Le jeune Aymane joue avec sa bicyclette dans l’espace de jeu de la résidence, après une mauvaise manipulation il tombe. Il se fait mal au bras et la douleur l’empêche de bouger, il ne fait que pleurer et crier son mal… Une dame l’aperçoit du haut de son balcon, elle accourt, le porte et l’emmène chez lui. Après maintes sonneries, personne ne répond, le petit Aymane entre deux hoquets explique que ses parents travaillent et que la personne censée le garder est partie au marché. La gentille dame revient chez elle, prend les clés de sa voiture et emmène l’enfant à la clinique la plus proche. Radiographie, plâtre et tout ce qui s’en suit, ils étaient de retour à la maison après 2 h 30. Il était déjà treize heures et les parents d’Aymane tournaient en rond chez eux, inquiets, attendant leur enfant n’ayant d’informations que celles relatées par le concierge. La dame, c’est Soumaya, leur voisine de l’immeuble d’en face, elle-même est mère de trois enfants. «C’est la moindre des choses que je vienne au secours de l’enfant de mes voisins, je n’allais quand même pas le laisser se tordre de douleur ou alarmer ses parents à leur travail»…
Des propos et une scène qui relève presque du rêve par les temps qui courent. Certes dans un quartier populaire de Fès ou une ruelle de Khouribga ces gestes restent présents, mais sans doute pas dans les quartiers résidentiels des grandes villes du Royaume. Ascenseurs en panne, escaliers sales, détritus amoncelés dans les paliers, habitants rechignant à payer leur cotisation… La prolifération des logements en copropriété ces dernières années a rendu difficiles les relations entre voisins et les problèmes sont légion. Le fait le plus courant et qui est révélateur de l’état d’esprit qui règne en copropriété est celui des retards de règlement des dus des syndics. Il est devenu quasiment naturel de voir à l’entrée d’un immeuble – même des plus huppés – ou dans l’ascenseur affichée la liste des retardataires. Cela quand l’ascenseur n’est pas en panne. Pourquoi ? Parce que tel ou tel habitant du premier ou du deuxième étage n’est pas gêné de prendre les escaliers, c’est moins contraignant pour lui que de payer 1 000 DH pour la réparation d’une machine qui ne lui sert pas et tant pis pour ceux qui «sont perchés» en quatrième, cinquième, sixième… étages.
Abderrahmane H., copropriétaire d’un immeuble assez ancien au quartier Maârif de Casablanca ne fait qu’étayer ce constat : «Cela fait cinq ans que je me tue à convaincre, un à un, les habitants de l’immeuble pour installer l’interphone et la minuterie d’éclairage pour qu’enfin on puisse fermer la porte de l’immeuble, dont le hall est assailli tantôt par des vendeurs ambulants tantôt par des voyous. Le budget que l’on réunit par mois suffit à peine à assurer une propreté approximative des escaliers et aucun des cinq habitants, pourtant tous des cadres actifs, ne veut payer, même en tranches, les 2 500 DH qui nous suffiraient pour avoir la paix et la sécurité.» Même son de cloche chez le responsable d’un syndic dans un immeuble haut standing à Hay Riad-Rabat : «En assemblée générale la liste des revendications et des exigences n’en finit pas, mais quand il s’agit de réunir les participations il faut se lever tôt !
Il y a ceux qui se font tous petits et sont tout le temps occupés au point de ne pouvoir nous accorder cinq minutes et il y a ceux qui vivent ici de manière saisonnière et refusent de payer les mois durant lesquels ils sont absents…» Comme quoi la vie en copropriété n’est pas toujours rose, le problème réside dans les mentalités sans doute parce que le concept est relativement récent dans les habitudes d’habitation des Marocains.
Ce n’est qu’à partir des années 1980, et surtout 1990, que les immeubles en copropriété ont commencé à fleurir. Mais aussi dans l’ignorance de la loi, pourtant l’article 13 de la loi 18.00 sur la copropriété, est clair : «Tous les propriétaires d’un immeuble divisé en appartements, étages ou locaux, se trouvent, de plein droit, groupés dans un syndicat représentant l’ensemble des copropriétaires et ayant une personnalité morale et une autonomie financière. Il a pour objet la conservation de l’immeuble et l’administration des parties
communes.
Le syndicat est administré par une assemblée générale et géré par un syndic. Tout copropriétaire, stipule la même loi, est tenu de participer aux activités du syndicat, notamment aux décisions prises par l’assemblée générale par voie de vote». Ceci pour les relations de voisinage en copropriété quant au voisinage dans les quartiers populaires et logements sociaux ce n’est pas non plus de tout repos. Fini ou presque le voisin quasi membre de la famille d’antan... les uns sortent leur poubelle et la dépose à quelques pas de chez eux devant la porte du voisin, les autres se permettent de jeter par les balcons quelques-uns de leurs déchets, ils se bagarrent pour les places de stationnement, les bruits nocturnes ne sont pas en reste, les tantes caïdales, spéciales événements, bien grandes qui jonchent, tout au long de trois à quatre jours, au beau milieu de la ruelle bloquant l’accès à tous les automobilistes et même aux habitants… et ils refusent aussi de payer le gardien de nuit qui veille sur les voitures des autres et de fait sur la sienne.
Bref, le Marocain (citadin) ne se soucie plus de son voisin. «Le cas de figure devenu fréquent quant à ces lieux (immeuble, résidence…) est qu’il n’y a que le “Soi” et les “Siens” qui comptent, quant à autrui c’est le non-respect qui lui est destiné, ainsi on observe que le sens de solidarité est éclaté au profit d’un égocentrisme en voie de s’invétérer dans les usages (…) des sentiments d’hostilité s’instaurent et les uns deviennent ennemis des autres. Voir que les tribunaux accueillent de plus en plus de conflits traversant la vie de voisinage et principalement de la nature des problèmes évoqués», explique Pr Abdelkrim Belhaj, psychosociologue. Des conflits qui s’érigent en grosses disputes et en litiges qui finissent rapidement aux postes de police.
D’ailleurs lesdits litiges atterrissent aux départements de justice de proximité qui ont été mis en place pour désengorger les tribunaux de première instance et des centres de juges résidents.
Tout ceci pour dire que nous nous éloignons de plus en plus des valeurs et principes de l’Islam concernant la relation avec le voisin auquel il ne faut pas nuire sous quelque forme que ce soit : «Le prophète dit : “Par Dieu ! Il n’est pas véritablement croyant ! Par Dieu ! Il n’est pas véritablement croyant ! Par Dieu ! Il n’est pas véritablement croyant !” On lui demanda de qui il s’agissait. Il expliqua : “Celui dont le voisin ne se sent pas à l’abri de sa nuisance !”», (Hadîth rapporté par Boukhârî).
L’évolution de la vie communautaire selon Abdelkarim Belhaj, psychosociologue
«Le voisinage est devenu beaucoup plus source d’ennuis que de plaisir. Dès lors, c’est une tendance à des conduites “enclavables” animées, paradoxalement, par un esprit de solitude»
Selon une certaine conception relative à la vie urbaine contenue dans l’immeuble, est que celle-ci traduisait une nouvelle forme de la vie communautaire telle quelle s’organisait en village, et donc, une appellation a été attribuée en tant que «village vertical». Mais, à voir la réalité des choses, on observe que l’évolution est bien problématique quant à la vie communautaire elle-même, car le voisinage est devenu beaucoup plus source d’ennuis que de plaisir. Dès lors, c’est une tendance à des conduites «enclavables» animées, paradoxalement, par un esprit de solitude. Cela traduit un sens psychologique qui peut être décrit en termes d’homéostasie (équilibre psychologique interne), lorsqu’elle n’est pas assurée, alors l’extériorisation devient une issue pour la rétablir.
D’autant plus qu’avec le voisinage, ce sont des relations formelles qui lient les habitants, pour ne pas dire les cohabitants, puisqu’il s’agit d’une coexistence collective. Mais, le fait est que c’est cette existence qui est mise à l’épreuve. Les uns manifestent la leur de manière imposante, sans distinction, dans leurs espaces privés ou partagés, d’autres se font discrets bien que leur vie oscille entre le fait de subir ou de concilier. Il s’agit d’une question de perception et de prise de conscience de l’espace et de territorialité, en tenant compte de la distinction entre les exigences des espaces communs ou partagés et les espaces privés. Sauf que, dans la pratique, pour ce qui est du fait d’occuper et d’investir ces espaces, la situation laisse beaucoup à désirer, et la notion de territoire, notamment commun, parait absente du répertoire des gens. En ce sens que, ce territoire défini comme primaire désignant le logement personnel et l’habitation collective, car ce sont des lieux occupés, d’une part, a titre privé assurant la fonction d’intimité et, d’autre part, par la communauté des résidants assurant, ainsi, la fonction de solidarité et de sociabilité. Seulement, ce sont des comportements de transgression aux normes et valeurs déterminant l’organisation de ces territoires qui prédominent dans les pratiques.
Alors, le cas de figure devenu fréquent quant à ces lieux, est qu’il n’y a que le «Soi» et les «Siens» qui comptent, quant à autrui c’est le non-respect qui lui est destiné, ainsi on observe que le sens de solidarité est éclaté au profit d’un égocentrisme en voie de s’invétérer dans les usages. Cette solidarité qui renvoie au fait de l’existence en société d’un «lien d’engagement et de dépendance réciproques entre des personnes réunies dans le cadre d’une communauté de destin», et l’immeuble en est une, par excellence. En somme, il semble que l’évolution de la vie urbaine, car c’est une particularité urbaine, notamment dans la logique de la proximité et du partage n’est pas le fort des Marocains pour vivre en harmonie et avec eux-mêmes et avec autrui.
Il n’y a qu’à regarder du côté des appartenances groupales (associations, organisations, etc.) telles qu’elles sont vécues (conflits, désengagements, scissions...) et on comprendra le profil l’emportant dans ce genre de situations de voisinage et de communauté, et une certaine reproduction sociale est bien visible. On dirait, une prédisposition prévaut dans les attitudes des gens s’engageant dans ce type de cohabitations, et le sens des valeurs d’antan est en déperdition.
Témoignages…
«Les voisins ? Des envahisseurs»
«Franchement je suis pour le chacun pour soi. Je ne supporte pas l’intrusion des voisins dans ma vie privée, si je me dispute avec ma femme ou que mon fils pleure ou que je tombe malade, je refuse que le voisin ou la voisine tape à ma porte en clamant “Yak labass ?” (Est-ce que tout va bien ?).
Ça d’un côté, de l’autre les “j’aurais besoin d’un peu de farine, de sel, de menthe, de votre table de salon…”, je les ai en horreur, désolé, mais les épiceries des quartiers existent et je n’ai pas de salon marocain chez moi, alors pitié je n’ai pas à subir ce harcèlement. Si chaque appartement a une porte c’est bien pour protéger “l’intimité de tout un chacun” alors vive le respect de l’autre. Les promoteurs devraient organiser des formations dans ce sens pour les futurs propriétaires, ça résoudrait beaucoup de problèmes».
Tarik, 42 ans, cadre bancaire.
«Dommage que l’égocentrisme sévit»
«J’ai grandi dans un immeuble d’une grande cité, nos voisins étaient notre famille. Ce sont mes tantes, mes oncles, leurs enfants mes cousins, si ce n’est mes frères et sœurs. On partageait tout, le bonheur comme les malheurs. Les bons petits plats des fêtes tournaient de maison à maison, les enfants de la veuve du bas recevaient des vêtements neufs pour les fêtes, des jouets pour Achoura et ceux de l’immeuble D étaient tout heureux de voir arriver leur mouton de l’Aid… Qui payait ? Tous ! L’union fait la force. Une fois mariée, j’ai habité une belle résidence, mais c’est tellement froid que souvent je n’ai pas de réponse à mon “Salam” dans l’ascenseur… Quand je me sens trop seule, je prends mon bol de solidarité dans le quartier de mes parents. J’essaye d’en faire imprégner mes petits aussi, ils connaissent par cœur les prénoms de mes anciennes “cousines” !»
Fadwa, 37 ans, assistante de direction.
«L’incivisme bousille le voisinage»
«J’essaye le mieux que je peux d’appliquer les règles du voisinage comme dictées par notre religion, mais sincèrement je suis découragé devant l’incivisme de mes voisins. Ça ne rate jamais, les sacs de poubelles jonchent systématiquement devant les portes, mais personne ne prend la peine de les descendre ou même d’appeler le concierge pour le faire. Pourtant c’est écrit en gras que les bagnes sont au sous-sol. Quant à la gestion des espaces communs, c’est une autre paire de manches. Les ampoules à changer, l’ascenseur à réparer, le jardin à entretenir, la porte d’entrée de l’immeuble à refermer..., ce n’est pas l’affaire de tous. J’espère que l’expérience de recourir à une société de syndic va venir à bout de ces dysfonctionnements, parce que porter la casquette du copropriétaire et du syndic c’est très lourd !»
Ismaïl, 45 ans, haut fonctionnaire.
