Le Matin Eco : En octobre 2011, les textes d’application de la loi 28-07 relative à la sécurité sanitaire des aliments ont été publiés. Cette loi, adoptée en 2010, oblige les unités de production à se doter d’un laboratoire en interne de contrôle des aliments ou indépendant, pour que ses bulletins d’analyses soient recevables par l’Office national de sécurité sanitaire des aliments (ONSSA), en tant qu’autorité de tutelle. Après plus de deux années de la publication de la loi, quelle est aujourd’hui, selon vous, la réalité sur le terrain ?
Ahmed Essadki : Précisons d’abord qu’en vertu de cette loi, les professionnels sont aujourd’hui comptables devant le juge en termes d’autocontrôle. Dans le passé, la notion de qualité dans la production agroalimentaire était absente dans cette industrie au Maroc. Nous avions la Loi 13-83. Il s’agissait de textes disparates légués par les Français, dont la plupart dataient d’avant l’indépendance. La nouvelle loi apporte donc au Maroc la crédibilité qui lui manquait au regard des accords de libre-échange que le Royaume a signés avec des partenaires commerciaux qui avaient, sous ce rapport, une réglementation en avance sur nous.
Par ailleurs, la santé du consommateur marocain est aussi mieux protégée grâce à la nouvelle législation que par le passé. De plus, en cas d’incident sur la santé du consommateur par la faute d’un industriel, ce dernier peut désormais être contraint par la loi à indemniser le plaignant.
Concrètement, qu’est-ce qui a changé depuis l’adoption de la loi en 2010 et la sortie de ses décrets d’application en 2011 ?
Pas grand-chose. Dans la majorité des cas, si on visite une unité de production alimentaire aujourd’hui, on trouvera l’ensemble des services (achat, production, financier…) sauf celui de l’autocontrôle. Et ce, pour la simple raison que l’autocontrôle des aliments par le producteur n’existait pas dans la philosophie du travail telle qu’elle a été conçue ici. Je vous le dis sans ambages : le Maroc était mieux à produire des matières premières valorisées ensuite en France !
Sachez que, depuis l’indépendance, les gens ont travaillé sans penser à cela. Aujourd’hui, la loi les oblige à se doter d’une unité d’autocontrôle. L’argument qui revient est le coût des investissements à prévoir et son impact sur la rentabilité. Du point de vue de l’investisseur, s’équiper d’une unité d’autocontrôle implique un local, des instruments et du personnel qualifié. Des investissements qui représentaient 5 à 10%, voire plus du montant d’investissement. Or, les gens ont tellement l’habitude à ce que l’État paye. Pour ceux qui, de mon point de vue ont «mis les pieds dans le mur» pour ne pas investir, l’État leur propose une seconde option, prévue par la loi. À savoir celle d’effectuer les contrôles nécessaires, une fois avoir adopté la démarche HACCP comme règle de travail, de sous-traiter ses opérations d’analyses ailleurs à condition que le laboratoire choisi soit reconnu par l’Autorité de tutelle (l’État a en effet identifié environ 700 analyses à réaliser). Mais c’est là que le bât blesse. Un fabricant non averti peut se faire fourguer par des prestataires de services peu scrupuleux ou bien incompétents, équipement, matériel, verrerie, procédures… inadéquats et/ou trop coûteux sans s’en rendre compte. Ceci peut nuire à la qualité de ses produits ou bien les rendre non compétitifs. Ce qui peut mettre l’exploitant, dans un cas comme dans l’autre, hors du marché.
Donc au final, c’est toujours le statu quo ?
Pour résumer, depuis l’adoption de la loi, les gens tergiversent toujours. Mais dans la réalité, il n’y a rien qui se passe. C’est-à-dire que pour les professionnels, ils sont toujours dans le même état d’esprit d’avant. Or, ils sont hors la loi.
Je tiens à préciser aussi que l’État, via ses laboratoires, fournit aujourd’hui des certificats aux professionnels, à travers l’ONSAA, qui normalement ne doit plus délivrer de certificats dans ce sens, mais veiller au respect des dispositions de la loi en matière de mise en place de services d’autocontrôle dans les unités de production alimentaires. Sauf que l’État ne peut être juge et partie et donner des certifications aux professionnels. Il ne peut pas juger son propre travail.
Que risquent les professionnels s’ils n’appliquent pas la loi ?
L’exploitant a deux possibilités : soit l’unité de production se dote de service d’autocontrôle et informe l’ONSAA en l’invitant à venir vérifier ses installations, soit elle est sanctionnée (des amendes qui tournent autour de 5 000 à 100 000 DH). Les sanctions en elles-mêmes ne sont pas très lourdes. Mais par contre, les sanctions sont d’ordre commercial : le risque de commercialiser sur le marché des produits qui ne sont pas autocontrôlés.
Il y a bien sûr du pain sur la planche pour nous mettre à niveau. Mais dorénavant, les professionnels nationaux peuvent se servir de cette nouvelle donne pour se positionner avec leurs marchandises sur les marchés extérieurs sans complexe vis-à-vis de leurs concurrents étrangers.
À votre avis, que doit faire l’État pour faire bouger les choses ?
L’État en a vu d’autres. Mais si les fonctionnaires de l’ONSSA prenaient soin d’annoncer (sauf exception) au préalable leurs visites, présentaient leurs noms et qualités aux professionnels à contrôler et mettaient leurs observations par écrit en y ajoutant date et signatures, cela serait un grand pas en avant dans l’application de la loi et donnerait en même temps l’exemple qu’il faut.
Dans vos précédentes déclarations, vous évoquez souvent le manque de laboratoires privés nationaux pour réaliser les analyses alimentaires nécessaires. Que préconisez-vous dans ce sens ?
Faire ce que fait l’État ailleurs. C’est-à-dire encourager l’investissement dans ce secteur peu connu en permettant, le plus simplement possible, à toute personne qualifiée justifiant d’une expérience (attestée par des écrits) dans le domaine des analyses de monter son propre laboratoire de contrôle et, d’un autre côté, alourdir les sanctions pour ceux et celles enclins à émettre des certificats (analyses ou autres) de complaisance.
