Le Matin : Un vieil adage africain dit «on ne peut aller loin que si l’on sait d’où l’on vient». Avant de devenir un éminent cardiologue en Allemagne, quel a été votre parcours de première vie à Figuig où vous êtes né ?
Abderrahman Machraoui : Je suis né le 22 mars 1948, un lundi, en début de semaine, dans une oasis, Figuig, sous un climat chaud. J’ignorais que mon destin allait m’emmener dans un pays le plus souvent glacial. Si j’avais appris à dactylographier déjà à l’âge de 12 ans, je ne savais pas encore que c’était à moi et non à ma secrétaire d’écrire la plupart des messages et d’innombrables courriels à cette ère d’internet. Je ne savais pas non plus que ma seconde passion serait l’enseignement supérieur quand mon père, Cheikh ben Addou, me confiait la lecture de ses livres pédagogiques à l’âge de 13 ans pendant les vacances d’été, à 6 heures du matin, sur les terrasses encore fraîches de Figuig.
À cette époque, nous étudiions ensemble en arabe des concepts de psychologues allemands, sans savoir que j’irais occuper un jour une place dans le même amphithéâtre animé par l’un de ces pédagogues. En essayant des expériences de physique ou de chimie sur le sol nu de notre maison, mon père nous démontrait que l’échec et le succès sont tellement proches l’un de l’autre, mais rien n’indiquait que ma troisième passion serait la recherche scientifique dans un pays lointain. Nous suivions attentivement des films de sensibilisation médicale (appelés films du Roi Mohammed V) projetés sur l’écran géant au stade de football après la libération du Maroc, alors que j’avais 8 à 10 ans. J’admirais les gestes du corps médical, mais je ne me voyais en ce jeune âge ni comme infirmier ni médecin. Ce n’est qu’à l’âge de 15 ans, juste après le décès précoce de mon père, que ma décision fut prise d’entamer des études de médecine, et précisément, de cardiologie. Je quittais alors Figuig pour entamer des études de sciences expérimentales dans les lycées Annahda de Salé et Gouraud de Rabat, marqué en cela par l’éducation de mon père. Mon père, Cheikh ben Addou, était mon modèle parce qu’il a orienté et promu ma formation et celle de toute une génération à son époque. Il nous a enseigné la modestie, la tolérance, le respect mutuel et le soutien aux plus démunis.
Vous avez aussi d’autres souvenirs liés à la période libération et à l’engagement de votre père ?
L’engagement patriotique de mon père, ses frères et mon grand-père, pour la libération du Maroc et son combat pour la culture arabo-islamique et l’enseignement de sa langue ont marqué cette période. Il a soutenu jusqu’au bout la création de l’École Annahda à Figuig, fondée par son ami Hajj Mohamed Frajce qui lui a valu des tortures de toutes sortes dans les différentes prisons de la colonisation française. J’ai vécu dans ma première année de scolarisation sa déportation par des agents français alors qu’il donnait une leçon de calcul. Dans l’une de ses prisons à Twissent (région de l’Oriental), j’avais droit à une visite d’un mois pendant les vacances d’été et il nous donnait des cours ensemble avec les enfants d’un l’interprète. J’ai souvenir aussi des instituteurs égyptiens venus soutenir le corps des enseignants. Mon père, instituteur de mathématiques et de français, voulait créer un lycée pour permettre à la plupart des élèves, généralement sans moyens, de poursuivre leurs études en recrutant des enseignants de Figuig. Cette initiative fut interrompue un mois plus tard à cause de son décès. 1963, c’est aussi la «guerre des sables» à la frontière algéro-marocaine. Il faut savoir que pendant la guerre de libération de l’Algérie contre la France, Figuig s’est sacrifiée comme ville de réfugiés algériens et elle était depuis 1957 extrêmement surpeuplée. Dans la nouvelle partie de notre maison, nous hébergions pendant trois mois les cadres du Front de libération nationale (FLN), y compris l’un des commandants, le futur Président de la République algérienne, Houari Boumédiène. Je me souviens que ce dernier m’envoyait souvent lui cueillir des abricots qu’il adorait.
Vous évoquez votre père, une figure marquante. Qu’en est-il de votre mère ?
Ma mère, Aïcha bent Bouaziz, était analphabète et ne voulait jamais le rester. Avec des cours d’alphabétisation qu’elle prenait au sérieux, elle a pu apprendre à lire et à écrire. La lucidité de son esprit jusqu’à son décès le 14 juillet 2012 à l’âge de 87 ans me fascinait quand j’entrais en discussion avec elle ou lorsqu’on avait un entretien téléphonique. Avoir survécu presque 50 ans à mon père et élevé 8 enfants en plus de mes cousins qu’elle a pris à sa charge, dans une famille nombreuse hébergeant le plus souvent plus que vingt personnes sous un même toit, suscite l’admiration. Elle a le mérite d’avoir eu une vie laborieuse, faisant preuve d’une attitude positive, aimant toujours beaucoup le monde autour d’elle. Ses qualités m’ont inspiré un poème en arabe de 87 vers que j’ai composé, annexé d’un second poème de 20 vers à l’honneur de ma sœur Badra qui s’occupait d’elle après un accident ischémique cérébral.
Revenons à 1966. Vous obtenez ensuite une bourse pour l’Allemagne, «un événement» qui allait changer votre vie ?
À l’école Annahda, dont le directeur, Boubker Elkadiri, était l’un des amis de mon père, du Parti de l’Istiqlal, son adjoint, Abderrahman Elkadiri, m’a proposé, avec trois autres lycéens, pour une bourse d’études universitaires en Allemagne de DAAD (Service allemand des échanges inter-universitaires). J’étais major de ma promotion et j’ai effectivement été lauréat de cette bourse, remboursée à la fin de mes études à l’État allemand. J’ai donc quitté le 30 novembre 1966, à l’âge de 18 ans, le Maroc pour l’Allemagne, pour devenir cardiologue après 6 ans d’études de médecine, une thèse de doctorat, achevée avec la mention très bien, un an de stage, 8 ans de spécialisation en médecine interne dans trois hôpitaux puis en cardiologie et deux ans de spécialisation supplémentaire en cardiologie infantile à Lille en France.
N’avez-vous pas été tenté de retourner au Maroc après vos études ?
Bien entendu, mais mes contacts avec le seul Service universitaire de cardiologie au Maroc au CHU de Rabat n’ont pas été concluants, alors que mon ancien médecin-chef de service en Allemagne m’offrait, d’emblée, non seulement un poste de médecin assistant, mais de médecin-chef adjoint à partir de 1984.
À côté de votre carrière de cardiologue, vous avez pu mener une carrière académique, de recherches. Sur quoi a porté votre travail ?
Oui, ce fut une période exaltante de travail, d’implication et d’engagement dans la science et la recherche. C’est au CHU de Bochum que j’ai pu terminer ma carrière académique en qualité de professeur agrégé puis de professeur titulaire après 12 ans de recherches scientifiques et d’enseignement supérieur, plus de 300 publications, cinq livres d’enseignement en médecine interne et en cardiologie interventionnelle et la participation à cinq autres livres médicaux. Mes domaines de recherches portaient sur le cœur pulmonaire et l’hypertension artérielle pulmonaire dans la maladie pulmonaire obstructive chronique, les prothèses coronariennes (Stents, avec un brevet d’invention), les matières de contraste radiographique.
C’est aussi bien à Bochum qu’à Flensburg que j’ai pu développer de nouvelles méthodes d’enseignement et d’entrainement pour les étudiants de médecine. La fréquence des formations continues que j’ai organisées avec mes collaborateurs pour les médecins en spécialisation et pour les médecins pratiquants a été jugée «exceptionnelle». Dans les 15 dernières années, le développement des standards de qualité, la gestion du personnel médical et le controlling médical appartenaient à mes priorités d’action. Une collaboration scientifique avec l’Institut de gestion hospitalière à l’École supérieure de Flensburg me permettait aussi de dispenser des cours et des séminaires communs au niveau des diplômes de masters dans le domaine du management.
On évoque souvent le système allemand pour sa rigueur. Quelles sont les qualités de ce système qui vous auront le plus marqué ?
Ces qualités sont nombreuses, je citerais l’efficacité, la ponctualité, la précision et la capacité de critique qui mériteraient d’être partout promues. Le respect de l’individu, la liberté de l’expression et la possibilité de discussions ouvertes de thèmes socio-économiques ou politiques sont des valeurs reconnues et de pratique courante. La qualité et l’efficacité sont ici honorées, favorisent l’évolution professionnelle et le développement de la société et, en somme, on se sent ici à l’aise. Pendant la formation, j’étais rémunéré comme médecin-assistant comme tous mes collègues allemands sans distinction aucune. Comme assistant scientifique, j’ai pu développer mes idées et mes conceptions. Les contacts et les confrontations scientifiques avec mes collègues lors des congrès nationaux et internationaux m’ont beaucoup enrichi. Avec ma nomination comme médecin-chef adjoint, fonction que j’ai exercée durant plus de 16 ans, puis comme médecin-chef pendant plus que 14 ans, l’esprit de travail en groupe était ma stratégie dans la gestion du personnel médical. À travers l’orientation et la promotion de notre équipe, les objectifs pouvaient être rapidement atteints. Une attitude positive, basée sur la coopération, au lieu d’une concurrence de profil, m’accompagnait dans tous les domaines de mes actions, une expérience que je recommande aux jeunes médecins, chercheurs et enseignants.
Une attitude qui, semble-t-il, peut changer au fil du temps. L’égalité des chances n’est pas toujours assurée pour les générations issues de l’émigration ?
L’égalité des chances n’est acquise que dans certaines conditions. Ces conditions ne sont par exemple pas remplies chez des Allemands issus de l’émigration. On est encore loin de l’égalité des chances en Allemagne, mais je sais que plusieurs projets sont en cours pour atténuer ce déficit. Dans notre réseau DMK e. v. (Réseau des compétences germano-marocain) nous œuvrons pour l’amélioration des conditions des Allemands d’origine marocaine. L’évolution démographique n’est pas en faveur du développement en Allemagne. Au-delà d’un ajustement par la politique de famille, je pense qu’il serait bénéfique pour ce pays et pour la plupart des pays de l’Union européenne de s’ouvrir plus pour les populations étrangères et de ne pas trop bloquer l’immigration légale. Les pays du Sud ont besoin de formation et de perfectionnement qu’ils pourraient avoir ici. Les sociétés multiculturelles sont un précieux enrichissement.
Quels sont les liens développés avec votre pays et avec Figuig en particulier ?
J’ai huit frères et sœurs installés dans plusieurs régions au Maroc. Mais c’est avec Figuig que je me sens très lié. J’essaie de contribuer d’une manière ou d’une autre à son développement qui s’avère difficile, car c’est une région marginalisée. Nous essayons de faire bouger les choses avec les natifs de cette oasis. Avec notamment l’un des fils de Figuig et ami, Abdeljebbar Khiati, professeur de mathématiques à l’École Polytechnique de Paris et à l’Université Dauphine, conseiller scientifique au ministère des Finances de la France, qui a développé un projet pour la promotion de la palmeraie de Figuig, la principale source économique, qui est actuellement dans sa phase préparatoire associant des sociétés et des associations voulant contribuer à sa réalisation, notamment la Fédération des associations de Figuig, en coopération avec les autorités locales. J’ai mené au nom du Réseau DMK, en coopération avec le ministère MRE et le Centre national des recherches scientifiques et techniques, des actions médicales pour la sensibilisation ainsi que des caravanes médicales avec l’Association médicale de Figuig et avec mes collègues et amis, comme Dr El Jamali El Hassane en 2011. Une autre action est prévue pour début mai 2013. En même temps, un Workshop est prévu sur dix petits projets dans les domaines de la santé et de l’éducation, en coopération avec des partenaires de Flensburg en Allemagne.
Vous vous êtes impliqué dans des projets au pays, comment voyez-vous l’évolution du Maroc ?
Le Maroc présente un énorme potentiel de développement dans les domaines socio-économiques et techniques qui sera garanti par une jeune population. La condition absolument nécessaire pour ce développement serait une formation de haute qualité et généralisée tout en offrant la chance à toutes les couches sociales et aux femmes des régions lointaines. Aucun développement n’est concevable si une grande partie de la population reste exclue du savoir et de la formation professionnelle. La promotion de l’esprit critique faciliterait l’innovation dont les jeunes seraient capables. J’estime que le Maroc est en bonne voie depuis ces dernières années, mais l’effort de l’éducation qualifiée doit s’intensifier beaucoup plus. Un déficit socio-économique risque de persister tant que les frontières algéro-marocaines restent closes, une attitude qui pèse lourdement sur les générations actuelles des deux pays.
On a beaucoup travaillé sur la mobilisation des compétences marocaines installées à l’étranger. Quel peut être, selon vous, cet apport et vous-même comment y avez-vous contribué ?
Les Marocains résidant en Allemagne peuvent agir comme un pont entre les deux sociétés. L’objectif des huit groupes de travail de DMK e.V. est de promouvoir cette coopération et de la faciliter par l’expérience de nos ressortissants marocains en Allemagne dans leurs domaines de compétence. L’éducation, la formation et la qualification, le transfert du know how et l’application des guide-lines et standards sont des objectifs de premier plan. Créé en 2009, DMK a déjà réalisé plusieurs projets en coopération avec le ministère des MRE, le CIM (GIZ) et autres institutions gouvernementales et non gouvernementales.
Dans le domaine de la médecine, dont je suis chargé de diriger le groupe «Médecine et Santé», nous avons conclu des conventions de coopération avec les CHU de Rabat, de Casablanca et d’Oujda. Un Symposium et un workshop conjoints au nom de DMK ont eu lieu en avril 2012 avec les Sociétés marocaine et allemande (DGK) de cardiologie au sein du Congrès annuel de la société DGK pour la première fois à Mannheim en Allemagne. Au nom du Réseau des compétences médicales des Marocains du monde (C3M), un premier Forum a eu lieu à Casablanca en coopération avec les ministères des MRE et de la Santé ; 21 projets de coopération y ont été présentés.
Le prochain forum est prévu pour début novembre 2013. Des stagiaires ont été entraînés aux techniques médicales avec le soutien de l’hôpital de Flensburg. Il y a aussi des compétences marocaines qui peuvent contribuer au développement des techniques sophistiquées en Allemagne dans l’un des projets de coopération dans les sciences appliquées que nous envisageons au Réseau C3M. C’est le cas du Professeur Omar Bouattane, enseignant et chercheur, sur le traitement de l’imagerie de l’IRM et télécommunication à l’ENSET de l’Université de Mohammedia. Des actions médicales sont prévues avec mon groupe médical de DMK dans la région d’Essaouira. Un équipement des urgences pour l’hôpital et l’ambulance de Figuig offert par mes collègues médecins-chefs de Flensburg sera délivré au personnel médical en mai 2013.
Du matériel médical et de recherches scientifiques sera transféré de temps en temps aux universités et institutions selon le besoin et la disponibilité, avec le soutien logistique de l’Association Espoir Trait d’union (AETU, présidente : Mme Fatiha Bouhlal Bennani), mais ce transfert ne constitue pas une priorité de notre coopération, plutôt basée sur les effets durables de nos activités.
Afin de soutenir nos projets de développement, des conventions seront signées prochainement par les ministères des MRE, de la Santé et de l’Enseignement supérieur. En Allemagne, il s’agit de soutenir les ressortissants marocains dans leur formation, leurs projets scientifiques ou d’apporter un appui aux mères marocaines dans l’éducation de leurs enfants, en collaboration avec les autorités locales.
La condition nécessaire pour la réalisation des projets est de les développer selon les règles standards de qualité, la désignation d’interlocuteurs compétents et fiables, une communication rapide, un accompagnement continu et une supervision irréprochable.
