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Un mouvement opportuniste

● Pr Khalid CHEGRAOUI, Professeur d’études africaines, Université Mohammed V Rabat.

Un mouvement opportuniste
Terrorisme au sahel et moyens financiers • On estime à 200 millions d’euros le trésor des groupes djihadistes. bPh. AFP

Géopolis : Quel est votre avis sur cette nouvelle mode de s’autoproclamer « Calife » ?
Khalid CHEGRAOUI : L’autoproclamation du calife se veut être une pratique qui trouve ses racines en un Islam considéré comme pur, non altéré par les supposés méfaits de l’époque contemporaine. C’est aussi une espérance de restaurer ou instaurer un régime dit historique et originel, lié à la pratique pure de la religion musulmane et issu de la pratique prophétique du pouvoir en liaison avec la révélation. De ce fait, ce geste se veut un retour aux sources et à un modèle qui a existé selon une conception et une production historique mémorielle. Or il n’en est rien, car le califat en tant que modèle de gestion politique de l’espace musulman est un fait temporel et humain non lié à la révélation ni au Prophète. Le Califat est la résultante d’une quête des pouvoirs sociopolitique et économique de La Mecque, principalement des Qoraïchi en contradiction avec les autres sociétés de Médine et du Hedjaz, afin d’ériger un régime capable de gérer la nouvelle donne : l’absence du prophète et le devoir de conserver et protéger le legs.
Cette pratique du « califat » se trouvera de manière endogène et intrinsèque, à travers l’histoire musulmane, plusieurs légitimités ou plutôt des stratégies ou des itinéraires identitaires qui deviendront de presque des axiomes imposants de la légitimité de la détention du pouvoir temporel suprême à travers l’aval de Dieu et par procuration humaine. C’est en vertu de cela que les nouveaux islamismes, en se cherchant des identités politiques et des modèles de gouvernance, plongent dans une production historique fictive qui ne peut être légitimée que par la sacralité que lui confèrent ses auteurs. Le titre même de calife a toujours été sujet à controverse entre les différents pouvoirs musulmans et il n’est point simple ou possible de l’accaparer de manière aussi facile qu’une autoproclamation de l’anonyme Al Baghdadi. Il suffit de parcourir l’histoire moderne du monde musulman, depuis l’avènement des ottomans, pour voir que la chose est beaucoup plus complexe qu’on le pense. Or ces nouveaux prétendants au pouvoir suprême, de par leur force militaire, leur succès, les libertés qu’ils prennent en termes d’exégèse et d‘interprétation de la religion, tout en recourant constamment à des raccourcis historiques, se veulent les détenteurs de ce pouvoir sacré. Sans aucune incidence réelle d’ailleurs sur le monde musulman, sauf quand il s’agit des groupes intégristes, des jihadistes naissants, en exemple ce fameux al Baghadadi, calife autoproclamé en Irak et Syrie et disparu après les attaques des Américains et le retour des forces irakiennes et kurdes sur la scène.
Mais le problème reste posé, car cette proclamation, de par sa facilité, son « inconscience » historique et absence de base idéologique, fait tache d’huile, avec cette la propension aujourd’hui à multiplier des titres à consonance historique ou sacrée, comme celui d’émir ou de jamaa islamiya ou d’autres, ce qui fait qu’on en voit autant au sud du Sahara avec Boko Haram au Nigeria ou le Shebab Islami en Somalie, qu’au Nord avec AQMI, Le MUJAO, Al Mourabitounes Ansar Eddine… et la suite viendra.

Abubakar Shekau a placé une ville de l’État de Borno « sous le règne du califat islamique ». Que faut-il comprendre ? Boko Haram peut-il s’allier à l’État islamique ?
Pour Abubakar Shekau et Boko Haram, la déclaration de l’État islamique fait suite à deux processus : le premier, les récentes victoires de ce mouvement au nord du Nigeria et sur les frontières avec le Cameroun, en plus de l’incapacité de l’armée du Nigeria à contrecarrer le mouvement, malgré ce qu’on attendait d’elle, en tant que grande armée africaine ; le second est la déclaration d’Al Baghdadi en Irak et qui est prise comme une mode ou un modèle de comportement politique islamique du moment, ce qui fait de Boko Haram une simple copie des islamismes orientaux, de ce fait le lien d’allégeance n’y est pas ou n’est pas claire. Au fait, Boko Haram se comporte de façon indépendante des mouvements islamistes orientaux et maghrébins, même si parfois des ententes et des coopérations voient le jour, du moment que le processus de création et de développement de Boko Haram est intimement lié au système politique et au totalitarisme nigérian, avec une base idéologique très simple et simpliste et en contradiction totale avec l’Islam pratiqué principalement dans la région, l’Islam soufi et traditionnel, selon le modèle maghrébin, et plus précisément marocain, en termes d’affiliations et d’obédiences idéologiques et historiques.

Y a-t-il un changement de stratégie de Boko Haram sur le terrain maintenant qu’il contrôle une zone assez vaste ?
Boko Haram est un mouvement opportuniste qui a bien su gérer les contradictions internes du Nigeria. On observe le même comportement opportuniste chez le pouvoir fédéral ou local qui a utilisé Boko Haram pour des raisons électoralistes ou autres et à différents moments, ce qui fait que le mouvement Boko Haram a en réalité été enfanté par les crises du pouvoir, la mauvaise gouvernance et la corruption politique et économique qui sévit au Nigeria. Et c’est ce qui explique cette pseudo-impossibilité à stopper Boko Haram, dans un pays pourtant considéré comme un géant de l’Afrique, certes en papier, mais qui a eu toujours son mot à dire dans les questions politiques et sécuritaires africaines. Si Boko Haram existe et continue à se développer et à se fortifier, c’est surtout à cause des contradictions endogènes du pouvoir fédéral à Abuja et à Lagos (capitales respectivement politique et économique) et des différents pouvoirs locaux des États et gouvernorats du nord et du centre.

Abubakar Shekau a-t-il le profil d’un « calife » ? Quelles sont les similitudes et les différences avec Abu Bakr Al Baghdadi ?
Abubakar Shekau, comme son prédécesseur et comme Al Baghdadi, n’est qu’une pâle copie de constructions historiques islamiques imaginées et imagées, mais qui ne sont nullement réelles, ce qui ne fait pas le poids dans ce processus d’autoproclamation du califat. On est en réalité face à un plagiat flagrant de l’histoire, preuve en est le discours d’Al Baghdadi, et ne parlons pas d’Abubakar Sheku qui n’a la trempe ni de l’intellectuel ni du stratège politique musulman voulu, on est loin des réformateurs tels Abdou, Al Afghani, Al Kawakibi, et même la comparaison avec les pères fondateurs de ce nouveau terrorisme à paradigmes islamistes comme Al Zawahiri ou Bin Laden est loin d’être réalisable, car en plus de la complexité du personnage il y a les événements récents, depuis l’élimination par les Américains du régime du Baath en Irak et des affrontements entre sunnites et chiites en Irak, aux bouleversements en Syrie et les différents complots et contre complots, avec l’appui de pays arabes, de la Turquie, de l’Iran et d’Israël…, sans oublier le Baath syrien et Bachar Al Assad qui a sa part de responsabilité dans la prolifération de l’EIIL, comme les Américains d’ailleurs. En plus de tout ça, on est, comme dit plus haut, dans du plagiat historique, pour revenir au discours d’Al Baghdadi qui n’est en fait que le discours du premier calife rachidi Abou Bakr Essedik, avec le recours à d’autres discours et homélies historiques. On est en droit de s’interroger en tant que spécialiste et même par simple pragmatisme sur l’essence même de ces discours, qui ne sont en réalité que des mythes fondateurs de notre histoire, comme l’éloquent et célèbre discours de Tariq Ibn Ziad, l’amazigh, d’ailleurs. Mais est-ce qu’Al Baghdadi et ses confrères et leurs disciples le savent ? Oui, ils en savent, et connaissent la teneur de ce discours et son impact sur celui qui l’entend. Un discours simple et simpliste qui leur permet de se forger une certaine légitimité historique et religieuse qui n’en est pas une en réalité, mais qui, sur le plan de la propagande, réussit à avoir de l’impact. Il reste que les intellectuels du monde musulman sont restés majoritairement muets devant cette aberration anachronique.

De quels moyens humains, matériels, militaires et ressources financières disposent les jihadistes ? Leurs moyens se sont-ils accrus ?
Comme pour tout mouvement jihadiste, il lui faut des financiers et comme les intervenants sont légion dans ce domaine, ce ne sont pas les ressources qui manquent. En plus, il y a les différentes contrebandes, trafics et les rançons, principalement payées par des occidentaux, car tout le monde paie à un moment ou un autre. Pour les groupes jihadistes au Sahel, on parle d’un trésor estimé à plus de 200 millions d’euros et qui ne cesse de se développer et de s’accroitre, principalement avec le nouveau commerce des armes opéré dans la région après la chute du régime de Kadhafi. Sans oublier les interventions locales. Boko Haram, à titre d’exemple, a réussi à recevoir au début du mouvement en 2000 des aides matérielles de la part des autorités en place et de la population, sans parler des différents rackets.

En mai 2014 a eu lieu un mini sommet africain contre Boko Haram, en présence du Président Nigérian Goodluck Jonathan, du Président français François Hollande et des Chefs d’État du Cameroun, du Niger, du Tchad et du Bénin, ainsi que des représentants des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de l’Union européenne. Quels sont les résultats concrets de ce sommet ?
C’est nul et non avenu, c’est au Nigeria de combattre le Boko Haram en coordination avec ses voisins, principalement le Cameroun, qui n’est pas toujours en bons termes avec le Nigeria. D’ailleurs, Goodluck Jonathan a une part de responsabilité dans le problème de Boko Haram, il y a tant de choses à dire sur sa façon, avec d’autres, de rompre l’équilibre fragile de l’alternance musulmans/chrétiens au sommet du pouvoir au Nigeria. Le Nigeria a les moyens financiers, bien sûr hors corruption, et les moyens techniques, avec une meilleure gouvernance de ses forces militaires et sécuritaires, pour combattre Boko Haram. Pour l’Occident, il ne faut pas attendre des miracles de leur part. En général, l’Afrique n’est pas à l’heure stratégique occidentale, sauf pour la France, qui n’a plus les moyens de sa politique extérieure et qui a commencé à perdre sa forte structure non renouvelée de France-Afrique.
L’Europe n’existe pas en tant que politique étrangère en dehors de l’OTAN, qui est plus préoccupée par l’Ukraine en premier et le Moyen-Orient en second lieu. Quant à l’Afrique, elle est loin d’intéresser l’Alliance Atlantique. Le résultat, c’est que depuis cette rencontre, Boko Haram ne cesse de s’imposer et personne ne parle aujourd’hui du dramatique rapt des 200 jeunes filles enlevées dans leur internat, comme on a omis de faire la parallèle entre cet événement dramatique et la réunion du supposé Davos africain au Nigeria ! Aujourd’hui, on parle plus d’Ebola, par peur de la contagion épidémique, que du nord du Nigeria, ce qui fait aussi qu’aujourd’hui seule la RAM a conservé ses vols vers les zones sinistrées. Mais la RAM est une compagnie africaine, ne l’oublions pas, et c’est tant mieux pour l’Afrique, qu’il y ait encore des Africains qui se préoccupent de ses problèmes.

Est-ce qu’on peut compter sur l’armée nigériane dans la lutte contre Boko Haram, si on considère qu’elle commet des exactions et qu’elle est souvent qualifiée d’incompétente ?
Le Nigeria consacre 23 % de son Budget à son armée et sa sécurité, mais très peu de cet argent arrive aux forces militaires au front, qui ne sont nullement aujourd’hui adaptées à ce genre de guerre. Oui, il y a les moyens, mais la bonne gouvernance fait défaut, car la stratégie et les tactiques peuvent se développer et s’adapter, avec ce qu’il faut comme temps et efforts. Pour revenir au Nigeria, son armée c’est presque 162 000 hommes. Quelques indicateurs signifiants : un PIB de 372 milliards d’euros selon des indicateurs des années 90, faute de mieux, une industrie du cinéma qu’on nomme Nollywood avec un chiffre d’affaires de 590 millions de dollars. Pour la téléphonie, un secteur rentable et en pleine croissance en Afrique, c’est 167 millions de lignes et un taux de croissance de 7 % annuellement. Avec 20 milliardaires en dollars et 16.000 millionnaires, le Nigeria accueil aussi le plus grand milliardaire africain, Aliko Dangote, magnat du ciment et de l’agroalimentaire qui pèse 20 milliards de dollars à lui seul, État pétrolier, le Nigeria est un géant auquel il manque la bonne gouvernance et un véritable État nation qui tarde à voir le jour.

Au-delà du Nigéria et du Cameroun, jusqu’où s’étend le risque « Boko Haram » ?
Ces deux pays sont les pays du front, certes, mais les alliances et les ramifications des jihadistes avec l’ensemble des contrebandes, trafics et commerces informels et illicites, en plus des ingérences et des efforts de chaque pays africain pour déstabiliser le voisin, on est pas loin du bourbier sahélien d’abord, ouest-africain par la suite, et continental en dernier.
Si toutefois une coordination a lieu entre les jihadistes et les différents séparatismes du Sahel et du Sahara, et même avec la Centrafrique, ce qui peut toucher d’autres pays africains, avec les shebabs en Somalie et au Kenya et le Boko Haram, sans oublier que les islamistes sont aussi légion en Afrique de l’Est. Et si on y ajoute l’insécurité, l’instabilité, la pauvreté et d’autres maux qui sévissent sur le continent, il ne manque que le dispositif pour allumer le feu, si on n’est pas déjà en phase d’embrasement.

À votre avis, est-ce que l’Afrique de l’Ouest risque de connaitre le même sort que La Syrie et le Levant ?
Il y aura du mouvement, l’instabilité et l’insécurité vont s’accroitre, les régimes connaitront des transformations dans l’instabilité, comme au Mali ou en Guinée-Conakry, en République démocratique du Congo…, avec une absence de pouvoir réel comme en Centrafrique et en Somalie, mais ce ne sera pas semblable au Moyen-Orient, et puis les Américains ne se sont pas encore manifestés. En fait, les racines de Boko Haram remontent à 1999, l’islamisme sahélien étant lié à la guerre civile en Algérie, à la question Touareg qui date de l’époque coloniale, aux trafics dans la région sahélo-saharienne, au legs de Kadhafi et à la mainmise de la France sur la région, et ce depuis longtemps. De plus, les intervenants et les détenteurs des agendas sont différents, jusqu’à preuve du contraire.

Quel aperçu pouvez-vous nous donner du contre-terrorisme au niveau régional ?
On a une absence de coordination, par absence de confiance et l’existence d’agendas frontaliers contradictoires. De plus, une absence quasi maladive d’esprit analytique et de synthèse chez la majorité des décideurs auxquels manque la vision prospective. On est dans des régimes soit totalitaires et militaristes, soit tout simplement mafieux et en totale rupture avec la population.

Une dernière question : y a-t-il un risque de contagion pour le Maghreb ? Si oui, que peut faire concrètement le Maroc pour parer à pareil risque ?
En tant que pays du Maghreb, on est frontalier du Sahel et on est des pays sahariens. Ce qui touche aujourd’hui le Mali, nous touche de manière ou d’une autre, et ce qui touche le nord du Nigeria aura des répercussions sur le Sahel et sur l’Afrique de l’Ouest, donc sur le Maghreb. En ce sens, le Maroc et parmi les pays concernés par ce qui se passe dans la région ouest-africaine et sahélo-saharienne. Nos frontières avec la Mauritanie et l’Algérie, qui sont en contact direct avec le conflit, nous mettent aussi sur un pied d’égalité en termes de risque, toutes proportions gardées. Comme le Maroc a engagé une politique d’intégration en Afrique, nos intérêts et nos relations plusieurs fois centenaires avec les pays africains se retrouvent en danger, ce qui nous pousse au devoir d’être prêt, selon nos moyens et selon les demandes faites par nos partenaires africains, à chercher les moyens de résoudre les conflits, non pas toujours en termes sécuritaires, mais aussi économiques, de justice transitionnelle, de formation et éducation, et au-delà de tout cela, une bonne politique sécuritaire de nos frontières avec l’Algérie, en y intégrant le volet développement humain de l’Oriental. Avec la Mauritanie, une coordination et une association seraient demandées et exigées, plus d’efforts de la part du gouvernement marocain seraient souhaitables, car intégrer la Mauritanie à tous les processus de développement économique et humain du Sahara serait un atout de sécurité et de stabilité et pour le Maroc et pour la Mauritanie, faute d’une véritable intégration maghrébine. Le principal terroir du jihadisme est la pauvreté, l’exclusion dans toutes ses manifestations et l’ignorance. 

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