Que faire, par quoi commencer ? Nous avons interrogé Mme Hassania Cherkaoui, docteur d’État en droit maritime et aérien, présidente de l’Association marocaine de droit maritime et aérien (AMDMA), répartiteur d’avaries communes, membre de l’Association mondiale des dispacheurs et membre conseiller de PORTIUS (Gand, Belgique, Centre international et européen de formation portuaire). Elle est également auteur de plusieurs ouvrages et publications en droit commercial et maritime.
Le Matin : En 2003, faisant suite à un programme d’appui à la réforme des transports de l’Union européenne, le Maroc a décidé de libéraliser le secteur du transport maritime. C’est alors, dites-vous, la descente aux enfers. Qu’entendez-vous par là ?
Hassania Charkaoui :s le cadre de ce programme d’appui, il a été demandé au Maroc de mettre à niveau le secteur du transport, c’est-à-dire de le normaliser par rapport aux règlements européens. En réalité, le programme d’appui visait surtout la libéralisation du transport maritime. Mais cette libéralisation ne concerne que le transport des marchandises et non la flotte. Or le Maroc a non seulement libéralisé le transport par une simple circulaire, mais a décidé aussi de se dessaisir de sa compagnie maritime nationale en la privatisant et en se privant ainsi de son fonds de commerce. À ce naufrage, il faut ajouter la contraction qu’a déjà connue la flotte marocaine pendant les vingt dernières années, ramenée à 20 navires en 1987, puis à 12 en 2007. Aujourd’hui, le naufrage a atteint le reste de la flotte marocaine. Une descente aux enfers encouragée par les contraintes financières que l’État impose aux armateurs marocains et par la concurrence que ces derniers subissent face à une flotte ne battant pas pavillon marocain, dont la totalité est sous pavillon de complaisance.
Quel état des lieux faites-vous ?
La mise à niveau a échoué. Outre la dépendance de l’approvisionnement du pays, de nombreux emplois sont perdus. Le revenu de plus de 100 000 personnes relève aujourd’hui de la précarité. Le plus grave est que le coût du fret est réglé par l’État en devises. Il s’élève actuellement à 2,2 milliards de dollars, ce qui handicape notre croissance et profite uniquement à l’économie maritime et portuaire de l’extérieur. Notons que cette charge de fret, qui va en pure perte, représente la coupe budgétaire d’investissement qui vient d’être décidée. On ne peut alors s’empêcher de faire appel à la métaphore du loyer, du locataire et du propriétaire. À cet égard, il est utile de rappeler qu’à l’origine du succès des armateurs internationaux qui opèrent au Maroc, il y a une implication profonde de leurs États à travers le soutien inconditionnel qu’ils leur apportent.
Le projet de loi maritime : unedramatique confusion
Il y a, dites-vous, un vide juridique et un déficit de réglementation relatifs aux activités portuaires.
Qu’en est-il du projet de loi qui réglemente ce secteur ?
Là vous posez deux questions : concernant le vide juridique, savez-vous qu’aucune activité portuaire n’est actuellement réglementée : la manutention, le remorquage, les auxiliaires du navire et de la marchandise, les shipchandlers (fournisseurs pour bateaux), les commissionnaires de transport ? Mieux, l’administration a rédigé un cahier des charges pour réglementer les consignataires et agents maritimes en s’attribuant le pouvoir du législateur. Et il y a tellement d’autres limites qu’elle n’a pas su respecter ! Ainsi, le vide juridique actuel devient un outil au service du sous-développement. Ce vide juridique atteint également la loi sur le pilotage, dont le texte était logique pendant le protectorat, mais plus aujourd’hui, car il est inadmissible que la loi ne concerne que les pilotes de Casablanca et qu’on l’applique aux autres.
Quant au projet de code maritime (dernière version 2007), ses rédacteurs ont préféré être vagues et, dans son ensemble, ce projet est très confus. Un exemple : on résume en quelques articles six conventions internationales, les plus importantes en matière de pollution, au lieu de les mettre en vigueur en prévoyant, notamment, les sanctions pour les infractions qu’elles consacrent. Le plus souvent, les règles du projet sont erronées, voire contradictoires. Des dispositions de conventions internationales diamétralement opposées y sont introduites et ne tenant pas compte de la seule convention ratifiée par le Maroc, des emprunts de conventions non ratifiées qui aggravent la position de certains acteurs économiques marocains. Certaines professions maritimes sont mélangées ou sont inexistantes au Maroc, mais sont réglementées quand même.
Le plus étonnant est que ce projet exclut de la navigation maritime les navires de pêche, confondant le produit de la pêche et le navire qui pratique la navigation. Ainsi, nous avons deux chefs de quartiers maritimes dans chaque port, l’un se chargera des navires de pêches et l’autre des navires de commerce, alors qu’ils sont soumis aux mêmes règles administratives et à la même administration portuaire. Cette aberration juridique va être étendue à toutes les règles maritimes.
Les «réglages» politiques ne sont pas le droit et ne peuvent être juridiquement admis quand on se réclame un pays de droit. Notre pays ignore les ressources inespérées qu’il peut tirer du droit maritime. Il n’est besoin d’aucun rapport ou étude, et encore moins d’une liste de recommandations ou d’idées originales condamnées à rester marginales, seule la loi peut régler tous les problèmes dans ce secteur. Nous ne devons pas confondre des lois qui s’appliquent entre Marocains et une loi maritime dont le rôle est de régler la politique économique marocaine avec les pays de la planète. Malheureusement, le maritime est une manne ignorée par nos responsables qui retardent indéfiniment la révision du code de 1919 sans savoir qu’une loi moderne serait un sauvetage inespéré pour l’économie maritime marocaine.
Que se passerait-il en cas de catastrophe de pollution comme cela s’est déjà passé il y a plus d’une décennie avec le bateau iranien Kharg 5 ?
Le Maroc a finalement adhéré à toutes les conventions internationales qui assurent une réparation civile dans ce domaine : Convention 1969/Fonds 1971, modifiés en 1992 pour étendre les plafonds et en 2003 par un protocole créant un fonds complémentaire. Mais un problème de forme se posera en cas de marée noire. En effet, la procédure de constitution du fonds de limitation que la Convention de 1969 a demandé d’organiser ne l’a pas encore été par notre législateur. Dans l’affaire du Kharg 5, le Maroc avait créé une commission : la CNAP qui était composée de représentants des administrations, ce qui ne lui donnait aucun caractère juridictionnel et ne lui permettait pas de remplir les conditions de la convention internationale, car ses décisions n’étaient pas opposables à l’étranger. Donc nous en sommes encore là aujourd’hui, pour une simple question de forme.
En ce qui concerne la pollution opérationnelle, le problème est entier. Cette pollution est liée à l’exploitation du navire. Elle résulte de l’ensemble des rejets que le navire accumule à son bord du fait de sa propre propulsion. Cette pollution est la plus redoutable, car ses conséquences sont peu visibles. Là encore, le Maroc n’a pas encore mis en œuvre les conventions qu’il a ratifiées et tarde à prévoir les pénalités des infractions contre l’environnement marin prévues par ces conventions (SOLAS, MARPOL, Bâle, Londres, Izmir, Barcelone). Il s’agit là d’infractions graves pour lesquelles les conventions internationales ne font pas de distinction entre infractions volontaire ou involontaire. Le projet de code de 2007 a prévu quelques pénalités, mais en confondant plusieurs conventions. Ces pénalités sont d’ailleurs dérisoires par rapport à la gravité de l’acte, pour preuve : en France le rejet volontaire d’hydrocarbure est sanctionné d’une amende de 15 millions d’euros. Notre projet (Art. 44) sanctionne ce même rejet volontaire de 100 000 à 1 million de DH et ajoute : «lorsqu’il n’est pas autorisé».
Nouvel ordre maritime et nouvelles routes maritimes internationales
Vous êtes juriste en droit maritime et droit aérien. Il y a aujourd’hui un nouvel ordre maritime mondial. Quel est cet ordre et quelles en sont les conséquences sur le Maroc ?
Pour comprendre, il faut un peu d’histoire : le Maroc n’a pas tenu compte de deux événements qui ont bouleversé le paysage maritime et portuaire de la planète. Le premier provient de l’émergence du conteneur à partir des années 60. Le second résulte de l’autorisation des alliances maritimes par le Shipping Act de 1984. Ces événements ont engendré un changement de stratégie des grands opérateurs mondiaux dont l’objectif a consisté à couvrir toutes les destinations et à réaliser des économies d’échelle. Dès 1984, ces opérateurs ont organisé l’acheminement des marchandises de bout en bout sous la responsabilité d’un interlocuteur unique. À partir des années 90, ils se sont associés horizontalement dans des ententes et ont prolongé verticalement leur métier en incorporant les filières connexes telles que la manutention ou l’acheminement terrestre. Ce qui leur a permis de réduire leurs coûts de transport et de minimiser les dépenses de renouvellement des navires tout en disposant d’une capacité plus grande pour augmenter l’offre. Ils globalisent cette offre en concentrant les services sur un petit nombre de grands ports. Ils investissent ainsi sur la base de concessions de longue durée, entre 20 à 30 ans, en s’installant là où ils ont la certitude de contrôler l’outillage, la main-d’œuvre et les circuits commerciaux. Pour réduire les dépenses énergétiques, ce nouvel ordre maritime va emprunter les deux principales routes océaniques reliant l’Europe à l’Asie, l’une par le détroit de Gibraltar et le canal de Suez, permettant d’épargner aux navires de longer l’Afrique, l’autre par le canal de Panama, permettant de relier le Pacifique à l’Atlantique en évitant le contournement du cap Horn. Mais ils envisagent de migrer à l’horizon 2020 vers le pôle Nord pour emprunter deux nouvelles lignes maritimes encore plus courtes en passant par le détroit de Béring.
Je repose ma question, quelles sont les conséquences pour le Maroc ?
Le nouvel ordre maritime mettra en compétition trois couloirs maritimes, chacun d’eux aspirant à attirer le maximum de navires pour son compte propre : le détroit de Gibraltar, le canal de Panama et le détroit de Béring. Nous devons tenir compte de ces évolutions.
Certains évoquent l’idée de la création d’un Conseil national des ports.
Qu’en pensez-vous ?
La création d’un Conseil est indispensable. Pourquoi ? Nous avons raté tous les tournants majeurs qui ont marqué le paysage maritime mondial, on a manqué de visibilité par rapport à ces bouleversements, et aujourd’hui nous sommes dans une situation catastrophique insupportable, car nous sommes à la croisée des principales lignes maritimes planétaires (les trois quarts du trafic maritime mondial passe à proximité des côtes marocaines), on a besoin d’un conseil dont on a pensé pouvoir se passer. Si ce conseil avait existé auparavant, il aurait servi à ne pas se trouver dans la situation d’aujourd’hui : plusieurs familles de marins dans la précarité et 2,2 milliards de dollars à fonds perdu annuellement.
Comment le Maroc pourrait-il se réapproprier son espace maritime et capter les bénéfices de la croissance de ce secteur ?
À ce propos, il faut signaler que le Maroc a un marché. Il peut traiter dans ses ports 70 millions de tonnes de marchandises, sans compter Tanger Med. Il a donc la possibilité d’assurer aujourd’hui au moins 30% du transport maritime. Pour augmenter sa capacité de transport sans nécessiter d’importants capitaux, le Maroc peut favoriser le développement de l’affrètement, qui est un levier efficace au service de l’armement national.
Plus concrètement, quelles autres actions, préconisez-vous ?
Plusieurs autres actions peuvent être entreprises pour permettre au Maroc de se réapproprier son espace maritime et de capter les bénéfices de la croissance mondiale. Il faut également instaurer des mesures fiscales incitatives pour encourager de nouveaux opérateurs à s’engager dans des investissements pour le renforcement du pavillon national. Il faut instaurer un système de taxation au tonnage pour redynamiser l’armement national existant. La taxe au tonnage permet de transformer un devoir fiscal essentiellement variable en participation fixe. Cette contribution peut ainsi être plus aisément intégrée dans le tableau de bord de l’armateur et notamment dans ses projections d’exploitation.
Il faut, d’autre part, que le Maroc favorise le développement du pavillon marocain de complaisance. En 2012, les deux tiers de la flotte mondiale naviguent sous pavillon de complaisance. Ce régime libéral d’immatriculation existe d’ailleurs dans nos textes pour Tanger seulement. Il est possible d’étendre la règle à tout le territoire.
Dans ce sens, quel a été le rôle de Tanger Med ?
Pour répondre à cette question, je vais expliquer la loi. Tanger Med c’est TMSA qui est une société privée avec un conseil de surveillance et un directoire, mais elle ne paye pas d’impôt ni de TVA. Elle fait donc partie des institutions subventionnées. Si on veut arrêter la Caisse de compensation, il faudrait que l’on commence par l’étude de ce genre de loi. Et si cette subvention s’explique juridiquement, pourquoi ne pas l’appliquer aux armateurs ? Cela dit, rappelons que l’on a considéré Tanger Med 2 comme un prolongement de Tanger Med 1. Ainsi, sans appel d’offres, le désistement de Mearsk a été remplacé par la nomination de Marsa-Maroc comme concessionnaire de Tanger Med 2. Cela montre à quel point nos responsables s’inscrivent dans une logique d’improvisation désolante.
Quel rôle pour la Chine ?
Une de vos propositions suggère l’entrée de la Chine, d’ailleurs très présente dans les ports de l’Afrique, pour constituer un pivot logistique en Méditerranée.
Pourriez-vous vous expliquer ?
Les Chinois cherchent un pivot logistique en Méditerranée. Ce serait une occasion historique pour notre pays d’entrer dans le club très fermé des acteurs de la globalisation maritime. Les provinces du nord du Maroc peuvent indiscutablement faire de l’expansion chinoise un moteur pour leur croissance. Cela dit, ce serait une occasion unique pour le Maroc d’adosser Marsa-Maroc à un chargeur chinois.
Vous revenez d’une conférence qui a eu lieu aux États-Unis et vous vous préparez à intervenir dans une conférence en Chine.
Sur quels sujets ?
Je reviens des USA, et je repars bientôt, invitée par l’association de droit maritime des USA (MLAUS) pour assister à un séminaire qui me permettra d’enrichir mon pays à mon retour pendant la conférence du 20 novembre 2013 que j’organise en ma qualité de présidente de l’Association de droit maritime et aérien. Pour mon intervention au congrès en Chine, à Hanghzou le 24 septembre, ma réflexion porte sur le Maroc maritime face à l’ordre maritime planétaire et les moyens dont il dispose pour surmonter ce mouvement.
Avez-vous d’autres projets ?
Je termine la correction de mon ouvrage sur «Le droit maritime comparé» qui, je l’espère, sera publié cette année. Trente pays y ont contribué par leurs sommaires au questionnaire qui a résumé l’ouvrage. Parmi ces pays : les États-Unis, la Chine, le Japon, la France, Singapour, le Mexique, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Émirats arabes unis et plusieurs autres, et surtout neuf pays d’Afrique. Dans cet ouvrage, j’ai pris soin de prendre en considération les dispositions du projet de Code maritime de 2007 que j’explique et dont je justifie la correction, dans le but d’aboutir à ce qu’un nouveau soit mis en chantier.
