«Je fais la navette depuis 15 ans, c’est un style de vie, un choix parce que je suis natif de Rabat, j’aime le confort qu’offre cette ville et je ne veux pas déménager à Casablanca», raconte Amine qui fait la navette depuis 1997. «J’ai aussi rencontré ma femme grâce à la navette, c’est devenu l’occasion privilégiée de nous parler en tête à tête sans les enfants autour», continue ce «navettiste» qui a trouvé son compte dans les aller-retour de la journée. En effet, la navette fait perdre 2 heures minimum aux habitués puisque les trajets font 50 minutes si on ne compte pas les retards ou encore les taxis pour emmener ces voyageurs à bon port. «Je me réveille à 6 h 30 tous les jours pour pouvoir arriver à mon travail à 9 h», dit Sanaa habituée de la navette depuis 5 ans. «C’est dur au début, mais on s’y fait, c’est l’occasion de travailler ou de lire, chose que je n’arrive jamais à faire chez moi». Effectivement, la navette favorise la lecture.
Certains choisissent d’écouter de la musique quand d’autres corrigent des copies ou rédigent des présentations pour la réunion matinale. Les filles bien organisées, qui gagnent ainsi, chaque matin, quelques précieuses minutes de sommeil, parce que, c’est bien connu, les nuits sont courtes, trouveront l’occasion idéale de se maquiller consciencieusement, miroir de poche dans une main, mascara, eye-liner, blush et rouge à lèvres dans l’autre, avec l’inévitable trousse de maquillage posée sur les genoux. La mobilité est devenue une condition nécessaire de la participation individuelle à la vie collective, et cela dans tous les domaines de la vie quotidienne», explique Abdelmajid Brahimi, sociologue. «La navette est composée d’un groupe d’individus à part qui ont choisi ce mode de vie et l’assume, certains y trouvent un moyen de faire plusieurs choses, d’autres de ne rien faire du tout justement. Cependant, on observe une tendance à l’individualisme, chacun est concentré sur sa vie, sa journée, ses problèmes», continue le spécialiste.
La sieste réparatrice
En effet, nombreux ceux sont qui choisissent l’option de la sieste récupératrice. « Même si je sais que je dois dormir tôt pour me réveiller tôt, je n’y arrive jamais. C’est pour cela que tous les matins, les 50 minutes de navette sont primordiales pour moi afin de récupérer mon manque de sommeil», nous confie Ibtissam, habituée de la navette depuis 8 ans. Cet individualisme, fait remarquer le sociologue est prouvé par le manque de solidarité pour revendiquer ses droits. «Les voyageurs vivent la même chose et devraient se sentir plus solidaires et porteurs des mêmes revendications. Plus encore, ils devraient profiter du fait qu’ils soient plusieurs pour demander le changement de ce qui ne va pas. Ensemble, ils arriveraient à se faire entendre», relève le sociologue. Une solidarité qui n’est pas d’actualité, car ces voyageurs du quotidien ont chacun leur préoccupation. Certains petits groupes se forment au sein du groupe : des amis d’enfance qui se retrouvent, des collègues qui se découvrent hors ambiance de travail, des affinités se créent, des amours naissent, des couples se forment, d’autres se déforment… Une vie à part dans un trajet à part.
Ainsi, ces 35 000 usagers de la navette Casablanca-Rabat ont choisi une ville au détriment de l’autre. Un choix douloureux pour certains contraints de s’adapter au quotidien de la navette et de faire des concessions. «Je ne peux pas sortir en semaine, boire un verre avec mes amis, je suis tellement fatigué que je n’ai qu’une seule envie : dormir», déclare Samir qui fait la navette depuis 1 an et demi. «Après 4 ans de navette, j’ai décidé d’habiter à Casablanca et de quitter ma ville natale, il m’était impossible de continuer à ce rythme, je n’avais plus de vie», explique Talal. Un choix à faire, un dilemme entre le confort moral et le confort physique, un compromis entre les affinités et la réalité, un quotidien que ces nomades vivent en laissant la part belle à l’aventure, aux rencontres et au mouvement…
