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«Nous partageons pleinement la priorité donnée par Sa Majesté le Roi au capital immatériel»

Dans le Discours du Trône, Sa Majesté le Roi a appelé les institutions marocaines à élaborer une étude sur l'évolution de la valeur globale du Maroc au cours des quinze dernières années, y compris le capital immatériel que la Banque Mondiale avait adopté en tant que critère pour mesurer la richesse des pays. Dans cet entretien, Simon Gray, le directeur des opérations de la Banque mondiale pour le Maghreb, revient sur l’importance du capital immatériel dans la création de richesse d’un pays et dans le développement durable.

«Nous partageons pleinement la priorité donnée par Sa Majesté le Roi au capital immatériel»
Simon Gray, directeur des opérations de la Banque mondiale pour le Maghreb

Le Matin : Pourquoi la Banque mondiale s'est-elle intéressée ces dernières années au capital immatériel de la richesse des nations ?
Simon Gray : Pour essentiellement trois raisons. Premièrement, la Banque mondiale, parmi d'autres, s'est intéressée à la notion de richesse des nations en raison des limites des agrégats traditionnels de comptabilité nationale tels que le produit intérieur brut (PIB) comme mesure du développement économique d'un pays. Le PIB vise à quantifier le flux de production nouvelle de richesse effectuée par les agents économiques résidant à l'intérieur d'un territoire – ménages, entreprises, administrations publiques – au cours d'une année. Cependant, lorsque cette production nouvelle se fait sur la base de l'exploitation de ressources naturelles non renouvelables ou au détriment de l'environnement, l'enrichissement mesuré par le PIB risque de n'être qu'un mirage. Certes, la production augmente, mais simplement au prorata de la destruction des richesses naturelles existantes, destruction qui n'est pas décomptée dans le calcul du PIB. Le concept de PIB devient alors un instrument insuffisant de mesure du développement, et donc un instrument incomplet pour guider la politique économique. Deuxièmement, même lorsque la croissance ne se fait pas au détriment de l'environnement ou du patrimoine naturel d'un pays, le PIB n'est qu'une mesure très partielle du bien-être et notamment du développement humain d'un pays. Par exemple, si le nombre croissant d'accidents de la route contribue à augmenter le PIB du fait des soins médicaux et des réparations automobiles qu'ils engendrent, il est évident que ces accidents ne contribuent pas à améliorer la qualité de la vie ou le bien-être des populations. A contrario, le PIB ne prend pas en compte des activités productives non marchandes liées au bénévolat, à l'entraide et à la solidarité, ou à la production domestique. De manière plus générale, le PIB ne prend pas en compte des aspects importants du développement humain et de la qualité de la vie, tels que l'espérance de vie, le niveau de savoir et d'éducation, la participation à la vie politique et à la gouvernance, ou encore le niveau d'équité dans le partage des richesses.
Troisièmement, lorsque l'on s'intéresse à l'évolution de la richesse des nations plutôt qu'à leur production, il apparait que le capital immatériel de cette richesse est déterminant pour expliquer la dynamique de développement des nations, loin devant le capital naturel ou le capital physique produit au cours du temps. Ce capital immatériel ou intangible recouvre principalement le capital humain, social et institutionnel d'un pays. Il comprend par exemple l'accès à des biens et services publics de qualité, et notamment l'accès à des services éducatifs capables de valoriser pleinement le capital humain d'un pays. Plus généralement, le capital immatériel traduit le niveau de développement institutionnel au sens large : la gouvernance économique, le respect de la règle de droit, la transparence et la reddition des comptes, etc.

Comment la Banque mondiale mesure-t-elle les facteurs immatériels pour apprécier la richesse d'une Nation ?
En 2006, la Banque mondiale a publié un premier rapport intitulé «Où est la richesse des Nations : mesurer le capital pour le 21e siècle» visant à calculer la richesse de 120 pays au tournant du millénaire.
[1] D'un point de vue méthodologique, le capital immatériel est calculé de manière résiduelle comme la différence entre la richesse totale du pays – elle-même estimée comme la valeur actualisée de consommation future soutenable du pays – et la somme des trois autres composantes de la richesse, à savoir : (1) le capital produit correspondant à la valeur estimée des bâtiments, immeubles et machines, ainsi que du foncier urbain ; (2) le capital naturel constitué des ressources naturelles en énergie – pétrole, gaz, charbon, etc. –, des ressources minières – or, argent, cuivre, phosphate, etc. –, des terres agricoles et pâturages, des ressources en bois et autres ressources forestières, et des zones naturelles protégées ; et (3) les actifs nets à l'étranger du pays. Ce premier rapport de la Banque mondiale a fait l'objet d'une actualisation en 2011, permettant ainsi de mieux connaitre l'évolution de la richesse des nations entre 1995 et 2005. [2] Au-delà de ces rapports, la Banque mondiale a lancé en 2010 un partenariat global visant à promouvoir un cadre conceptuel polyvalent permettant d'appréhender les interactions entre l'économie et l'environnement et de décrire les stocks d'actifs environnementaux et leurs variations. Ce partenariat connu sous son acronyme anglais WAVES – Wealth Accounting and the Valuation of Ecosystem Services – rassemble une large coalition d'agences des Nations unies, d'États membres, d'organisations non gouvernementales et académiques qui travaillent ensemble pour développer une comptabilité du capital naturel ainsi que des méthodologies pour mesurer la valeur des services fournis par les nombreux écosystèmes d'un pays. [3] Le but ultime de ce partenariat est de promouvoir un développement durable en s'assurant que les ressources naturelles soient intégralement prises en compte dans la planification économique et dans les comptes économiques nationaux.

Comment se positionne aujourd'hui le Maroc dans le capital immatériel, notamment par rapport aux pays de la région ?
Compte tenu des difficultés méthodologiques pour saisir le concept d'immatérialité, il est important de souligner d'emblée que les estimations actuellement disponibles du capital immatériel des pays sont principalement indicatives. D'où le besoin d'approfondir la recherche scientifique. La méthodologie développée par la Banque mondiale dans ses deux rapports sur la richesse des nations nous enseigne que le capital humain et la valeur des institutions, ce que l'on appelle le capital immatériel, constituent la plus grande part de la richesse nationale dans la grande majorité des pays. Pour les pays de l'OCDE, le capital immatériel représente plus de 80% de la richesse nationale. Pour les pays les moins avancés et les pays à revenu intermédiaire comme le Maroc, la part du capital immatériel dans la richesse nationale se situe entre 50 et 70%.

À quel point un pays peut-il améliorer son classement dans le développement grâce à la prise en compte des facteurs immatériels ?
Si la comptabilité patrimoniale ou la compatibilité en termes de capital nous enseigne une seule leçon, c'est qu'un développement durable, c'est-à-dire un développement à la fois viable, vivable et équitable, repose essentiellement sur l'accumulation d'actifs immatériels sous la forme de capital humain, capital social, et capital institutionnel. Travailler à la formation de ce capital immatériel devrait donc être une priorité pour tous les pays en développement et émergents qui ont pour ambition de rattraper rapidement le niveau de développement des pays les plus avancés. Sachant que la formation du capital humain et du capital social est largement dépendante de la qualité des institutions, l'enjeu ultime du développement semble résider dans l'amélioration générale des institutions du pays et de leur gouvernance. S'agissant du Maroc, d'énormes progrès institutionnels ont été réalisés au cours des dernières décennies, et de nombreux chantiers sont en cours dans le sillon tracé par la nouvelle Constitution. Une opportunité existe au Maroc, à la différence de nombreux pays de la région MENA, de réellement renforcer le capital institutionnel et la gouvernance économique du pays et de créer ainsi les conditions d'une société ouverte pour une économie plus prospère, inclusive et résiliente. Nous partageons donc pleinement la priorité donnée par Sa Majesté le Roi à l'occasion du récent discours du Trône au capital immatériel «comme critère fondamental dans l'élaboration des politiques publiques afin que tous les Marocains puissent bénéficier des richesses de leur pays». La Banque mondiale dans son nouveau cadre de partenariat stratégique s'est engagée à accompagner le Maroc sur la voie des réformes institutionnelles et à amplifier son soutien financier, technique et analytique autant que nécessaire dans les années à venir.

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