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Apprentis commerçants : des petits bonhommes à tout faire

Magasins, laiteries, épiceries, boulangeries… il est presque impossible de ne pas y trouver des «gamins» qui galèrent pour gagner leur vie.

Apprentis commerçants : des  petits bonhommes à tout faire
Le travail des enfants concerne 1,5% de l’ensemble des ménages marocains, soit plus de 123 000 enfants touchés.

Il est 9 h du matin, Ali, 35 ans, arrive à son lieu de travail pour s’assurer du bon déroulement de son commerce, une célèbre boulangerie à Casablanca qu’il a achetée il y a de cela quelques années. Lui, le petit paysan qui avait quitté sa famille, à l’âge de sept ans pour venir travailler à des centaines de kilomètres, dans une grande ville qu’il n’avait jamais visitée auparavant, a finalement réussi à devenir propriétaire d’un commerce dans lequel il a travaillé durant plus de 20 ans. «Je me souviens de l’enfant qu’il était. Un tout petit garçon qu’on arrivait à peine à distinguer derrière le comptoir, ce qui ne l’empêchait pas de s’empresser de servir les clients et se faire remarquer. C’était un garçon futé, ça se voyait qu’il allait réussir», raconte Fatima, une cliente de la boulangerie.

Et quelle réussite ! Après 23 ans à servir les clients, faire le ménage et s’adonner à toutes les tâches infâmes qu’on aurait pu lui ordonner, Ali a réussi à mettre de côté assez d’argent pour racheter la boulangerie et même lui redonner vie, après que celle-ci sombrait dans la faillite. «Je suis fier de ce que je suis devenu. J’ai beaucoup souffert avant d’en arriver là. J’étais privé de ma famille, je n’ai pas pu faire des études et surtout tout le monde me regardait de haut. Heureusement que j’ai eu la chance de travailler avec un homme honnête qui m’a appris les ficelles du métier et qui m’avait fixé un salaire hebdomadaire que je percevais sans faute», indique Ali. Une belle histoire qui fait naître l’envie de vivre une telle réussite. Cependant, tous les enfants qui travaillent dans ce genre de commerces n’ont pas cette chance.

Souffrance

Malheureusement, beaucoup d’entre eux voient leur rêve d’avoir une vie meilleure s’évaporer. «Lorsque mon oncle est venu me chercher dans mon village, pour que je vienne l’aider dans son commerce, il m’a promis monts et merveilles : vivre dans une grande ville (Rabat), devenir indépendant financièrement, pouvoir aider ma famille et scolariser mes petits frères, m’apprendre les astuces du métier… cela fait cinq ans que je trime avec lui et ma situation empire de jour en jour», confie tristement M’barek, 13 ans. Et d’expliquer : «Il est vrai que je dors chez lui, mais cela ne veut pas dire qu’il me traite comme son fils. Bien au contraire. Je dois me réveiller à 5 h 30, chaque matin, pour faire le ménage et nettoyer l’épicerie, avant de pouvoir prendre mon petit déjeuner. Ensuite, je passe mes journées à faire ses courses et à lui préparer le thé.

Et même après toutes ces années à son service, je n’ai toujours pas le droit de toucher à la caisse ou de traiter avec les clients. Pourtant, quand son fils de 9 ans vient de temps en temps, son père le met directement derrière la caisse». En plus de son exploitation, M’barek confie aussi, à demi-mot, que son oncle ne rate aucune occasion de l’humilier, de l’insulter et même de le frapper. Hélas, M’barek est loin d’être un cas unique. En effet, selon l’enquête permanente sur l’emploi qui touche annuellement un échantillon de 60 000 ménages, réalisée par le Haut Commissariat au plan (HCP) et dont les résultats ont été révélés récemment, le travail des enfants concerne 1,5% de l’ensemble des ménages marocains, soit plus de 123 000 enfants touchés. En zones urbaines, ce sont justement les services, qui détiennent la première place avec plus de 54%.

«Les enfants, de moins de 18 ans, qui travaillent dans les commerces des grandes villes représentent une triste réalité de notre société et particulièrement difficile à éradiquer. Face aux problèmes financiers que rencontre la population pauvre qui habite essentiellement dans les villages reculés du Royaume, les familles n’ont d’autres choix que de sortir leurs enfants de l’école et de les envoyer travailler dans les grandes villes. C’est leur seule source de revenus.
C’est la raison pour laquelle ils sacrifient leurs enfants même s’ils sont conscients que ces derniers peuvent être totalement exploités physiquement, moralement et financièrement», explique Karim El Kerch, directeur de l’association l’Heure Joyeuse.

Conditions difficiles

Aussi difficile que l’on pourrait le croire, une grande majorité d’enfants qui travaillent dans les petits commerces, subissent des traitements encore plus «inhumains» que ceux que connaît le jeune M’barek.
En effet, beaucoup de patrons n’hésitent pas à faire dormir leurs petits employés à même le sol de leurs commerces et les traitent de la façon la plus impitoyable qui soit, sans prendre en compte qu’à leur âge et étant loin de leurs familles, ils ont besoin d’affection et de tendresse. «Ma famille me manque et mon école me manque aussi. J’ai dû arrêter ma scolarité parce que le collège était très loin de mon douar et mes parents n’ont pas les moyens de m’acheter une bicyclette pour y aller, ni les fournitures nécessaires d’ailleurs. Alors, ils m’ont envoyé chez un cousin à ma mère pour l’aider dans sa laiterie à Kénitra et leur envoyer un peu d’argent régulièrement», raconte Mohamed, 15 ans. En effet, selon l’enquête du HCP, les principales raisons de la non-scolarisation des enfants au travail sont l’absence de moyens financiers pour couvrir les coûts liés à la scolarité (19,4%), la non-disponibilité d’établissement d’enseignement dans le lieu de résidence ou leur inaccessibilité (16,2%), l’obligation d’aider le ménage dans ses activités professionnelles (9,8%) et l’absence d’intérêt pour les études (37,3%).
Par ailleurs, l’ironie de l’histoire, c’est que ces pauvres enfants n’arrivent même pas à atteindre leur objectif principal qui est d’aider financièrement leurs familles. Leurs salaires sont tellement dérisoires (se situant entre 100 et 300 DH par semaine), qu’ils arrivent à peine à subvenir à leurs propres besoins.

Soumission

Alors qu’ils débarquent pleins d’espoir et pensent apprendre un métier qui les aidera plus tard à gagner leur vie, ces enfants sont confrontés à une dure réalité, dès leur arrivée à leur nouveau lieu de travail. Leur quotidien est marqué par la répression, la privation et le mauvais traitement.

Résultat, au lieu de devenir indépendants, confiants et se forger une forte personnalité, la plupart des jeunes travaillant dans ce secteur sont extrêmement timides, soumis et frustrés. «Dans le cadre du travail de notre association, nous avons mis en place un projet pour l’orientation et la réinsertion des enfants issus de milieux défavorisés. Il nous arrive souvent d’accueillir des jeunes ayant travaillé dans les petits commerces qui viennent demander notre aide. Et la première remarque que nous avons faite, c’est que ces enfants ont beaucoup de mal à s’exprimer. Lorsque nous entamons la procédure d’accueil qui est basée sur l’écoute, ces enfants sont souvent étonnés qu’on s’intéresse à eux et à leur vie. C’est pour vous dire combien ces enfants ont souffert avec les personnes qui les emploient», indique le directeur de l’Heure Joyeuse.

Sujet tabou

Étant conscients de l’illégalité et de la cruauté dont ils font preuve à l’égard des jeunes employés, les employeurs refusent catégoriquement de parler de ce sujet et vont jusqu’à nier les faits. «Non, je n’emploie aucun enfant. C’est illégal et je refuse d’être un hors la loi», fustige un commerçant sans cligner du regard et refusant toute conversation, alors qu’à côté de lui se trouve un jeune garçon de 12 ans environ, qui était en train de ranger le magasin.
«Non… les enfants ne sont pas exploités… ce sont des membres de la famille qu’on essaie d’aider, en leur accordant un travail qui leur permet d’avoir un revenu aussi symbolique soit-il. Je ne comprends pas pourquoi les gens pensent qu’ils sont maltraités alors qu’ils sont nourris, logés et même payés», affirme un épicier qui avait du mal à cacher son embarras.
Selon l’Heure Joyeuse, le tabou ne touche pas que les employeurs, même les enfants refusent de parler de leur situation. «Ces enfants ont beaucoup de mal à aller vers les autres. C‘est pourquoi, la première chose que nos partenaires et nos réseaux essayent de faire, c’est de nouer une relation de confiance afin de les encourager à s’adresser à l’association pour qu’ils puissent être conseillés, orientés et pris en charge», souligne Karim El Kerch.

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