisie, aujourd’hui en transition, de «la déstructuration de la justice et de la presse par la dictature».
Mais sans doute, cette rencontre n’était-elle qu’un moment ponctuel, comme le souligne la coordinatrice, mais qui laissera à coup sûr des traces, comme le séminaire organisé en 2007 à Rabat sur «Être juge au Maroc et en Espagne», dont les actes viennent de paraître. Avec, dans l’intervention de Carlos Gomez Martinez, président de l’Audience provinciale des îles Baléares, un chapitre sur les juges et les médias qu’il nous faut méditer en ces temps d’emballage médiatique sur les scandales et les affaires qui vont se multiplier et qui rappelle «le danger de la fabrication des procès parallèles dans la presse ou la télévision où les procédures judiciaires sont converties en spectacle». Au passage, une phrase du juge Clark est rappelée, qui devrait être inscrite sur le marbre de la justice et de la presse : «l’accusé d’un crime a le droit d’être jugé dans une salle de justice, pas sur une place publique, ni dans un stade, ni dans un Colisée qui s’étend sur tout le pays». Ce que Simone Gaboriau, auteure de plusieurs ouvrages, résume par : «La justice est apparue pour remplacer le lynchage, qui est la justice par l’opinion publique». Mais comment agir quand les médias s’érigent eux-mêmes en tribunaux et que la justice, qui devrait être un droit garanti par la Constitution, les Conventions et les chartes internationales, n’est pas respectée par son propre corps ?
Et le juge et le journaliste, qui sont parfois alliés, d’autres fois concurrents, qui détiennent chacun une parcelle de pouvoir essentielle pour la démocratie, devraient aussi se souvenir qu’ils sont, selon le mot de Noureddine Affaya, «acteurs dans la construction de la démocratie, ce qui implique une lourde responsabilité». Car au fond et comme se le demande Simone Gaboriau, présidente de chambre honoraire à la Cour d’appel de Paris, qui a participé à la création de l’Association des magistrats européens pour la démocratie et les libertés (Medel), «ce qui réunit juges et journalistes, c’est la recherche de la vérité, la liberté, l’indépendance.
Les juges qui subissent des pressions ont un code de procédure à suivre et doivent tenir à distance les journalistes qui, certes, recherchent la vérité, mais qui doivent également suivre aussi des règles, respecter la présomption d’innocence». Mme Gaboriau a évoqué cette «alliance objective et souterraine entre presse et justice, qui est le moyen de mettre en lumière tout ce qui ne va pas bien dans le fonctionnement de la justice et, par ce moyen, une façon de garantir l’indépendance de la justice». La liberté de la presse permet un éclairage sur le fonctionnement ou le dysfonctionnement de la justice. Le manque d’indépendance de la justice peut aussi porter atteinte à l’indépendance des journalistes, et vice versa, comme c’est le cas en Russie, mais aussi dans nombre de pays d’Afrique.
Il reste qu’avec l’apparition des nouvelles technologies et des réseaux, on assiste à des bouleversements qui peuvent faire craindre pour l’indépendance de la justice. Le lynchage, cette justice de l’opinion n’est-elle pas en train de prendre place sur ces réseaux qui, pour notre consœur Carme Colomina, sont une «nouvelle façon d’user et de défendre la liberté d’information des citoyens» ? Mais ces réseaux sociaux sont sans doute comme la langue d’Ésope, la pire et la meilleure des choses… Même si notre confrère italien Jacopo Zanchini rappelle qu’«il ne faut pas confondre les médias sur internet avec les réseaux sociaux et l’opinion publique. Ce sont des choses différentes. Les réseaux sociaux peuvent être un véhicule de l’information, mais ce n’est pas de l’information en soi. Le rôle des médias étant de défendre la complexité, de prendre un peu de recul est d’expliquer aux lecteurs l’information». Ce à quoi répond le sociologue Cyril Lemieux qu’il faut travailler pour avoir un effet pédagogique qui valorise l’indépendance et qui permette aux citoyens de participer à la réflexion sur la justice. Il ne s’agit pas de communication institutionnelle, mais d’ouvrir les débats à la citoyenneté.
Le point de vue de notre consœur du journal «le Monde», Florence Hartmann, qui fut porte-parole et conseillère du procureur des Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda et qui enseigne aujourd’hui le journalisme d’investigation et l’éthique journalistique à l’Université de Sarajevo, rappelle que «si parfois il y a des tensions entre les médias et la justice, le droit est quand même très bien fait. Le droit permet de trancher et de demander à chacun d’être responsable. On peut y faire appel puisque ce sont des droits contenus dans des conventions internationales. Même si ces principes fondamentaux ne sont pas toujours appliqués par les systèmes de justice nationaux.
Mais il y a des mécanismes internationaux (CEDH) qui interviennent a posteriori pour les corriger. La crédibilité de la justice est indissociable, dit-elle, du principe de la transparence. Et cela implique que le journaliste puisse critiquer la justice. Le journaliste regarde là où ça ne le regarde pas, parce que c’est justement sa fonction, son devoir de journaliste, de transmettre l’information dont le public a besoin pour avoir une opinion sur les systèmes judiciaires. Lorsqu’il y a conflit entre la liberté d’expression et l’action de la justice, la limitation de la première doit être justifiée.
Il reste que la presse ne connaît pas assez bien le droit et, surtout, leurs droits. Et surtout que le temps de la justice n’est pas celui des médias.» Ce à quoi répond Carlos Gomez, après avoir rappelé le jeu de miroirs, que «les médias et les juges se trouvent face à face ou plutôt face à un vide. Pour une démocratie vraie, ils doivent renouveler leur ancienne alliance sous deux conditions, mieux se connaître, mais mieux distinguer les rôles des uns et des autres : la confusion a bénéficié seulement aux pouvoirs politiques et économiques. Les journalistes doivent respecter l’obligation du juge de rendre justice. Et le juge doit être capable de se détourner de l’opinion publique.
Mais tout cela ne peut se faire que si les enjeux institutionnels et professionnels de la régulation et de la déontologie sont clarifiés, thèmes décryptés par Sihem Bensedrine, Cyril Lemieux et Fahd Yata, qui présentent le rôle des conseils de presse, des codes et des différents organes de régulation, qui garantissent que «la liberté d’expression ne s’affranchisse pas des normes démocratiques».
Le sociologue Cyril Lemieux évoque «les règles de distanciation professionnelle, qui permettent au journaliste d’exercer comme il faut son métier : par exemple, le recoupement des informations, l’écoute des différentes parties d’un conflit, la séparation des faits et des commentaires, la non-soumission aux sources d’information et la recherche et l’investigation des faits. Tous ces principes d’autorégulation qui permettent d’augmenter l’autonomie professionnelle des journalistes».
C’est ainsi que les journalistes, dit-il, parviennent à mieux respecter une de leurs règles de distanciation professionnelle qu’il appelle la «polyphonie», autrement dit, le fait de donner la parole à l’ensemble des parties impliquées dans une compétition, un conflit ou un procès. Une règle à ne pas oublier en ces temps de multiplication de procès et d’affaires.
