Certaines belles idées sont comme un très bel objet dans lequel se trouverait une bombe à retardement. Il se pourrait que l’idéal d’une Europe unifiée, même si non conçu pour exploser, se désintègre néanmoins. Revenir sur les origines intellectuelles de l’Union européenne permet de comprendre pourquoi.
L’un des principaux architectes de l’UE, Jean Monnet, diplomate et économiste français, a vécu à Washington pendant une grande partie de la deuxième guerre mondiale comme négociateur pour les alliés européens. À la suite de la défaite de l’Allemagne, il était convaincu que seule une Europe unie serait en mesure d’éviter une autre guerre dévastatrice en Occident. «Il n’y aura pas de paix en Europe,» écrivait-il dans ses mémoires, «si les états se reconstituent sur la base de leur souveraineté nationale.»
Presque tous sur un continent européen épuisé par la guerre et confronté à l’éclatement des institutions de ses états nations ravagés, se sont ralliés à cette idée. Seuls les victorieux Britanniques, dont les institutions étaient plus ou moins intactes, ont exprimé un certain scepticisme, pas tant sur l’idée d’unité continentale que sur leur propre participation à cet ambitieux projet de l’Europe. À l’évidence, l’idéal d’une Europe unie ne date pas de Monnet. S’il ne remonte pas à la Rome antique, il date au moins du dixième siècle et du Saint empire romain. Depuis, l’idéal européen a connu de nombreuses évolutions, mais a préservé deux constantes. Un idéal était celui d’un christianisme unifié dont l’Europe serait le centre. Le Duc de Sully (1559-1641) avait conçu l’idée d’une République chrétienne européenne, à laquelle les Turcs pourraient se joindre s’ils se convertissaient au christianisme. L’autre idéal était celui d’une paix éternelle. En 1713, un autre catholique français, Charles-Irénée Castel, abbé de Saint-Pierre, publiait son Projet pour une paix perpétuelle en Europe.
Il y aurait un sénat européen, une armée européenne, et une égalité de droit de vote pour les principaux états membres.En fait, ces idéaux de paix éternelle et d’unité chrétienne étaient identiques dans l’esprit des premiers penseurs paneuropéens. L’unification pacifique était une notion religieuse, une utopie chrétienne. Elle n’a jamais été censée se limiter au continent européen, mais était bien, tout comme le christianisme, une aspiration universaliste. Les frontières nationales devaient être abolies dans le royaume terrestre de Dieu. À la suite du Siècle des Lumières, les rationalistes ont aisément adopté l’universalisme religieux. Alphonse de Lamartine, homme d’État français du dix-neuvième siècle, écrivit une ode à l’unité européenne selon un principe rationaliste et intitulée «la Marseillaise de la Paix : “Le monde en s’éclairant s’élève à l’unité/Je suis concitoyen de tout homme qui pense/La vérité, c’est mon pays !”» En tant que ministre français des Affaires étrangères en 1848, année révolutionnaire, Lamartine publiait son Manifeste pour l’Europe, encourageant non seulement l’unité européenne, mais celle de l’humanité.
Cet idéal européen a des parallèles dans d’autres parties du monde. Les dirigeants chinois sont depuis toujours, et encore aujourd’hui, obsédés par le pouvoir central, l’unité continentale et l’harmonie sociale, c’est-à-dire une société débarrassée de tout conflit politique. Il n’est simplement pas admissible que des intérêts particuliers puissent être et soient naturellement conflictuels. L’idée de Mao d’une révolution permanente était une aberration dans l’histoire de la pensée politique chinoise. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi cette notion d’un monde pacifique et sans frontières, dans lequel les divisions et les conflits politiques seraient surmontés, était particulièrement séduisante après la Deuxième Guerre mondiale. Pour beaucoup, le nationalisme était le mal ultime qui avait presque anéanti l’Europe. Un monde sans conflits politiques semblait être la recette du bonheur. Monnet était un technocrate convaincu qui détestait les conflits et faisait presque de l’unité son fétiche. (En 1949, alors qu’Hitler semblait invincible, Monnet avait d’ailleurs suggéré à Winston Churchill que la France et la Grande-Bretagne deviennent un seul et même pays.) Comme tous les technocrates, Monnet était aussi un planificateur convaincu.
Dans ce domaine aussi, il était un homme de son temps. Ils étaient déjà nombreux avant la guerre à penser que les économies et les sociétés devraient être planifiées autant que possible. Le New Deal de Franklin Roosevelt fut un exemple ; et d’une manière bien plus sinistre, l’état fasciste l’était aussi. Et la Chine, dirigée par des ingénieurs et des technocrates sans visage, l’est encore. L’idéal d’une Europe unie d’après 1945 ressemblait beaucoup à l’archétype d’un planificateur, une utopie technocratique. Et certainement pour Monnet et les autres fondateurs de l’Europe d’après guerre, c’était un idéal totalement bénin, et même noble. Le problème avec les technocrates, cependant, est qu’ils ont tendance à ignorer les conséquences politiques de leurs propres plans. Ils agissent comme si les politiques n’existaient pas ou n’avaient pas vraiment beaucoup d’importance. Christine Lagarde, directrice du Fonds monétaire international, en est la preuve. Sa récente déclaration sur son peu de sympathie à l’égard des Grecs qui souffrent, parce qu’ils auraient dû payer leurs impôts, a été fortement critiquée non seulement parce qu’elle était insensible, mais aussi hypocrite (en tant que diplomate, elle non plus ne paye pas d’impôts).
En fait, c’est la réaction typique d’un technocrate dénué de sens politique. L’écrasante austérité économique, imposée par les bureaucrates de Bruxelles et de Washington que personne n’a élu, n’est pas seulement une calamité sociale : c’est aussi une dangereuse menace pour la démocratie. Lorsque les peuples perdent confiance dans la capacité des institutions démocratiques à les protéger, ils se tournent vers l’extrémisme.
Et donc, à moins d’un miracle, la bombe à retardement au cœur du bel idéal de l’Europe d’après-guerre est sur le point d’exploser. Les limites de l’utopisme technocratique ont été atteintes. Il se peut que l’union budgétaire – plus d’unité imposée – soit la réponse rationnelle à la crise financière actuelle, mais c’est une réponse de technocrate qui ne rendra pas l’Europe plus démocratique, et qui pourrait même être à l’origine d’un sursaut extrémiste.
La technocratie peut, semble-t-il, fonctionner aussi longtemps que les peuples considèrent qu’ils peuvent en bénéficier matériellement, comme ce fut le cas en Europe pendant près de cinquante ans, et comme cela pourrait être encore le cas en Chine ; mais sa légitimité se fendille aussitôt qu’une crise éclate. L’Europe en ressent les conséquences aujourd’hui. Qui peut dire ce qui pourrait se passer en Chine demain ?
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