Nous avons tant de mal à pardonner après avoir été blessés au plus profond de nous-mêmes. Pardonner à un parent bourreau, à un agresseur, à une personne qui nous a trahi, qui a commis des violences, qui nous a humilié, ou au chauffard qui a renversé l’un de nos proches implique un cheminement intérieur long et exigeant, difficile à vouloir, dur à parcourir.
Le pardon va rarement de soi. Pourtant, toutes les victimes qui ont pardonné s’accordent à dire que cette démarche les a libérées, qu’elle les a soulagées d’une dette de haine, qu’elle a même insufflé une nouvelle énergie dans leur vie. Le pardon nous libère d’un passé qui n’arrive pas à passer. Le pardon aide à se sentir vivant, retrouver en soi la paix. D’où son utilité pour chacun tout au long de la vie. Le processus opère en partie à notre insu et, surtout, nous ne sommes pas tous égaux devant le pardon. Sa «réussite» dépend moins de l’outrage subi que de la façon dont nous l’avons vécu. Chaque histoire est singulière et il existe autant de pardons que de victimes. Selon l'expérience clinique de trente ans du psychologue et professeur de psychologie américain Robert Enright et de ses collaborateurs, le pardon, qui est désormais un instrument de travail clinique validé par les études, et qui est capable de réduire les différents malaises qui affligent l'homme spécialement dans la société moderne, peut servir aussi au bien-être physique, mental et émotif. Pas seulement : celui qui est capable de le pratiquer augmente même l'estime de soi et l'espoir pour le futur, dans le travail et dans la communauté. Depuis cinq ans, de plus en plus de thérapeutes inscrivent le pardon au cœur de leur pratique.
Le nouveau pardon se pratique d’abord pour soi. Il est pragmatique, quotidien, intérieur. Il peut d’ailleurs se travailler seul. C’est un antibiotique qui permet d’annuler l’effet d’une bactérie. C’est un état intérieur auquel on accède après un travail parfois long, souvent difficile, parce qu’il nous oblige à nous remettre en cause, à assumer notre part de responsabilité, à prendre le risque d’avoir encore mal, à accepter nos limites et celles de l’autre. Pardonner, ce n’est pas valider ni excuser. Ce n’est pas prétendre que tout va bien et serrer les dents. Ce n’est pas une faveur que nous accordons ou une autorisation à recommencer. Ici, l’important n’est pas de savoir si ce qu’on nous a fait est bien ou mal, si le «coupable» mérite d’être puni ou pas.
Un cheminement intérieur en plusieurs étapes, proposé par de plus en plus de thérapeutes.
Ne pas nier la souffrance
Pour être conscient de sa douleur, encore faut-il la ressentir. Or, pour l’éviter, nous développons mille stratagèmes : on oublie, on rationalise, on normalise, on défend la personne qui nous a fait souffrir, on se blâme soi-même ou on blâme quelqu’un d’autre.
Oublier est l’un des systèmes de survie le plus efficace. Quand l’événement est trop insupportable pour notre conscience, nous choisissons de l’éliminer, nous prétendons qu’il n’a jamais eu lieu, en étant dans le déni… On se répète certaines phrases pour ignorer l’événement et continuer à fonctionner. («. Cela aurait pu être pire», «C’est une vieille histoire», «Ça m’a rendu meilleur»…). Cette phase d’ignorance offre un certain confort, sauf qu’elle s’apparente à une anesthésie générale : quand on endort une émotion, on risque de les endormir toutes.
Le passé ne s’efface pas. Inutile de chercher à oublier l’offense. Ce mécanisme de défense enfouit les sentiments de souffrance, quelque part dans l’inconscient, où leur force destructrice continue d’opérer avec encore plus de violence.
Voici, quelques exemples de sentiments de souffrance ressentis par la personne qui n’a pas encore pardonné : autocritique, jugement, rancune, culpabilité, rage, incompréhension, haine, rancœur, dégoût de soi, incapacité à changer.
Décider de ne plus souffrir
Cette étape consiste à décider de ne plus souffrir, à sortir de la violence subie, car la souffrance peut nous paralyser et nous faire perdre nos moyens dans certains cas. Quitte à prendre du champ et à mettre de la distance entre soi et le responsable de sa douleur.
Arrêter de se blâmer soi-même
La plupart des victimes se sentent paradoxalement coupables de ce qui leur est arrivé. S’en vouloir et se sentir responsable de ce qui nous arrive est un bon moyen de se donner l’illusion que l'on contrôle la situation. On va jusqu’à se culpabiliser d’être la cause du comportement de son bourreau. («C’est de ma faute», «Je n’aurais pas dû faire ceci», «Si j’avais fait ceci ou cela, cela ne serait pas arrivé». «Je suis impardonnable de ne pas avoir agi différemment»).
Rester dans cette phase nourrit des comportements autodestructeurs. Celui qui est convaincu que s’il avait fait ceci ou dit cela, la situation se serait améliorée est emprisonné dans son propre jugement. La réalité est que s’il avait pu – ou su – faire autrement, il l’aurait fait. Le blâme de soi-même est l’un des plus puissants destructeurs de l’estime et de l’amour de soi. Il est dès lors nécessaire de tenter de savoir quelle part de nous-mêmes a été blessée, ce qui va permettre de relativiser ce sentiment de culpabilité et d’autoflagellation et la souffrance qui l’accompagne. Est-ce notre orgueil, notre réputation, notre honneur, notre intégrité physique ?
Répondre à cette question va aider à se disculper, c’est-à-dire à reconnaître que sa responsabilité n’est pas engagée. Il s’agit alors de se détacher de son moi idéal, cette image fantasmée de nous-mêmes et de sortir de la litanie de la culpabilisation. Dans certains cas – viol, inceste… – , se pardonner à soi-même peut se révéler indispensable pour continuer à vivre.
Reconnaître l’agresseur comme coupable d’une faute permet de retourner la culpabilité à l’agresseur et, ainsi, de renouer un lien avec soi-même. Cela pourra aussi nous éviter de développer des maladies psychosomatiques, ou des conduites d’échecs professionnels et affectifs à répétition.
Sortir du rôle de victime
Cette phase est la plus douloureuse, et la tentation est grande de s’arrêter ou de repartir en arrière.
Les personnes restent longtemps dans le rôle de victime et continuent à aller mal, à se lamenter, à pleurer. («Je vais mal parce que…», «Comment a-t-on pu me faire une chose pareille ?»)
Cette victimisation a des avantages inconscients : elle évite la prise de responsabilité et engendre une attitude de compassion et de sympathie de la part de l’entourage. C’est ce qui explique qu’il est si difficile d’en sortir pour évoluer vers le pardon.
Exprimer sa colère
Comme l’expliquent certains psychanalystes, la haine est un sentiment très violent, que l’on ne peut pas faire disparaître et qu’on risque de diriger contre soi, déclenchant un processus d’autodestruction, en pratiquant le déni et en portant la faute de l’agresseur sur soi. Exprimer, extérioriser sa colère est le pivot de la guérison, car elle permet de transformer cette énergie de colère en énergie de motivation. Pour pardonner, la victime doit en vouloir à son «bourreau», c’est-à-dire reconnaître sa propre souffrance et accepter qu’elle «sorte». Agressivité, colère, voire haine sont utiles dans un premier temps. En effet, les victimes sont des innocents qui souffrent d’une culpabilité indue, tandis que les bourreaux, le plus souvent, se portent plutôt bien. Après ce temps de colère, le sujet risque parfois de se déprimer. En effet, en atteignant ainsi ses objets d’amour, il va craindre de les détruire et de les perdre par sa faute. Parfois, il retournera sa colère contre lui-même avec le risque de dépression. Exprimer directement sa colère, sa haine ou ses reproches à son agresseur est rarement envisageable : le coupable peut ne pas se reconnaître comme tel, ou exercer une emprise trop forte sur la victime pour qu’elle ose l’affronter. Il est quand même possible de faire un travail de détachement en soi : écrire dans un cahier tout ce qui nous anime, s’ouvrir à une personne de confiance ou encore consulter un psychothérapeute si la situation est trop douloureuse.
Comprendre celui qui nous a blessés
Haine et ressentiment peuvent aider à survivre à une agression, mais à long terme, ils nous détruisent. Pour en sortir, il est utile d’essayer de se mettre dans la peau du coupable. Cela donne du sens à l’acte qui nous a fait mal, et dans une certaine mesure, le rend «acceptable».
Comprendre les motivations du coupable ne vise surtout pas à l’excuser, mais à reconnaître ses faiblesses. Le philosophe Paul Ricœur appelait ainsi à «ne pas limiter un homme à ses actes, aussi monstrueux soient-ils».
Pardonner, c’est comprendre que ceux qui nous ont fait souffrir ne le faisaient pas contre nous, mais contre eux-mêmes, c’est se dire que c’est leur ignorance qui a failli nous détruire, pas leur méchanceté. Tout agresseur est un insatisfait, un frustré, un castré, qui ressent, éprouve, une douleur narcissique intense à type de complexe d’infériorité, tout sentiment d’impuissance engendrant de la haine. Ce processus explique en partie que, très souvent, plus un individu vit dans des conditions de précarité, plus il peut devenir agressif, voire dangereux. Ces individus-là sont de grands angoissés qui ont peur. Pardonner consiste aussi à comprendre ce mécanisme, mais pardonner, c’est surtout et essentiellement ne plus avoir peur de la peur de l’autre. C’est régler comme une angoisse de contamination qui n’est jamais qu’un fantasme de plus. C’est seulement quand nous sommes libérés du pouvoir que nous octroyons à l’autre que nous pouvons changer notre regard sur lui, le voyant de nouveau comme un être humain à part entière. Écoutons une patiente : «Finalement mon père ce n’est pas un monstre, c’est un imbécile.» Au fond, ce qui est en jeu, c’est d’accepter que ses parents aient été strictement ces êtres-là, avec leurs limites, leurs manquements et non pas des parents idéaux. Cette acceptation est essentielle, car elle permet de se percevoir autrement qu’en victime, même si on l’a été. De plus, en vouloir à quelqu’un c’est continuer à attendre quelque chose de lui, donc maintenir du lien. Cette démarche permet de s’engager sur sa propre route, sans dette envers eux.
Se confronter à l’autre
Étrangement, cette phase est optionnelle, essentielle dans certains cas, inutile dans d’autres. Puisque le pardon est un processus que l’on fait pour soi, la confrontation avec les personnes concernées n’est pas une obligation, mais elle est recommandée quand toute communication a cessé.
«Mon père n’allait pas tarder à mourir et je voulais lui parler avant sa mort, affirme une personne. Quand je me suis rendue à son chevet, je lui ai dit que je me souvenais de ce qu’il m’avait fait et que j’étais sur le chemin du pardon. Je voulais lui donner une chance de s’expliquer. Il m’a répondu que lui-même avait passé sa vie à essayer de trouver une explication et qu’il n’était jamais parvenu à se pardonner. Il m’a aussi avoué qu’il avait molesté mon jeune frère, qu’il mourait rongé par son passé et qu’il souhaitait trouver en nous le pardon pour nous éviter de mourir rongés, comme lui.»
Prendre son temps
Puis vient le temps des inventaires : on relativise, on se souvient des bons moments passés ensemble, on ose la nuance en se disant «j'ai quand même été dur avec lui/elle». Cela s'apparente à un processus de deuil, il s'agit de l'étape de la séparation au cours de laquelle on se détache peu à peu de la personne pour s'autoriser à tourner la page. On entre alors enfin dans le pardon : on accepte d'avoir eu une tranche de vie douloureuse, elle fait désormais partie de sa propre histoire. Pardonner, c’est tout sauf passer l’éponge.
Un pardon accordé trop vite ne soulagera personne. Il est conseillé d’attendre qu’il s’impose, presque de lui-même, de laisser passer le temps tout en étant actif dans le processus. Un pardon accordé trop rapidement peut être perçu par le coupable comme une absolution. Pardonner sans cette attente serait un leurre pour la victime, qui éprouverait encore du ressentiment, même inconsciemment. Et le danger serait, une fois de plus, que cette illusion de pardon se retourne contre la personne blessée.
Redevenir acteur de sa vie
Comment savoir si nous avons vraiment pardonné ? Lorsque nous ne ressentons plus ni colère ni rancœur à l’encontre de celui qui nous a fait souffrir, lorsque tout sentiment de culpabilité pour ce qui s’est passé a disparu, on peut considérer que l’on a pardonné. Un autre signe que le pardon a été accordé est le passage à l’acte, qui conduit au retour de la mobilité dans sa vie. Le pardon est souvent un acte libérateur dans lequel la douleur se dissout et qui permet à l’offensé de redevenir acteur de sa vie, de ne plus subir, voire même de revenir plus fort. Pour beaucoup de thérapeutes, pardonner, c’est s’agrandir, c’est laisser en soi la place pour accueillir l’autre. Le vrai chemin de la libération, c’est de franchir le pas qui permet d’aller au-delà du pardon.
Éloge du pardon
Pardonner permet de se sentir plus libre. Pardonner, c’est oublier dans le bon sens du terme. Oublier pour pouvoir aimer comme nous n’avions jamais été blessés, retrouver l’amour inconditionnel et intact que nous avions avant que l’on nous fasse du mal, retrouver confiance en les autres et se débarrasser de l’angoisse de revivre les mêmes situations. Pardonner c’est retrouver la paix avec les autres et avec soi.
Le pardon, quand il se vit ainsi, dans l’intimité des cœurs, est indéniablement un acte de liberté intérieure hors norme et hors dogme. Il devient aussi la marque d’une certaine force qui atteint autant ceux qui le donnent que ceux qui le reçoivent. En pardonnant, on montre ce que c’est qu’être humain, ce qui peut amener le «bourreau» à prendre conscience du mal qu’il a fait.
Majid Iraqui : Consultant en management
Conseiller en relations humaines
Président de la Commission formation emploI
CGEM RABAT
