L’autre frein à la modernisation c’est la non-généralisation de l’informatisation de l’administration et la persistance d’une mentalité de bureaucratie.
Dans un contexte politique des plus complexes, la réforme de l’administration est devenue une priorité et les décideurs politiques en sont conscients. Une réflexion est menée au niveau du pilotage de la réforme, en termes d’évaluation et de suivi, avec notamment la création d’un Project Mangement Office et d’une ré-ingénierie des circuits et des procédures. Un conseil national serait chargé du suivi et serait présidé par le chef du gouvernement, une commission interministérielle serait présidée par le ministre de la Fonction publique, étant entendu que c’est l’ensemble des départements ministériels qui sont concernés par cette réforme dont la mise en œuvre est prévue pour fin 2013.
Dix projets prioritaires provocateurs de changement dans l’administration ont déjà été identifiés, cinquante autres projets sont en voie de l’être et des enquêtes de satisfaction seront lancées. Cela suffira-t-il pour impulser le changement ? Nous avons demandé à Jean Marie Nogaro, membre du Cercle de réforme de l’État en France, qui connait bien l’administration marocaine, de décrypter les pistes d’amélioration et de changement de celui que l’on appelle à bon escient le «Grand Mammouth» !
Le Matin : le ministre de la Fonction publique travaille sur ce grand chantier de réforme de l’administration. La tâche est ardue et le manque de résultats probants découragent plus d’un. Vous avez observé la mise en place de réformes dans nombre de pays européens. Quel est votre ressenti sur cette inadéquation entre l’objectif tracé et la réalité du terrain ?
Jean-Marie Nogaro : l’administration marocaine n’échappe pas au constat réalisé dans de nombreux autres pays, même parmi les plus avancés. Il ne suffit pas de concevoir une réforme ou un projet, aussi judicieux soient-ils, pour en garantir la réussite. Les exemples ne manquent pas : au sein de chaque département, chacun peut aisément trouver un projet ou une réforme dont les résultats n’ont pas été à la hauteur des enjeux visés, malgré les efforts et ressources déployés.
On constate, en effet, qu’en dépit de succès indéniables, le taux de transformation des grandes stratégies sectorielles reste en deçà des objectifs formulés, comme les nombreux projets de modernisation menés dans la plupart des ministères. Faut-il y voir une erreur de stratégie, une conception approximative, un optimisme exagéré de planification, une volonté de coordination politique insuffisante, une modification de contexte économique et social ?
Quelle réponse apportez-vous à ces questions ? Qu’est-ce qui explique le fait que cela ne va pas comme on le souhaiterait ?
Les raisons peuvent être multiples, car un grand projet ou une réforme restent des objets éminemment complexes pour lesquels il serait illusoire de croire que l’on pourrait tout prévoir. A contrario s’il est impossible de maîtriser les facteurs de cette complexité, il est possible d’en contrer les effets en capitalisant sur la capacité humaine à anticiper le besoin de s’adapter. Si l’homme possède cette faculté, encore faut-il qu’il en ressente le besoin et l’envie. Malheureusement, ces éléments échappent trop souvent aux responsables de ces grands projets et des réformes parce qu’en fait ils mésestiment la nécessité de mobiliser leurs ressources autour des enjeux à atteindre, croyant à tort que le seul énoncé de l’objectif suffit à le faire partager et à susciter l’adhésion spontanée.
À l’inverse d’une entreprise privée, où chacun sait de façon quasi contractuelle que la réussite d’un nouveau projet conditionne sa propre survie au sein de la structure, voire pourrait lui permettre d’espérer une rémunération supérieure, au sein de l’administration, cette pression du «marché extérieur» n’est par ressentie comme un vecteur de changement incontournable.
Seuls les projets et réformes liés à une nouvelle loi peuvent être ressentis comme des obligations sans pour autant être une garantie d’efficacité dans la mise en œuvre. Dans la plupart des cas que j’ai pu étudier, notamment à travers les diagnostics réalisés sur les grands projets de modernisation au sein de l’administration marocaine, le décalage entre l’ambition et le résultat repose directement ou indirectement sur l’absence de mise en tension positive de tous les acteurs autour de l’ambition visée. Mise en tension qui permet à chacun de dépasser ses propres intérêts pour faire réussir un objectif plus large.
Comment doit se décliner cette mise en tension positive que vous évoquez ?
Il faut au préalable définir les moteurs de cette mise en tension positive. En fait, ils sont de trois types : les acteurs, les outils et la maîtrise des risques, indissociables les uns des autres. Je citerai l’exemple de la conduite de la réforme générale des politiques publiques en France qui en est la meilleure illustration : nous avons eu une première phase réussie, d’identification des enjeux menée sous la responsabilité directe de SG de la présidence de la République avec une mobilisation de tous les ministres, une deuxième phase de mise en œuvre se soldant par des résultats en demi-teinte du fait de la disparition de cette tension et de la non-structuration d’outils adaptés à soutenir cette mobilisation.
Approfondissons si vous le permettez les moteurs de cette mise sous tension positive. Compte tenu de la multiplicité des centres de décision, cette mise sous tension ne risque-t-elle pas d’être fragmentée et donc réduite dans son efficacité ?
L’exemple de la RGPP en France montre la complexité de cette dimension au sein de l’administration. En réalité, il existe deux types d’acteurs que sont d’un côté, le politique, principalement le ministre, dans la mesure où les cabinets au Maroc ne sont pas très étoffés et de l’autre les responsables administratifs, en fait les SG et les directeurs quand il s’agit de ministères, les DG quand il s’agit d’agences.
La principale difficulté liée aux acteurs repose sur la force et la durée de l’animation existante entre les deux types d’acteurs. S’il peut exister à l’origine d’un projet une volonté du politique de créer cette tension, pour des raisons multiples (calendrier politique, capacité managériale, multiplicité des actions, durée du projet incompatible avec le mandat, remise en cause de priorités budgétaires…) il n’est pas rare de la voir rapidement diminuer, voire disparaitre, ouvrant aux acteurs administratifs la voie du repli vers des situations plus certaines, liées aux missions récurrentes de leurs postes.
L’autre difficulté c’est cette mentalité bureaucratique partout décriée, qui s’incruste au tréfonds de l’administration ?
La deuxième difficulté liée aux acteurs, c’est effectivement cette culture administrative elle-même que l’on retrouve dans bon nombre de pays. Cette culture trouve son origine dans le cadre d’un métier qui se veut à la fois régi par l’exécution de missions en déclinaison de la loi et par l’obsession du «Politique» de marquer ou pas son mandat en surréagissant sans cesse en fonction de l’actualité. Cette culture rend les processus peu flexibles aux situations qui évoluent plus vite que la loi, pousse les managers à privilégier la réponse aux questions du politique au détriment de l’animation de leurs collaborateurs, laisse ceux-ci face à leur aversion profonde de la prise de responsabilité et du risque de l’interprétation d’un texte, leur faisant préférer parfois l’incohérence à l’efficacité.
Les moteurs de cette tension positive ou les ressorts de la mobilisation des énergies sont-ils les mêmes dans le public et le privé ?
Les ressorts de la mobilisation des énergies sont les mêmes que l’on retrouve dans le secteur privé, mais diffèrent dans leur possibilité d’utilisation. En effet si dans le secteur privé, il est aisé de mettre l’accent sur la logique de reconnaissance via les promotions, les augmentations de salaire ou la distribution de primes, le contexte de la fonction publique en limite les possibilités. Pour autant sans négliger ces éléments, il existe d’autres ressorts pouvant s’avérer tout aussi efficaces, fondés sur un sentiment trop souvent sous exploité qui est celui de la fierté de servir le bien public. Si l’on critique souvent «les fonctionnaires», pour leur manque d’efficacité, on sous-estime leur capacité à se mobiliser dès lors qu’ils ont le sentiment de participer à un progrès servant l’intérêt du bien public. Les diagnostics menés dans de très nombreux pays ont tous montré que la majorité des agents de la fonction publique ne se sentait pas concernée par les projets parce qu’elle n’en comprenait ni le sens, ni les attentes de leur hiérarchie en termes de leur contribution, d’engagements et responsabilités, ni le type de reconnaissance qu’elle pouvait en espérer en retour de leur implication et des résultats. Voilà autant d’éléments d’outils à structurer et à animer en mettant en avant cette logique de l’exemplarité de la chaine hiérarchique pour développer une mobilisation efficace et durable. Les réformes se caractérisent souvent par plusieurs facteurs de risques que sont la multiplicité des structures pouvant intervenir, la durée du projet pouvant excéder le mandat de son initiateur, la construction d’un budget pouvant être remis en cause avant son achèvement.
Pour atténuer les risques évoqués, il appartient à l’initiateur du projet et à son chef de projet de veiller aux réponses apportées aux points suivants : le modèle de gouvernance mis en place pour garantir l’efficacité de la transversalité entre structures, la construction d’un planning permettant de mener des phases cohérentes (objectifs/résultats) au sein de délais maîtrisables, la mise en place d’un dispositif transparent d’évaluation permettant la justification du maintien d’un budget au vu de résultats maîtrisés. Cette maîtrise du contexte ne peut que renforcer la mise en tension d’acteurs ayant le sentiment de ne pas se mobiliser pour des causes perdues d’avance.
Mise sous tension positive des acteurs, exemplarité de la hiérarchie, principe de gouvernance... Quel est le mode de management que vous conseillez aux décideurs politiques qui veulent lancer des réformes ?
La réussite des grands projets et réformes au Maroc n’échappera pas aux règles identifiées un peu partout en Europe et dans la plupart des pays anglo-saxons dans le monde. Le Maroc reste de plus marqué par une culture propre où l’importance du chef peut être à la fois un élément de force comme une source de faiblesse. Dans ce contexte, donner sa chance à un projet repose plus encore sur l’exemplarité d’une hiérarchie, le ministre, le secrétaire général, les directeurs s’impliquant aux yeux de tous dans un mode de management construit autour des outils de la mise en tension. Ce mode de management doit traduire très explicitement les responsabilités de chacun notamment dans l’animation de ses ressources pour les aider à trouver la plus grande efficacité dans les actions susceptibles de faire naitre les résultats attendus. L’assurance de la pérennité de cette démarche repose sans doute sur la mise en place d’un dispositif de communication interne, mais aussi externe, structuré et défini à l’avance devenant ainsi une contrainte pour avancer, s’appuyant sur le système d’évaluation associé au projet. Bien entendu, il faut accepter que ces changements ne soient pas parfaits dans leurs premières réalisations et qu’un des premiers signes qui devrait être donné à ceux qui auront le courage de s’attaquer à ces évolutions culturelles, repose sur la notion de droit à l’erreur, droit à l’erreur qui ne peut exister qu’accompagné de son plan d’ajustement. Chacun l’aura compris, le défi est grand, mais à la hauteur des enjeux pour le Maroc.