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Désastreux dégels

Par Sergei Karaganov
Président honoraire du présidium du Conseil de défense et de politique étrangère russe. Doyen de la Faculté d’économie et de politique internationales de l’École supérieure d’économie de Moscou.

Désastreux dégels
La Russie a mené une guerre de presque dix ans en Tchétchénie et imposé la paix en Transnistrie.

Pendant la Guerre froide, l’Union soviétique, et dans une moindre mesure les États-Unis, ont imposé des limites aux activités des sociétés et des États, entraînant le «gel» d’anciens conflits entre des pays plus petits. À la suite de l’effondrement de l’Union soviétique dans les années 1990, ces différends ont commencé à «dégeler».

La Yougoslavie, où les tensions interethniques étaient déjà vives, fut le premier pays à être morcelé par les conflits. Peu après, une guerre a éclaté entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, suivie d’affrontements en Tchétchénie et en Transnistrie. Bien que certains conflits aient fait l’objet d’une intervention – l’Occident a fini par s’interposer militairement en Yougoslavie, tandis que la Russie a mené une guerre de presque dix ans en Tchétchénie et imposé la paix en Transnistrie –, d’autres conflits, comme celui entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ont simplement été à nouveau gelés.

Fort heureusement, tous les conflits potentiels n’ont pas éclaté. L’Union soviétique ne s’est pas désintégrée dans la violence – une issue qui ne peut s’expliquer que par une intervention divine ou le fruit du hasard. Malgré la montée en puissance des sentiments nationalistes et une méfiance réciproque, les pays d’Europe centrale et orientale ont également évité le pire, grâce à leur adhésion rapide à l’OTAN et à l’Union européenne.

À ce stade, le monde a poussé un soupir de soulagement collectif. Mais au début des années 2000, la mondialisation a provoqué un «second dégel» en favorisant une croissance économique rapide de pays d’Asie dont le développement était depuis deux siècles limité par la domination de pays occidentaux, les règles et institutions de la Guerre froide et une pauvreté généralisée.
Avec la puissance économique est venu un poids stratégique croissant, donnant naissance à l’apparition de géopolitiques régionales forgées par les préoccupations et les intérêts nationaux et non par des forces externes. Les échecs de l’Occident en Irak et en Afghanistan, suivis de la crise économique mondiale (qui a exposé des faiblesses structurelles aiguës des États-Unis et de l’Union européenne que leurs gouvernements démocratiques ne sont pas parvenus à régler), ont accéléré ce processus.

En conséquence, l’Europe a pour ainsi dire renoncé à jouer un rôle géopolitique sur la scène mondiale comme l’atteste la disparition de sa présence, abstraction faite des échanges commerciaux, en Asie de l’Est. Bien que les États-Unis conservent une influence considérable, la combinaison de problèmes économiques structurels, d’une élite divisée et de deux défaites militaires de fait a limité leur capacité à exercer ce pouvoir. Des alliances anciennes – comme l’Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est, Le Traité d’Organisation du Moyen-Orient, ou le Pacte de Bagdad, et le Traité tripartite de sécurité entre l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis – sont aujourd’hui obsolètes ou moribondes. Et forger de nouvelles alliances s’est révélé difficile, comme le prouve l’exemple de l’Inde, refusant les propositions avancées, avec une humilité inhabituelle, par les États-Unis.

Dans le même temps, la stabilité en Asie est menacée par des différends territoriaux toujours plus vifs en mers de Chine méridionale et orientale, avec le retour d’anciennes revendications sur le devant de la scène. La région est également en proie à une course aux armements, principalement en mer. Tous les pays craignent la Chine qui, bien que relativement pacifiste, ne se donne plus la peine de dissimuler ses capacités militaires croissantes. Et étant donné qu’aucune architecture de sécurité régionale ne doit voir le jour dans un avenir proche, le retrait de l’Occident de la région a créé un vide sécuritaire.
Et dans le Grand Moyen-Orient, la chute d’une dictature laïque après l’autre, couplée au relâchement des contraintes externes, a donné lieu à l’émergence de nouvelles – et au retour d’anciennes – craintes, différends religieux et méfiance des étrangers et des Occidentaux en particulier. L’ensemble de la région est donc entré dans une période de conflit, de dégradation sociale, de nationalisme émergent et de progression du fanatisme religieux.

L’éventualité la plus préoccupante est toutefois celle d’une désagrégation de l’Union européenne, qui donnerait lieu à un troisième dégel. La création de l’UE, destinée à rompre le cycle destructeur de l’affirmation des nationalismes européens, à l’origine de l’émergence de deux systèmes totalitaires et de deux guerres mondiales, revenait à expérimenter un nouvel ordre social et humain. Après avoir été son propre pire ennemi – et donc du reste du monde –, l’Europe est devenue un symbole de paix. Mais, se reposant sur les lauriers des pères fondateurs, les dirigeants successifs de l’UE n’ont su percevoir les problèmes de compétitivité posés par la mondialisation. Ils semblent avoir oublié que la motivation sous-jacente du projet européen était politique et pas économique, une amnésie qui les a conduits à précipiter l’élargissement de l’Union et à établir des objectifs irréalisables. Ils sont aujourd’hui contraints de réparer leurs erreurs en révisant entièrement le cadre institutionnel de l’UE et de la zone euro.

Et parallèlement, les Européens doivent se préparer à une transformation plus profonde encore. Pour renouer avec la compétitivité économique, les pays européens devront renoncer à une grande partie de leurs prestations sociales et réformer leurs institutions politiques. La majorité des Européens préfère ignorer le défi imminent que représente cette réforme politique radicale en raison du déclin de la qualité de vie qu’elle implique.

Les dirigeants mondiaux doivent encourager l’Europe à s’attaquer à ses problèmes de front en offrant des conseils, un soutien financier et des critiques constructives. La Russie doit continuer à demander la conclusion d’une Alliance de l’Europe – un nouveau cadre pour les relations économiques et diplomatiques entre l’UE, la Russie et le reste de l’Europe élargie – qui pourrait offrir une résolution de la crise systémique de l’Europe.

Le premier dégel a eu de graves conséquences. Les dirigeants mondiaux doivent aujourd’hui faire en sorte de minimiser les retombées du deuxième, et faire tout leur possible pour empêcher le troisième.
Copyright : Project Syndicate, 2013.
www.project-syndicate.org

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