«La lecture du journal est la prière matinale de l’Homme moderne», nous apprenait Hegel (1770-1831). Sur le fronton de l’autel (ou «Mihrab») pour une telle prière, serait donc gravé le mot magique : «Vérité», seule raison d’existence du journal, du journalisme.
Dans la sphère arabe (monde virtuellement désigné ainsi de par la langue, alors qu’il regorge d’autres langues minorées, dont l’amazigh chez nous), on se plait, comme culture de l’excessif et du superlatif, à proclamer tantôt «Sa Majesté la presse», tantôt «le métier de toutes les peines» !!! Il est vrai que n’exagère que l’ignorant ou celui qui n’est ni l’auteur ni le maître d’œuvre de l’ouvrage…
La presse est née ailleurs, bien loin de chez nous, loin de notre sphère dite arabe… Ni le médecin et journaliste français Théophraste Renaudot (1586-1653, fondateur en 1631 du premier journal «La Gazette», après avoir créé en 1628 un «Bureau d’adresses», premier bureau d’offres d’emploi, soit le premier ancêtre de nos «ANPE» ou «Pôle d’emploi» et qu’il dota en 1633 du premier journal d’annonces d’emplois et de petites annonces de vente et d’achat «La feuille des annonces».. !) ; ni l’orfèvre allemand Johannes Gutenberg (1395-1468, inventeur de l’imprimerie typographique en 1440), ni l’eunuque, fabricant d’épées, de l’empereur Han de Chine, Cai Lun (prononcez : Ts'ai Lun, 50-121 ap. J.-C), inventeur, en l’an 105 ap.J.-C, du papier pour écriture à partir de fibres et lamelles de mûrier (se substituant au lin, au bambou, au chanvre, filets de pêche ou soie), ne sont natifs de nos contrées, de notre aire dite arabe… de notre ère journalistique au Maroc qui a débuté il y a à peine un peu plus d’un siècle…
Chez nous, au Maroc, si Abdallah Laroui nous rapporte que l’imprimerie typographique a été introduite à Tanger en 1880, un autre compatriote, Zine Al Abidine Al Kattani, révèle que dès 1870 une imprimerie a été installée, dans la même ville, pour imprimer «L'Œil de Tanger», un hebdomadaire de langue française et ce, dit-il, après l’échec d’une première expérience d’installation d’imprimerie par un éditeur venu d’Oran en 1868… Pour l’historien marocain, Germain Ayache, l’imprimerie débarqua du fait de l’État ou «Makhzen», par nécessité, après la défaite du Maroc face à l’Espagne coloniale à Tétouan en 1860, quand le Sultan Mohammed IV Ben Abderrahmane (1810-1873) décida de «relever son pays en le modernisant, et avec d’autres entreprises fondées par lui en différents secteurs de la vie nationale, l’imprimerie contribuait à ce dessein». Bref, nos différents historiens nous annoncent l’entrée du Maroc dans la «Galaxie Gutenberg» autour de la moitié du 19e siècle, il y a donc à peine un siècle et demi.
Al Kattani parle d’une imprimerie ramenée de France par une mission diplomatique conduite en 1859 par Al Haj Driss Ben Mohamed Ben Driss ; Laroui évoque un «obscur cadi de Taroudant» qui aurait acheté du matériel d’imprimerie en Égypte pour en faire don au Sultan Mohammed IV… Alors qu’un historien italien, Manfredo Macioti, nous rassure bien généreusement en nous rapportant que le Maroc vit débarquer la première imprimerie de son histoire (en hébreu) dès 1516, à Melilia, grâce à «des imprimeurs juifs» originaires de Mayence… ville natale de Gutenberg !
On aurait été donc réellement contemporains des débuts d’éclosion de la «Galaxie Gutenberg»… Comme on l’a été avec le «Cinématographe» des frères Lumière qui, juste après leur première projection publique à Paris (devant 33 spectateurs), le 28 décembre 1895, débarquèrent au Maroc en 1896 pour tourner une série de petits films, dont «Vues animées au Maroc» et organisèrent, en 1897, des projections du «Cinématographe» au Palais royal de Fès, avant que leur fameux opérateur, l’Algérois Félix Mesguich, ne filme, dix ans plus tard, en 1907, les premiers mouvements des troupes de l’armée coloniale française sur le «territoire chérifien»… Mais ça, c’est une autre histoire de notre «ciel médiatique». Revenons plutôt au monde de Gutenberg pour retenir que nous accédâmes à la contemporanéité de ce monde par la porte – close à présent – de Melilia…
Le journaliste Abdelkrim Al Khattabi
Melilia qui raisonne dans notre mémoire médiatique d’il y a un siècle comme un «fait d’armes» pour notre journalisme national grâce à notre icône du Rif Abdelkrim Al Khattabi, journaliste et éditorialiste, entre 1908 et 1915, au journal «El Telegrama del Rif», fondé d’abord sous le nom de «La Dépêche» en 1902 par un capitaine d’artillerie et journaliste espagnol, Candido Lobera Girela. Ce journal parait toujours de nos jours, sur papier et on line, en français sous le titre «Le Télégramme» (http://www.letelegramme.fr) et en espagnol, «El Telegrama» (http://www. eltelegrama.es). Un quotidien qui garde donc dans ses archives le journalisme de Al Khattabi, derrière le mur de barbelés qui ceinture Melilia sur notre côte méditerranéenne… L’autre mur de barbelés qui isole de notre continent la ville de Sebta, autre cauchemar pour nos cousins subsahariens, nous prive d’une autre partie de notre histoire concernant l’accès de notre pays à l’imprimerie de presse : en 1820 était imprimé à Sebta «El Liberal Africano»…
Début lointain de l’avancée, sous la houlette des appétits colonialistes et à leur service, de cette technologie médiatique, dans notre cosmogonie et sa culture. Conquêtes militaro-médiatiques de différents horizons du «vieux continent» qui nous assaillirent depuis nos ports et nos villes du Nord : de Sebta (1820 : «El Liberal Africano») ; de Tanger (1870 : «L’Œil de Tanger», 1883 : «le Réveil du Maroc» et «Al Moghreb Al Aksa», 1884 : «The Time of Morocco», 1886 : «El Eco Mauritano», 1889 : «Al Maghrib» et «El Diario de Tanger», 1905 : «As-Sâada», 1906 : «La Dépêche marocaine» et «Le Commerce du Maroc», 1907 : «L’Indépendance marocaine» !, 1911 : « Al Hak» ! et «Attaraki» !) ; de Tétouan (1860 : «El Eco de Tetouan» et «El Noticiero de Tetouan») ; de Melilia ( 1902 : «El Telegrama del Rif») ; et puis depuis Casablanca aussi, future grande métropole de la presse au Maroc à partir des années 20-30 jusqu’à nos jours (1882 : «Nord-Sud», 1908 : «La Vigie Marocaine»)… «Chaque légation pour mieux exposer à la métropole la “bonne affaire” qui serait la colonisation du Maroc, pour s’opposer aux prétentions des autres puissances, mais aussi dans le but de faire admettre aux Marocains le fait colonial, commença à publier un journal», commente la chercheuse Ihrai Aouchar devant ce kiosque que se disputaient des titres à la solde de l’Espagne, de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne…
L’évidence donc est que l’imprimerie et le journal nous conquirent, voilà un siècle et demi, comme armes modernes des puissances coloniales, puissances qui ne se faisaient pas de cadeau, diplomatiquement et militairement (et se surveillaient par le renseignement à Tanger), avec l’objectif âprement disputé d’emporter cette «proie bénie» : l’«Empire chérifien», autrefois prospère et puissant sur les terres (Andalousie, Maghreb et contrées du «Grand Soudan», ville de Tombouctou comprise) comme sur les mers (période des corsaires entre le 17e et le 19e siècle, depuis Salé et Rabat notamment, en plus d’Alger et autres ports de l’Atlantique). Cet empire allait donc, avec sa violente occupation par les armées espagnole et française (avec compensations de butins aux Anglais et Allemands), accéder à ce moyen d’expression moderne, la prière matinale de Hegel, le journal, comme s’il subissait un dommage collatéral de l’occupation militaire (nombre d’imprimeries françaises et espagnoles étaient d’ailleurs acheminées à dos de mulet avec les troupes d’occupation !)
Ce moyen d’expression, charrié ainsi dans la genèse même du colonialisme, était, en ces débuts du 20e siècle, bien inconnu pour nos poètes, nos exégètes et oulémas, nos auteurs, nos chanteurs, nos conteurs, nos libraires… Bref, un phénomène tout nouveau pour nos «médias» de l’époque, bien de chez nous, en ces contrées visitées par les Grecs, les Phéniciens, les Romains, les Carthaginois, les Wisigoths, les Bani Hilal et Bani Soulaym et autres Vikings (qui pillèrent Nador en 858)… Avant que ne débarquent les Espagnols et les Français. Nous étions, avant ces premières pages imprimées sur notre terre, soit au début du 19e siècle, un peuple de Chaires à Al Karaouine, dans diverses Médersas et Mosquées séculaires, dans les Zaouias du Sud saharien, du Nord montagneux et des plaines du plateau atlantique. Peuple aussi de «Halqas», de «Berrahs», de «Reqqas», de greffiers ou «Adouls»…
Notre droit à l’information entre optimisme et nihilisme
Mais il a fallu près d’un siècle et plus, de fait de presse, avant et après l’Indépendance, pour qu’on invite enfin nos juristes et nos politiques à légiférer sérieusement pour un droit bien contemporain au 20e siècle et à fortiori au 21e : le droit à l’information, le droit à la vérité, cette «Kibla» du journal identifié comme rendez-vous quotidien de prière par Hegel. Maintenant, près de six «siècles lumières» loin de la «Galaxie Gutenberg», le trône de la vérité semble vaciller de plus en plus dangereusement, au point que d’aucuns, professionnels, chercheurs et spécialistes annoncent sa raréfaction, voire sa disparition programmée, dans le journalisme d’aujourd’hui, par l’invasion des TIC chevauchées sans repos, jour et nuit, par les «citoyens-médias». Quand Hegel nous parle de prière, chaque matin, on devine aisément qu’il a en tête un «homme moderne» pieux qui ressent le besoin, voire le devoir «religieux», chaque jour, d’implorer… la vérité pour que sa substance, c’est-à-dire tout simplement l’information, l’abreuve, l’inonde, le protège, le bénisse et surtout l’aide à vivre, à mieux vivre le lendemain ; pour qu’il ne soit plus dans l’erreur ou la déviance par rapport, justement, à la vérité des choses, du monde, des hommes et de leurs actes et intentions. L’homme moderne de Hegel consacre donc une vie quasi monastique à la «collecte de l’information» (vraie et complète)… Vue prémonitoire hégélienne, au vu de l’Homme de 2013, qui passe plus de la moitié de sa journée à surfer partout, à cliquer sur tout écran ou souris qui se présente pour apprendre quelque chose de plus, de nouveau sur le monde qui l’entoure, le proche comme le plus lointain. Il cherche à s’informer, suppose-t-on, il «prie» jour et nuit, plus que du temps de Hegel, mais est-ce vrai et à quel prix ?
Pour Friedrich Wilhelm Nietzsche, né dix ans après la mort de Georg Wilhelm Friedrich Hegel dont il critiqua fortement l’optimisme confiant en l’humanité, la lecture du journal chaque matin peut tourner à l’abrutissement : «L’introduction de l’imbécilité parlementaire est jointe à l’obligation pour chacun de lire son journal au petit déjeuner»… Êtes-vous pour Hegel l’optimiste ou pour Nietzsche le «nihiliste» qui voyait en la presse une source d’«imbécilité» autant que l’institution parlementaire ?
La quotidienne, interminable et répétitive besogne ou peine – du lecteur pas du journaliste ! – d’aller chaque matin à la quête de l’information s’apparente pour l’Homme de ce siècle (Homme «postmoderne» ?) à une religion dont on doit exécuter les préceptes et pratiques, comme la prière, en l’occurrence. Mais force est de constater qu’elle vire de plus en plus à un fondamentalisme, tant les contenus de nos journaux (ici et ailleurs), du monde des médias en général, s’éloignent de la «Raison», la raison, ce postulat chéri et célébré par Hegel et qui explique la foi du philosophe en la lecture du journal comme rituel canonique de la modernité. Les contenus médiatiques (de journaux ou autres supports et canaux), on le constate tous les jours, on l’admet, on l’analyse, on le crie (au Maroc et ailleurs), tournent/se réduisent à la proclamation de pseudo-vérités brandies ainsi, à coup de manchettes et de «Une», à l’opposé de tout rationalisme, à l’encontre de la raison, comme des dogmes décrétés, sur la foi de «révélations», de vérités absolues. «L’éloignement fréquent du monde médiatique de la raison l’entraine dans un fidéisme (doctrine excluant la raison, ndlr) qui conduit au fondamentalisme, faisant des acteurs principaux du monde médiatique des ayatollahs des temps modernes, s’arrogeant le titre de guides spirituels de la révolution médiatique», relevait un spécialiste français tout récemment. En écho, le fort controversé Robert Ménard, ex-président de «Reporters sans frontières», admettait que la grande majorité des journalistes sont convaincus d’être dans le camp du «Bien». De sorte que le journaliste invoquera souvent une dimension morale, de fidéiste, rétif à la raison, pour se défendre et défendre ce qu’il avance, ce qu’il publie et diffuse. Il défendra, tous azimuts, sa production par fidéisme, en ayant une foi inébranlable en ce qu’il prétend être la vérité, tournant le dos à quelconque raisonnement que ce soit et qui, pourtant, doit être, en journalisme, basé et fondé sur des faits, sur de l’information.
«Infobésité» et information «low cost»
Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Situation que ne pouvaient prévoir ni Hegel, ni Nietzsche, ni l’Américano-hongrois Joseph Pulitzer (1847-1911) ni le Français Albert Londres (1884-1932), deux grands noms consacrés par des prix prestigieux de la profession, le premier américain, le second pour le monde francophone… Alors, comment pourriez-vous, citoyens, ici et ailleurs, espérer jouir pleinement et qualitativement de votre droit à l’information, quand bien même vous seriez bénéficiaires d’une législation conséquente à cet effet ? Diriez-vous crise du journal ou crise du journalisme ? Crise de journalisme ou crise pour cause de web 2.0, web.3.0, de réseaux sociaux, pour cause de crise structurelle du marché publicitaire, pour cause d’effondrement de lectorat et des aides publiques, directes ou indirectes, crise pour cause de forêt rampante d’écrans, fixes et mobiles, crise pour cause de mutations des usages et des usagers, vivant, à un rythme effréné, une vie trépidante au gré des clics et modes de communication sans cesse changeants, surtout chez les jeunes, majoritaires au Maroc et dans le monde. Autant de paramètres, d’hypothèses, d’explications, les unes plus convaincantes que d’autres, les unes pertinentes ici, mais peu ou prou ailleurs…
In fine, pour ce qui concerne le journal, notre ancêtre, vieux de près de quatre siècles, il nous faut croiser les doigts, prier pour son salut ici bas, c’est-à-dire dans la vaste et si variée médiasphère. L’entreprise industrielle de presse est bel et bien agonisante, du moins dans la forme qui l’avait fait imposer sur la place publique et dans les têtes des prieurs de journal, pendant près d’un demi-millénaire.
Maintenant, l’Homme lecteur, s’il se met en situation de prière devant l’autel de la Vérité, il ne récite ni ne marmonne aucune prière, il est comme absent, s’adonnant à une «prière de l’absent» : la Vérité. D’ailleurs, comment pourrait-il invoquer quelconque vérité alors qu’il est submergé de rumeurs, d’ouï-dire, d’expressions d’émotions et «vidanges/défoulements» de violence, de stéréotypes, de frustrations, de fausses croyances, d’insultes, de diffamations, de fausses expertises, de fausses nouvelles, de fausses photos, de fausses vidéos, de fausses déclarations, d’usurpations de titres et de gloires…
Patrick de Saint-Exupéry et Laurent Beccaria, fondateurs de la singulière revue spécialisée de reportages en France («Vingtetun», XXIe) parlent d’«infobésité» pour décrire le tsunami d’«informations» qui submerge quotidiennement et toutes les nuits l’Homme moderne du 20e siècle. Un déluge qui amène ces deux professionnels, derniers «Mohicans» du journalisme noble (reportage et enquête) à utiliser cette formule si juste : aujourd’hui, «on veut être au courant, pas être informé» ! En vérité, d’une part on ne s’agite comme utilisateur pressé des médias que pour être «au courant», et d’autre part, au vu des offres de la médiasphère (journaux compris), on ne peut prétendre qu’à «être au courant»… Être au courant d’une rumeur, d’une supposition, d’une allégation, d’un début d’information, d’une investigation inachevée ou superficielle, d’un «sous-entendu», d’une «supputation», etc. Si on a la chance de tomber sur une information répondant à «qui a fait quoi, où et quand ?», il arrive le plus souvent que le comment soit imprécis ou approximatif. Quant au pourquoi, il est rare, vraiment rare, qu’il soit fondé, quand bien même il serait évoqué ou effleuré. Il ne faut pas s’étonner alors de voir, partout dans le monde, les journalistes assister amèrement à une érosion de leur crédibilité et, partant, de leur légitimité, voire de vivre une vraie crise identitaire qui menace dramatiquement leur existence et remet en question de plus en plus leur utilité socio-économique : en 2007, 2 000 journalistes américains perdent leur emploi, en 2008, 16 000 les rejoignent au chômage, alors qu’en France 1 089 cartes de presse ont disparu entre 2009 et 2011 ! Crise sismique pour les milieux professionnels qu’aggrave la mutation de leur entreprise de presse, de plus en plus, en entreprise de services (20% à 30% en moyenne des activités des grandes entreprises de presse en Occident sont des activités de commerce, de ventes de marchandises, pizzas comprises, et de services, via le Net)… Crise qu’aggrave le grand phénomène de la gratuité qui déverse de plus en plus d’informations (presse gratuite, portails Internet…).
L’information n’a plus sa valeur marchande originelle et directe. Alors que paradoxalement, l’information (vraie et journalistiquement valable et crédible) devient une denrée rare, plus accessible aux riches (presse spécialisée de qualité et chère) qu’aux pauvres pour qui pullulent à volonté des informations «low cost» et qui, dans le meilleur des cas, reprennent juste des dépêches d’agences. Sinon, la rumeur et le titre-manchette (ou capsule titre pour supports du Net) sont le lot offert – gratuitement, qu’à cela ne tienne ! – aux pauvres descendants du pieux Homme moderne de Hegel ! La crise de la presse écrite est bien avérée également par le fait de la fragmentation à l’infini de l’offre et des supports et canaux et qui a induit un bouleversement des usages. La presse écrite ne traverse plus une crise «conjoncturelle», qui serait liée juste à la crise de la publicité (les ressources publicitaires de la presse américaine ont chuté de 2/3 entre la fin des années 90 et 2011, 60 contre 20 milliards de $) ou liée à la concurrence – bien déloyale et plagiaire souvent – des supports électroniques. Elle est face à une crise structurelle, partout dans le monde, car son utilité est remise en question. La chercher et la «prier» chaque jour ne convainc plus grand monde dans des sociétés de surabondance indigeste d’«informations» ou pseudo-informations qui vous tiennent «au courant», sans plus ; dans des sociétés atteintes d’«infobésité» comme l’avance la revue «XXI» en alignant, dans un manifeste (numéro 21. Hiver 2013) avec comme éléments de diagnostic : hyper connexion de tous («Many to many», «tous s’adressent à tous»), après le «One to many» («Un – le journal – s’adresse à tous») ; gratuité conquérante, voire mortelle, des contenus et offres de produits multimédias, migration massive de la publicité vers le Net, fragmentation des publics et mutations incessantes des usages, généralisation du besoin de divertissement que les réseaux sociaux amplifient, hypertrophient au détriment du besoin d’information et de connaissance… Bouleversement radical du monde du journal, du journalisme. Au point d’ailleurs, que même les plus grands journalistes, au journalisme de bonne facture sur support papier, se sentent bien obligés de soutenir leurs articles de journal par des apparitions et relances sur Facebook, Twitter ! Un éditorialiste ou reporter de la presse écrite est hors zone s’il n’est pas présent sur ces places, canaux et forums de la médiasphère virtuelle. Fini le pouvoir de «la Tribune» journalistique qui prétendait détenir, juste par l’imprimé, un «quatrième pouvoir» ? Pour un jeune d’aujourd’hui, internaute forcément, le journal papier ressemble à une relique… pour vieux amateurs ou amateurs vieux !
Journal sur mesure, «lunettes-média» et «cinquième pouvoir»
Pour les vieux «prieurs hégéliens» du journal, ils assistent de nos jours à une métamorphose copernicienne, voire à un casse-tête kafkaïen, tant les mutations technologiques s’accompagnent de révolutions quasi radicales du modèle économique de l’entreprise média et du marché où elle évolue. Sans parler de la concurrence de contenus numériques multimédias, hybrides et massifs à l’infini que produisent et diffusent, de toute part et à la vitesse de la lumière, le «citoyen-journaliste», la blogosphère (de professionnels ou de gens amateurs/ordinaires), les Followers qui twittent à longueur de la journée et de la nuit, les Facebookers qui peuvent faire et défaire l’actualité, autrefois «jardin secret exclusif» du journal de papa ou papy, vieux de près de quatre siècles !
La presse traditionnelle, qui se prétendit pendant longtemps être un «quatrième pouvoir», est en passe de succomber aux coups de boutoir d’un «cinquième pouvoir» détenu par celui qu’on appelle désormais : le «citoyen-média». Un citoyen, majoritairement jeune, qui est média lui-même, média en mouvement, produisant et diffusant à plein régime tout ce qui lui passe par la tête, connecté à tout et partout, diffusant vers tous ses semblables, dans toutes les directions et avec multiples technologies et formats : téléphone cellulaire, Smartphone, i Phone, ordinateur, Facebook, Twitter… De telle sorte que, dit Robert G. Picard, spécialiste anglais d’Oxford de l’économie des médias, «la principale valeur du travail du journaliste réside dans sa capacité à distribuer le savoir des autres… or, avec le développement des blogs et des réseaux sociaux, les professionnels de l’information ont perdu leur monopole, chacun peut désormais se connecter à Internet pour y diffuser des sons, des images, des textes, dont certains se révèlent d’excellente qualité». Un pouvoir – un cinquième – qui peut être bouleversant, par moments et pour certaines sociétés (Printemps des indignés du Nord, des révoltés arabes au Sud…).
N’en déplaise aux nostalgiques des «grandes plumes» d’éditorialistes autrefois redoutés par les puissants et les gouvernements, voici venu le temps de «l’Homme média». Ou plutôt «l’Homme multimédia» qui peut être aussi un journaliste professionnel, comme «forçat du web», un OS (ouvrier spécialisé) de l’information : jeune, motivé, dévoué, obligé de savoir tout faire à la fois : écrire, éditer, monter du son, de la vidéo, mettre en page, maitriser les outils de diffusion (sur ondes et sur le Net))… Un «journaliste Shiva» (divinité indienne à multiples bras), comme le qualifie l’auteur et spécialiste français Jean-Marie Charon. Qu’on assiste à l’émergence de ce «professionnel multi-spécialiste» ou au «citoyen-média», on est vraiment loin, historiquement parlant, du journal tel que l’a connu Hegel, tel que l’ont reçu et feuilleté nos ancêtres du 19e siècle au Maroc, tel qu’il survit encore dans notre famélique kiosque d’aujourd’hui !
Avez-vous entendu parler des «Wearable technologies» ? Des «technologies qu’on porte sur soi» (de l’anglais «Wear» tenue qu’on porte). Ces «technologies-vêtements» ont été la vedette, en septembre dernier au Salon annuel de l’électronique de Berlin… Des montres-bracelets, des lunettes, des vêtements intelligents (t-shirts, gilets) et même des tatouages et des lentilles de contact, capables de se connecter à Internet, à un ordinateur ou à un Smartphone pour capter des données (informations) ou en émettre… Un chirurgien espagnol a réussi à faire suivre en direct, avec son et image, à ses collègues situés en Californie, l’opération qu’il menait sur un patient, au moyen des lunettes («Google Glass») qu’il avait sur le nez… Un produit que testa ainsi avec succès le mastodonte Google, taraudé dans ces «Wearable technologies» par Samsung, Apple (link de démonstration vidéo : (http://www.dailymotion.com/video/x15grye_google-glass-le-test-en-video_tech).
Le canadien OmSignal, lui, vous propose des t-shirts qui envoient des informations sur vos battements de cœur comme sur votre rythme de respiration… Alors qu’un développeur indépendant américain, Lance Nanek, parie sur son application dite «MedRef» qui permet au médecin d’avoir directement dans les yeux le dossier du patient qu’il a en face de lui pour auscultation, et au touriste-visiteur d’un monument d’en savoir tout, d’un simple clin d’œil capteur d’informations émises par le monument au cours de la visite ! Pensez aux laborieux suppléments «scientifiques», «culturels», «loisirs et voyages» que nos vieux – et survivants – journaux-papier programmaient (programment encore chez nous) pour les lourdes «éditions spéciales» ou du week-end… Il y a de quoi être nostalgique pour l’expérience, pourtant avant-gardiste, du journal allemand «NIIU» (www.niiu.de), journal «concocté sur mesure», imprimé et livré à domicile. Lancé, sur support papier, en octobre 2009, il est depuis 2010 sur support électronique. Un journal au contenu décidé par son lecteur lui-même : celui-ci s’abonne au site web, y navigue pour choisir celles des rubriques de contenus qui l’intéressent, depuis l’actualité internationale jusqu’aux jeux et la météo, en passant par des sélections de passages de blogs ou de réseaux, puis il commande ses choix, avant d’en recevoir une édition, un «journal» fait sur mesure, complètement «travaillé» professionnellement, de fond comme de forme, avec ses choix que permettent 500 sources de contenus, partenaires de ce site, depuis l’américain «New York Times» jusqu’au journal spécial de foot allemand «Kicker»… Un an après son lancement comme «premier quotidien personnalisé d’Europe», ses deux jeunes concepteurs, Wanja Oberhof et Hendrik Tiedemann (27 ans), le vendant, en version papier à 1,20 euro (contre 1,80, tarif de la «grande» presse traditionnelle allemande), ont vite réalisé que le chiffre d’un millier d’abonnés en ligne, atteint en un mois, était la voie à suivre, c’est-à-dire, qu’il fallait vite renoncer à l’édition papier et basculer le tout exclusivement sur le Net… Quand on pense que certains de nos quotidiens actuels au Maroc mobilisent toute une imprimerie pour un tirage de 1 000 exemplaires à vendre, ou moins ! Cette expérience, au pays de Gutenberg, de Hegel et de Nietzche, ne fait-elle pas déjà ses premiers pas vers le musée de l’histoire du journal, où repose l’invention de Gutenberg qui a incité Hegel à nous recommander sa «prière quotidienne»…
Les générations actuelles sont, grâce aux «Wearable technologies» d’aujourd’hui et de demain, eux-mêmes faits de journaux, d’informations, de bureaux d’information, d’équipements de collecte et de diffusion d’informations. Ils sont «prière» eux-mêmes. L’information peut être tatouée sur la peau des jeunes d’aujourd’hui… Leur slogan : «j’ai l’Internet dans la peau… ou presque».
Aux faiseurs de journaux d’antan, chez nous, de faire l’effort de méditer et de faire preuve d’imagination pour rester en phase avec leurs compatriotes, dont près de la moitié utilise Internet et plus du tiers de nos familles possède au moins un ordinateur. Alors qu’il n’y a toujours que 1% de Marocains et de Marocaines qui achètent un journal papier, comme le faisant Hegel, il y a près de deux siècles… Ciel, qui, parmi nous, saura nous faire garder/retrouver le goût et le besoin de lire/prier un journal chaque matin, en ce pays ? Prions le ciel qu’un génie soit en herbe ou déjà à l’œuvre parmi nous avec une telle ambition ! Ouvrez-vous donc aux jeunes ! Passez-leur les commandes de l’intelligence collective comme de l’histoire à faire ! En toute humilité qui mise sur le génie humain qui se dépasse à chaque génération… Voulez-vous que notre génie local n’apporte rien dans cette nouvelle galaxie, comme il n’a rien apporté à la «Galaxie Gutenberg» ?! Jusqu’à quand subir que la nouveauté et la modernité nous tombent du ciel… des autres ?!
