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Émergence industrielle : le baptême du feu d’Elalamy

La deuxième phase du projet de l’Émergence industrielle du Maroc est encore plus palpitante que la première et promet plus d’action et de réalisations. Elle a été renforcée par l’arrivée d’un ministre dont la réussite dans le monde des affaires lui confère une crédibilité certaine pour porter ce genre d’initiatives de grande envergure. Sa promesse, comme dans tout projet devant susciter l’adhésion des acteurs, est à la hauteur des ambitions du pays, à savoir doubler la part du PIB industriel dans le PIB global et créer 500 000 emplois. Le tout à l’horizon 2020, soit dans six ans montre en main, pour un démarrage effectif en 2015. Le pari semble osé, mais jouable à trois conditions !

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Avant de nous livrer à une lecture analytique de ce projet, commençons par en présenter les contours.
Ce plan correspond à la nouvelle stratégie d’accélération industrielle du Maroc, dont la finalité est le rattrapage des pays émergents. Sa présentation part d’une identification de cinq défaillances à corriger. Il s’agit de la fragmentation et de la polarisation de notre tissu industriel, son manque de compétitivité, le développement déséquilibré des régions, l’absence de ressources humaines répondant aux besoins des métiers d’avenir et l’insuffisante exploitation des parcs industriels.

Étalée sur la période 2014-2020, cette nouvelle feuille de route fixe cinq objectifs ambitieux, à savoir : croissance forte des emplois industriels (x 5 en 10 ans), quasi doublement de la part de l’industrie dans le PIB (23% contre 14% aujourd’hui), accroissement des exportations des produits manufacturés (x 5 en 10 ans), hausse des investissements étrangers (x 30 en 10 ans) et relèvement de la productivité (x 3,5).
En termes de plan d’action,
le projet d’Émergence industrielle est constitué de dix mesures phares :
● La constitution d’écosystèmes, à savoir des regroupements de tous les intervenants d’une industrie dans des zones dédiées, une sorte de Casablanca Finance City pour l’industrie.
● La compensation industrielle qui consiste à optimiser la commande publique et la conditionner par un transfert de savoir-faire.
● L’intégration de l’informel dans l’économie nationale, à un travers un nouveau dispositif d’appui, des mesures d’accompagnement et des solutions de financement et de couverture sociale.
● La formation pour chaque écosystème de techniciens en nombre et en qualité suffisants.
● Le soutien à la compétitivité des PME par un renforcement des dispositifs d’aide, d’accompagnement (management et accès à la technologie) et d’appui à l’innovation par un système de crédit impôt recherche.
● L’accès au financement, en prévoyant la mise en place de partenariats public-privé et la création d’un fonds de développement industriel.
● La mise à disposition du foncier, en consacrant le modèle locatif à travers l’aménagement de zones dotées de tous les services de base.

● La meilleure exploitation des accords de libre-échange par le biais d’actions de soutien à l’export des secteurs à fort potentiel, tout en protégeant l’économie nationale contre la concurrence déloyale.
● L’encouragement des investissements étrangers, en favorisant la culture du «deal making» par l’implication des professionnels de l’intermédiation (banques d’affaires et experts dédiés).
● L’amplification de la vocation africaine du Maroc grâce à Casablanca Finance City en tant que point d’entrée unique pour les investissements en Afrique.
Ce plan, auquel est consacrée une enveloppe de financement de 20 milliards de dirhams, est assez cohérent et peut constituer une approche intéressante pour l’Émergence industrielle du Maroc. Il soulève, toutefois, à notre humble avis, deux interrogations et souffre de quatre lacunes dont la résolution lui donnerait toutes les chances d’aboutir.

Interrogations

Tout d'abord, les objectifs affichés sont très ambitieux, car vouloir doubler la part de l’industrie dans le PIB global suppose que celle-ci progresse en moyenne deux fois plus vite que le reste de l’économie. Ainsi, à taux de croissance prévisionnelle de l’économie de 4,5%, le PIB industriel doit croître en moyenne de 9%, soit le triple de son niveau historique, et ce dès 2015. Cette thèse nous paraît difficilement défendable. Quant à l’ambition de créer 500 000 emplois directs, il faut rappeler que ce n’est pas la croissance qui crée le travail, mais c’est la productivité du travail qui crée la croissance. Or notre productivité industrielle est très basse, compte tenu d’un faible niveau de qualification, d’un insuffisant taux d’encadrement et d’une fuite des compétences vers les services et la finance. Régler ce problème structurel, par une refonte des filières d’enseignement scientifique et technique, une augmentation du nombre d’ingénieurs (présumés de bonne qualité) et une attraction des talents vers l’industrie, nécessiterait plus de temps que l’horizon annoncé.
À supposer que la réforme de l’enseignement soit achevée aujourd’hui (alors qu’elle n’est même pas encore entamée), un jeune marocain qui intègre un lycée technique en 2015 ne sera sur le marché du travail qu’en 2022, soit deux ans après le cap prévu.

Ceci nous amène à la question du timing retenu, qui nous semble exagérément court. Et pour cause, on n’industrialise pas un pays, dont la base manufacturière est relativement faible, en 6 ans. Lancer une usine pourrait prendre plus de temps, si on intègre le laps nécessaire entre études, construction des bâtiments, commandes et livraison des machines, mise en production et début d’exploitation. À l’échelle d’un secteur et a fortiori d’une économie, l’histoire économique nous enseigne que certains pays ont mis plusieurs décennies avant de franchir le cap de l’industrialisation.

Lacunes à surmonter

Ce projet est focalisé essentiellement sur l’accumulation et la mobilisation de tous les facteurs de production (terrains, main-d’œuvre et capital) sauf le plus important, à savoir l’entrepreneuriat. Or en son absence, les autres facteurs restent figés et ne sont jamais transformés en projets, produisant des biens et services, créant des emplois, payant des impôts et générant du profit. De même que les ingrédients ne suffisent pas à préparer un plat, il faut un cuisinier. Ce rôle d’entrepreneur, en l’absence de relais privés, doit être joué par l’État. Celui-ci, en mobilisant une partie de la dépense publique et en orientant une fraction de l’épargne privée, investira directement dans la création et le développement d’entités industrielles.

Il sera ainsi le leader de l’écosystème. Un État acteur plus que stratège est une orientation que nous avons toujours défendue (voir articles : «Lecture candide de notre politique de développement» et «Zones de libre-échange du Maroc : le malheur des uns et le bonheur des autres»). D’autre part, au-delà de la mise à disposition des facteurs de production, c’est leur coût qui sera déterminant pour attirer investisseurs et entrepreneurs. Rappelons que le développement de l’immobilier au Maroc a coïncidé avec la mise en place d’une batterie de mesures ayant permis aux intervenants d’augmenter considérablement leur taux de profit. Ceci a eu pour effet, étonnamment, la désertion de plusieurs industries au profit de la spéculation immobilière. La leçon est fort simple et appliquée avec succès dans beaucoup de pays : mettez à disposition des entrepreneurs les facteurs de production en quantité et qualité suffisantes et à un coût intéressant et laisser la magie de l’appât du gain faire son effet.

Le projet Émergence suppose également une inflexion dans notre politique économique vers davantage de souplesse monétaire et budgétaire, même avec les risques d’un peu plus d’inflation et de déficit public, car l’engagement de l’État sera plus important. Notre politique économique conservatrice actuelle, de maintien des grands équilibres macroéconomiques et de maîtrise de l’inflation ne constitue pas le cadre approprié pour ce projet et risque d’en freiner l’expansion.
Enfin, sa mise en œuvre butera sur notre problème endémique de mauvaise articulation entre action du gouvernement, relai par l’administration centrale et exécution au niveau territorial, qui doit être résolu au plus vite. Les grandes ambitions du plan d’Émergence industrielle, en l’absence d’un cadre méthodologique rigoureux appuyé par une planification solide, risquent de porter le coup de grâce à sa crédibilité.
L’efficience de la mise en œuvre l’emporte sur la sophistication de la conception ; et en la matière, les chiffres élevés et les délais courts ne sont pas importants, la réussite l’est. Entre vitesse et précipitation, la frontière n’est pas toujours évidente.

Par Nabil Adel,
professeur d’économie et de finances

 

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