Les révoltes dans le monde arabe fin 2010 et début 2011 ont modifié les rapports de force au Moyen-Orient, avec l’apparition de gagnants et de perdants. Mais forces et faiblesses de la plupart des acteurs étant susceptibles d’évoluer rapidement, l’équilibre régional des pouvoirs régionaux reste volatil.
Dans le contexte actuel, l’Égypte reste l’un des acteurs les plus importants de la région, le succès ou l’échec de sa transition politique et économique affectant le développement des autres pays arabes. Néanmoins, sa situation est plombée par des difficultés intérieures, notamment son économie chancelante et des problèmes de sécurité face auxquels la police cède la place à l’armée.
En définitive, son influence dépendra de la capacité du premier gouvernement élu démocratiquement, avec le président Morsi à sa tête, à prendre des décisions difficiles et à réaliser l’unité intérieure. Une gouvernance efficace serait un modèle, au moins partiel, pour beaucoup des voisins de l’Égypte. De ce point de vue, la Turquie est un bon exemple. Sa puissance repose essentiellement sur une activité économique en plein boom. Sa puissance militaire, pour impressionnante qu’elle soit, est d’une utilité limitée en tant qu’instrument de pouvoir, et son influence politique est souvent surestimée, notamment en ce qui concerne la Syrie. Un rapprochement avec Israël et surtout une paix durable avec sa population kurde donnerait un élan considérable à son influence régionale.
Israël reste aussi gagnant sur tous les tableaux, malgré la transformation de son environnement et son absence totale de «soft power» dans la région. La chute attendue de son ennemi le plus sûr, le président syrien Bachar Al-Assad, l’inquiète presque autant que la perte de son allié, l’ex-président égyptien Moubarak. L’économie d’Israël et sa force de dissuasion étant au plus fort, aucun acteur régional ne constitue pour lui une menace à court terme. La politique volontariste menée par le Qatar depuis 20 ans pour étendre son influence a porté ses fruits, au point que son pouvoir d’attraction est maintenant considérable. Depuis 2011, il intervient de plus en plus dans les affaires de ses voisins, soutenant la révolution en Libye, le gouvernement égyptien et l’opposition syrienne.
Pourtant, le Qatar en fait peut-être trop. Il a des moyens financiers d’envergure, mais c’est tout. Il a été critiqué pour son intervention en Syrie et son soutien aux Frères musulmans. S’il ne fait pas preuve de plus de sagesse, il pourrait perdre la légitimité qui sous-tend son action.
La guerre civile en Syrie met en évidence sa perte d’influence (autrefois considérable) dans la région. Le pays est devenu l’enjeu d’une bataille géopolitique entre les autres acteurs régionaux. Étant donné notamment l’armement lourd dont dispose le régime d’Assad, les livraisons d’armes des pays du Golfe à l’opposition syrienne ne suffisent pas à décider de l’issue du conflit. Quant à cette opposition, elle n’est pas parvenue à s’approprier l’influence et la réputation dont bénéficiait le régime d’Assad.
Mais quel que soit le rapport de force entre le régime et l’opposition, il ne faut pas s’attendre de si tôt à la réapparition d’un pouvoir central fort en Syrie. Au mieux, le conflit en cours débouchera sur un État décentralisé ou un État fédéral ; au pire, sur une situation de type somalien. Dans les deux cas, la Syrie se retrouvera dans le camp des perdants.
L’Irak aurait pu être dans le camp des vainqueurs s’il avait pu s’appuyer sur le redémarrage de son industrie pétrolière et le retrait des troupes américaines pour stabiliser la situation politique et assurer son influence régionale. Mais le gouvernement du Premier ministre Nouri Al-Maliki étant largement considéré comme autoritaire et sectaire, le pays n’a pu regagner son influence.
Par ailleurs, la probabilité de voir le Kurdistan irakien parvenir à une indépendance de facto ou de jure est plus grande que jamais. Les Kurdes d’Irak pourraient même étendre leur influence au nord de la Syrie à majorité kurde, devenant ainsi un acteur régional plus important que le gouvernement irakien de Bagdad.
Non loin de là, l’Iran paraît être le pays qui tire le mieux son épingle du jeu. Il a réussi à s’accommoder des sanctions de plus en plus dures de la communauté internationale, tout en conservant son programme nucléaire et en continuant à négocier avec le groupe des 5+1 (les 5 membres permanents du Conseil de sécurité plus l’Allemagne). Il a renforcé son influence sur l’Irak et son soutien au régime d’Assad, un allié essentiel, ce qui permet à ce dernier de se maintenir au pouvoir beaucoup plus longtemps que prévu.
Mais la polarisation politique croissante de la région pourrait remettre en question la position de l’Iran. Le clivage entre sunnites et chiites marquant de plus en plus les conflits régionaux, il devient difficile à un Iran à majorité chiite d’accroître son influence dans des pays à majorité sunnite.
Et son soutien au régime brutal d’Assad nuit à son influence autrefois considérable dans les autres pays arabes. L’Arabie saoudite paraît elle aussi tirer son épingle du jeu, car elle réussit à faire face à une menace stratégique d’envergure, engendrée par la politique iranienne qui vise à affaiblir sa position, les troubles sociaux à Bahreïn, le royaume voisin allié, et la montée des Frères musulmans en Égypte. Par ailleurs, les dirigeants saoudiens sont de plus en plus méfiants à l’égard de leur allié américain dont dépend leur sécurité.
Néanmoins, ils sont confrontés à d’importants problèmes intérieurs, notamment de grandes disparités économiques, des services inadéquats, une frustration croissante due à l’absence de liberté politique et à des difficultés liées au processus de succession au sein de la famille royale. Même si l’influence du royaume saoudien diminue, ses richesses pétrolières lui permettront sans doute de rester un poids lourd régional.
Les acteurs non étatiques jouent aussi un rôle crucial dans l’équilibre des pouvoirs au Moyen-Orient. Les minorités religieuses sont de plus en plus menacées. Oppressés dans le passé, les Kurdes gagnent du terrain, et de tous les groupes politiques transnationaux, ce sont les Frères musulmans qui sont les grands vainqueurs.
Mais le succès des islamistes s’accompagne de nouveaux défis. Les gouvernements dans lesquels ils sont majoritaires doivent encore faire leurs preuves sur le front socio-économique, tout en établissant des institutions démocratiques. Paradoxalement, ils ne pourront prétendre y être parvenus qu’après avoir reconnu leur premier échec électoral. Toutefois, le véritable défi de tous les gagnants de la région sera de traduire leur victoire d’aujourd’hui en un régime stable et crédible à long terme.
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