La seconde intervention, celle de Driss Yazami, président du Conseil national des droits de l‘Homme sur «la situation des droits de l’Homme au Maroc» a permis de décrypter les mutations du Maroc actuel, mutations démographiques, urbaines et culturelles, et les différents paliers de réformes lancées depuis une décennie : code de la famille, reconnaissance du pluralisme culturel avec l’amazigh comme langue officielle, création de l’Instance équité et réconciliation et réformes de la Constitution.
L’intervenant a rappelé que la politique, «c’est la gestion pacifique de la contradiction», une gestion orale quelque peu malmenée au cours de la table ronde portant sur «Les acteurs politiques autour de l’avenir économique et politique du Maroc», qui réunissait le ministre Abdelouahed Souhail, le SG de l’USFP Driss Lachgar, Moncef Belkhayat, membre du BP du RNI, et Alexandre Kateb, directeur de Compétence finance, et qui fut suivie d’un débat intense. Une intensité et une tension qui ont mis en évidence le conflit de temporalité avec, d’un côté, la réalisation des chantiers qui requiert un temps long et, de l’autre, le «ici et maintenant, voire l’urgence» des jeunes qui vivent sur le mode du changement, bousculant les idées et les représentations mentales. Après avoir rappelé la dimension africaine du Maroc, Chakib Benmoussa a souligné que «cette dimension africaine du Maroc ne peut être appréhendée sans une référence particulière aux régions sahariennes du sud du Maroc. Le CESE a initié un travail pour l’élaboration d’un nouveau modèle de développement des provinces du Sud».
Après avoir présenté le CESE, «assemblée constitutionnelle indépendante représentant la pluralité de la société civile organisée et espace de dialogue social et civil et d’élaboration de grands contrats sociaux, favorisant une démocratie participative complémentaire à la démocratie représentative», l’intervenant a présenté les premiers contours du modèle de développement des provinces du Sud. Un modèle également à l’ordre du jour d’une rencontre qui a eu lieu à Paris le 11 juin, sur le thème de la régionalisation hissée aujourd’hui au rang de priorité nationale et animée par les directeurs des Agences du Nord, du Sud et de l’Oriental.
Allocution de Chakib Benmoussa, président du CESE du Maroc devant l’Association des étudiants marocains de France, au CESE, Palais de Iéna à Paris
Le contexte général
Le Sahara a toujours été une zone de transition entre le nord du Maroc et l’Afrique subsaharienne. Les routes commerciales les plus prospères traversaient la partie occidentale du Sahara pour rejoindre l’Afrique de l’Ouest. Le Maroc saharien figure parmi les déserts les plus arides de la planète, avec des ressources naturelles limitées (eau, terres arables…) et une densité de population faible concentrée sur quelques villes ; ces contraintes ont créé le besoin d’une complémentarité vitale entre nomadisme et monde oasien. Elles ont aussi favorisé le développement d’une identité culturelle forte, fruits d’influences africaine, amazighe et arabe. C’est enfin une région dont le rayonnement est lié à sa dimension spirituelle et religieuse.
Depuis sa décolonisation en 1975, le Sahara fait l’objet d’un différend régional soumis aux Nations unies pour lequel de nombreux plans de solution ont été envisagés sans pouvoir aboutir. Le Maroc, après avoir pris acte de cette situation de blocage, a en 2007 pris l’initiative de présenter un plan pour une large autonomie pour le Sahara dans le respect de sa souveraineté et de son intégrité territoriale. Ce plan a été considéré comme une base sérieuse et crédible pour un règlement politique négocié et nécessite pour sa réussite que toutes les parties fassent preuve de flexibilité, d’esprit de réalisme et de compromis. Le nouveau contexte régional, né des conséquences des «Printemps arabes» et des problèmes sécuritaires liés au développement du terrorisme sahélien, rend encore plus que par le passé nécessaire de trouver un règlement à ce conflit et d’œuvrer à la construction du Maghreb arabe.
En attendant l’aboutissement des négociations menées sous les auspices des Nations unies pour mettre en œuvre le statut d’autonomie qui sera arrêté, le Maroc reprend l’initiative en décidant d’appliquer dans une approche souveraine la régionalisation élargie comme le prévoit la Constitution de 2011, et cela, en commençant par les provinces du Sud. Sa Majesté le Roi, dans un discours adressé à la Nation, a clairement indiqué la volonté de l’État d’élaborer un nouveau modèle de développement pour les provinces du Sud qui s’inscrive dans le cadre de la régionalisation avancée et lui donne corps sur le plan économique, social, culturel et environnemental et a demandé au CESE d’y contribuer.
L’objectif de ce nouveau modèle de développement est de créer plus de richesses et d’emplois en faveur des populations locales et de favoriser l’éclosion d’une économie régionale attractive et prospère. La régionalisation, en valorisant les spécificités du Sahara, permettra à celle-ci de retrouver sa place naturelle, dans son espace géopolitique et géostratégique, en lien avec l’Afrique subsaharienne et en intégration avec le Nord. L’attention particulière accordée aux volets économique, social et culturel et à un développement durable et sain est le meilleur moyen d’assurer la stabilité régionale, et cela, à un moment où la région du Sahel connait une recrudescence des trafics en tout genre et subit les effets du terrorisme. Ce faisant, le Maroc crée les conditions pour faire de cette région, une zone de paix et de prospérité en mesure de rayonner sur l’ensemble du Grand Nord-Ouest africain. En d’autres termes, c’est en favorisant l’éclosion d’une économie locale, viable et attractive que nous pouvons transformer les provinces du Sud en un trait d’union avec l’Afrique et un pôle régional de coopération.
Le diagnostic préliminaire : des résultats contrastés
Le territoire des provinces du Sud est étendu (416 500 km²) ; il représente 59% du territoire national, mais concentre uniquement 3% de la population nationale (946 000 hab.), avec un taux d’urbanisation moyen de 74%, atteignant 95% dans les régions sud. Ces contraintes influencent le modèle de développement de la région. L’intervention de l’État dans ces régions a été forte au cours des 35 dernières années. Il y a des avancées réelles qui ont été réalisées dans un contexte difficile, un contexte de guerre pendant plus de la moitié de cette période. Il a fallu assurer la sécurité des populations ; réaliser les infrastructures de base : ports, aéroports, réseau routier, réseau de communication, habitat… ; développer les capacités humaines en terme d’éducation, de formation, de santé ; lutter contre la pauvreté, l’analphabétisme par le recours à de nombreux dispositifs d’aide. Cette politique a donné des résultats puisque le PIBR (produit intérieur brut régional) par habitant est supérieur à la moyenne nationale et que les indicateurs sociaux dans cette région se situent dans la tranche supérieure, mais il subsiste de réels problèmes de décollage économique et de création de valeurs locales : l’économie de la région est peu diversifiée et reste fortement dépendante de deux secteurs, à savoir l’administration publique qui contribue à 36% du PIBR et 27% des emplois posant une question de soutenabilité budgétaire à terme et d’équité territoriale, et la pêche avec 17% du PIBR et 35% des emplois ; une économie qui reste fortement soutenue par l’État central dans une logique de rattrapage (des dépenses publiques de 10 à 12 milliards de DH pour des recettes publiques de 1à 2 milliards de DH ; un investissement public massif de 5 milliards de DH par an réalisé à 85% par l’État central et les entreprises publiques, soit un inv./hab. supérieur à 1,5 fois la moyenne nationale) ; un chômage persistant qui avoisine les 17%, et qui touche inégalement certains segments de la population locale, particulièrement au niveau des jeunes sahraouies et des femmes, notamment ceux avec des niveaux de formation moyens et élevés ; des tensions sociales qui résultent en partie des difficultés de cohésion sociale et d’intégration, et cela, malgré des aides directes et indirectes dédiées au territoire qui représentent près de 4,6 milliards de dirhams (Promotion nationale, aide alimentaire, double solde, subventions alimentaires et hydrocarbures, exonérations d’impôts…).
Le constat qui est fait est que malgré tous les efforts consentis, malgré les réalisations, le résultat en termes de développement économique, de création de richesses locales, de création d’emplois, de cohésion sociale est en deçà des attentes actuelles. Il n’y a pas eu un réel «take off» ou décollage économique avec une implication forte du privé. Le contexte géopolitique et la gouvernance des provinces du Sud n’ont pas favorisé l’émergence d’une culture partagée du développement de la région, ni une implication forte des acteurs concernés ou une cohérence des politiques publiques mises en œuvre. L’État demeure le premier investisseur et employeur dans les provinces du Sud ; l’investissement privé et les initiatives individuelles restent largement insuffisants.
Comment répondre aux attentes des populations locales en matière de droits essentiels ? Comment prolonger l’effort de l’État et encourager le développement d’un privé productif qui investisse sur le long terme en tirant profit des atouts de la région ? Comment renforcer le lien social entre les différents segments de la population ? Comment favoriser la citoyenneté et le vivre ensemble ? Quelle politique urbaine et d’aménagement du territoire faut-il privilégier ? Comment s’inscrire dans une logique de développement durable et encourager la protection des écosystèmes fragiles comme la baie de Dakhla ? Telles sont les questions auxquelles se propose de répondre ce nouveau modèle.
L’effectivité des droits essentiels
Dans le cadre de ses travaux, le CESE a commencé par analyser «l’effectivité des droits humains fondamentaux, économiques, sociaux, culturels et environnementaux dans les provinces du Sud» et a présenté ses résultats dans un rapport d’étape qu’il vient de publier. Ce rapport a procédé, au regard de normes universelles et de principes opposables, à un «état des lieux» du développement humain dans les trois régions du Sud, en s’appuyant sur le référentiel de la Charte sociale adoptée par le CESE. Ce rapport souligne les avancées substantielles qui ont été réalisées, notamment en termes de bien-être social, de réduction de la pauvreté et des inégalités, les nombreux acquis qui méritent d’être consolidés, en particulier en termes de sécurité, d’espérance de vie, de généralisation de l’enseignement, d’accès aux services publics de base et au logement, mais souligne aussi des points faibles qu’il convient de dépasser : l’inadéquation de certaines politiques de développement (environnement, urbanisation, santé de base, éducation et formation, distribution des aides sociales), les allégations de non-effectivité du cadre législatif et réglementaire en vigueur, un dialogue civil insuffisant et des attentes considérables de la société civile. Partant de ce constat, le rapport d’étape propose que le modèle de développement soit fortement ancré dans les principes fondamentaux définis par la nouvelle Constitution et soit concrétisé par la mise en œuvre des objectifs de la Charte sociale élaborée par le CESE, le tout dans le respect des spécificités de la région (promotion des droits humains essentiels, gouvernance qui s’inscrit dans le cadre de la régionalisation élargie, des principes de solidarité interrégionale et de démocratie participative, la transparence et la reddition des comptes).
Sur la base de ce diagnostic, le rapport identifie cinq enjeux fondamentaux pour libérer la dynamique de développement et consolider la démocratie dans les régions du Sud. Ils concernent :
• le pilotage des politiques publiques locales, pour les orienter vers la création de richesse et de l’emploi et vers une plus grande transparence, équité et justice sociale ;
• le recentrage du bénéfice des ressources de la région sur les besoins fondamentaux des citoyens de ces provinces ;
• la protection de l’environnement et l’engagement en faveur du développement durable ;
• la valorisation du référentiel culturel régional et le renforcement de sa contribution au développement ;
• les mesures et mécanismes de rétablissement de la confiance et de consolidation du lien social et de la cohésion entre toutes les composantes de la population.
Les grandes lignes du modèle
Pour relever ces défis, il convient de repenser le modèle de développement actuel à travers un ensemble d’inflexions majeures au niveau des politiques publiques menées dans la région :
• Économique : prolonger l’action de l’État par le privé, promouvoir l’économie sociale et solidaire, définir des modalités transparentes de gestion des ressources naturelles à même de faciliter le recours aux IDE dans le domaine de l’exploration et de la valorisation de ces ressources et d’impacter le développement et les conditions de vie des populations locales.
• Social et culturel : favoriser la mixité entre les différents segments de la population ; définir des filets de sécurité pour les plus vulnérables ; proposer des mesures positives en faveur des populations locales dans les domaines économique et social ; favoriser un retour digne et une intégration réussie des populations sahraouies actuellement dans les camps de Tindouf.
• Développement humain : améliorer les indicateurs de développement humain en matière d’éducation et de santé ; renforcer le bien-être et la cohésion sociale ; valoriser le patrimoine culturel de la région.
• Aménagement du territoire et environnement : mettre en œuvre une politique des villes qui prend en compte les exigences de l’aménagement du territoire et de la durabilité ; sauvegarder les écosystèmes en péril.
• Implémentation et gouvernance : cohérence d’ensemble des politiques publiques, mécanismes de pilotage du projet de développement ; participation effective des populations ; gestion graduelle de la transition.
Telles sont les grandes lignes du modèle de développement en cours d’approfondissement au niveau du CESE pour un rapport final attendu en octobre.