Le Matin : Vous aviez effectué fin février une visite de travail de quelques jours au Maroc. Qu'est-ce qui a motivé votre séjour dans le Royaume ?
Pierre Rabhi : C’est la poursuite d’un programme qu’on a engagé depuis quelques années sur la proposition de l’agroécologie au Maroc pour l’agronomie marocaine. Cela a été engagé par l’association «Terre et Humanisme Maroc» qui m’a sollicité pour l’instauration d’une collaboration qui permettrait de faire connaître l’agroécologie au Maroc.
C’est une discipline que je connais bien, que j’ai appliquée sur ma propre ferme et qui demande à être propagée. Au cours de mon séjour, j’ai animé une conférence pour sensibiliser le public par rapport à l’agroécologie parce qu’aujourd’hui nous arrivons à un moment où il faut une réforme de l’agriculture de façon à arrêter de trafiquer l’agriculture qui pollue et qui détruit. Même en France, le ministre de l’Agriculture préconise l’agroécologie comme une alternative.
Selon vous, l’agroécologie est-elle développée au Maroc ?
L’agroécologie n’est pas développée au Maroc. Nous avons créé en collaboration avec «Terre et Humanisme Maroc» un cadre institutionnel pour propager cette pratique dans le Royaume.
Vous êtes l’un des pionniers de l’agroécologie dans le monde. Votre philosophie transparaît à travers les différents mouvements que vous avez mis sur pied tels que «Mouvement Colibris», «Oasis tous lieux», etc. Quel est votre principal message ?
Cela fait très longtemps que je suis engagé personnellement dans une alternative de vie. Je plaide pour une société différente. La modernité arrive aux limites de ce qu’elle peut produire. On constate qu’il n’y a plus de progrès et les pays sont confrontés à de grandes difficultés comme le chômage, l’exclusion et la misère. On constate aussi que la nature est malmenée par nos pratiques agricoles et les environnements sont pollués. Il est temps que l’humanité se rende compte qu’elle ne peut plus continuer à détruire la vie.
Quels sont les obstacles majeurs qui ont jalonné votre combat ?
Pendant des années, tout le monde ne jurait que par l’agriculture moderne, c’est-à-dire celle qui utilise des intrants chimiques, des pesticides de synthèses, et nous paraissions comme des gens irréalistes. Il y avait des freins évidemment concernant la proposition de l’agroécologie. Il y a très peu de temps que tout le monde reconnaît que c’est la meilleure façon de répondre à la problématique à la fois de la faim dans le monde, et de la préservation du patrimoine nourricier.
Qu’en est-il de la «Charte pour la Terre et l’Humanisme» que vous avez élaborée ?
Je suis engagé depuis 1960 avec ma famille dans une forme de vie qui prend en compte l’écologie et l’humanisme comme facteurs importants. En 2002 on m’a demandé de me présenter aux élections présidentielles françaises, je me suis présenté un peu tard, je me suis rendu compte que les valeurs que nous mettions en avant étaient assez partagées.
On a collecté quand même presque 200 signatures d’élus, organisé 40 conférences en France avec des salles pleines et des débats démocratiques importants axés sur l’équilibre homme femme dans le monde, la préservation de la terre, l’éducation coopérative et non compétitive et la remise en question de la croissance économique qui constitue un vrai problème pour l’environnement. Nous considérons que la terre est sacrée, et qu’il ne faut pas la détruire. C’est une œuvre divine, c’est un cadeau divin extraordinaire.
Tous nos critères visent à mettre l’humain et la nature au cœur de nos préoccupations, et à réorganiser la société en partant de ces deux bases prioritaires.
Quels sont aujourd’hui vos défis personnels ?
Mon défi c’est de continuer l’œuvre que j’ai commencée sur l’agroécologie parce qu’on ne peut pas tolérer que des enfants meurent de faim, que la nature soit abimée, que les sols soient détériorés et empoisonnés, que l’eau et l’air soient pollués et que la biodiversité disparaisse. L’humanité a colleté des espèces sauvages qu’elle a domestiquées et intégrée dans son alimentation, et qui aujourd’hui sont en train de disparaître au profit des OGM (organismes génétiquement modifiés), que je considère comme un crime contre l’humanité parce qu’on est en train d’introduire dans le champ de la survie collective de l’humanité des choses qu’elle ne pourra plus maîtriser et qui la rendront dépendante.
Nous sommes en train de perdre ce que la nature nous donne gratuitement pour répondre à la boulimie, et il faut que cela s’arrête. Il y a assez de semences et les pauvres en ont besoin, des semences transmissibles de génération en génération.
Tandis que si l’on rentre dans les OGM, ils ne sont pas reproductifs et ils vont rendre les gens dépendants parce qu’ils sont obligés de les racheter tous les ans, et cela est abominable, abject et les États devraient quand même intervenir fortement sur cette question parce qu’on est en train d’affamer nos populations et les générations à venir. Les êtres humains sont de plus en plus esclaves d’un système, et mon combat est de protester objectivement avec des actes, pour participer à la construction d’un monde différent. Nous venons de créer un Fonds de dotation pour collecter les moyens de façon à faire évoluer nos valeurs, et appuyer les initiatives écologiques. Les êtres humains ne peuvent pas vivre sans la nature, mais la nature peut évoluer sans eux. Il faut que l’humanité collabore avec la nature plutôt que de la détruire.
