Géopolis : Pourriez-vous nous éclairer sur la géopolitique de l’énergie ?
Abdelmoughit Tredano Benmessaoud : À l’instar du charbon durant le XIXe siècle, le pétrole a structuré, durant tout le XXe siècle, les rapports au sein des pays industrialisés et entre ces derniers et les pays producteurs de l’or noir. Va-t-il continuer à le faire pendant le XXIe siècle ? Ou y aurait-il d’autres énergies alternatives ? Comme le nucléaire ou les renouvelables.
Que peut-on dire de cette source d’énergie qu’est le pétrole qui a structuré les rapports mondiaux pendant plus d’un siècle et de la région avec laquelle il a été confondu, en l’occurrence le Moyen-Orient ?
Dans l’imaginaire collectif, le Moyen-Orient a constitué une zone quasi mythique par rapport à cette source d’énergie. Convoitises, enjeux, guerres, chocs et contre-chocs… constituent les mots clés souvent mêlés à cette région et à ce produit. Entre les deux guerres, l’accord dit de la Ligne rouge a déterminé largement les rapports entre les pays producteurs (notamment au Moyen-Orient) encore colonisés ou sous influence coloniale et les sociétés pétrolières dominantes dans ce secteur.
Après le second conflit mondial, l’accord conclu entre le Président américain Franklin D. Roosevelt et le Roi Abdelaziz Al-Saoud en 1945 a, à son tour, structuré au niveau mondial la question de la production, de la fixation des prix et de la sécurité d’approvisionnement en pétrole des pays industrialisés ; le tandem américano-saoudien a réussi, malgré quelques soubresauts et quelques velléités d’indépendance des pays producteurs (création de l’OPEP en 1960), à stabiliser, trois décennies durant, le marché pétrolier international.
Les deux chocs pétroliers en 1973 et 1979 (après la guerre israélo-arabe d’octobre et la révolution iranienne) ont constitué un tournant au niveau des modes de consommation des pays industrialisés, de la recherche des énergies de substitution, des rapports entre pays producteurs et consommateurs. Bref, la géopolitique pétrolière au niveau international est entrée dans une nouvelle ère. Pendant longtemps, et ce depuis la découverte en Iran du premier puits de pétrole au début du XXe siècle, souvent les États aussi bien producteurs que consommateurs étaient derrière les grandes décisions et orientations dans le secteur pétrolier. Après les deux chocs pétroliers, progressivement et pour des raisons diverses, le secteur a commencé à être, de plus en plus, soustrait aux influences politico-diplomatiques et davantage soumis aux lois du marché. Conscient d’une interdépendance bien établie, les pays producteurs et consommateurs ont encouragé cette nouvelle tendance ; l’institutionnalisation et la maturité du marché ne pouvaient que la conforter.
Quelle est l’importance stratégique de l’énergie pétrolière dans le monde d’aujourd’hui ?
Complexe, sensible et fortement névralgique, le secteur pétrolier, au niveau de l’évaluation des réserves, de la quantité de la production, de la fixation des prix ainsi que des rapports producteurs/consommateurs, a fait l’objet de légendes, de mythes et de perceptions controversées et souvent contradictoires. Pour pouvoir appréhender valablement la géopolitique pétrolière internationale, il importe d’expliquer d’abord l’intérêt et les enjeux de certains chiffres et de mettre fin à certains mythes. Trois grandes phases historiques en ressortent : la première est marquée par un rapport de confrontation/domination entre pays producteurs et pays consommateurs et la seconde (très récente, après les deux chocs pétroliers) traduit une volonté de dialogue et de concertation entre ces deux protagonistes. Depuis 1991, la logique de confrontation est redevenue la règle. Et depuis 1973, c’est un pays comme l’Arabie saoudite qui joue un rôle majeur dans le secteur pétrolier : chaque fois que les États-Unis la sollicitent pour des raisons géopolitiques (leur guerre contre l’URSS hier et la Russie aujourd’hui), elle joue le rôle d’arbitre du prix au niveau mondial ; le contrechoc pétrolier des années 80 et celui d’aujourd’hui le montrent. Le Moyen-Orient recèle 64% des réserves mondiales. Plus préoccupant, «… dans vingt ans, s’il n’y a pas de découvertes majeures ou de source alternative, il n’y aurait plus de pétrole en Amérique du Nord, ni en Europe, presque plus en Afrique, ni même en Russie. L’OCDE, comme les NOPEP (Pays exportateurs non membres de l’OPEP) seraient à sec». Alors que le Moyen-Orient continuera à produire pendant trente ans supplémentaires ! L’OPEP contrôle aujourd’hui 40% de la production dans le monde, 60% des exportations et 75% des réserves. Les États-Unis consomment 25% de la production mondiale, importaient il y a quelques années 50% de leurs besoins. Plus inquiétant encore, au rythme de leur production et consommation actuelles, certains experts soutenaient qu’ils épuiseraient leurs réserves dans dix ans. De même, le pétrole constitue 40% de la consommation mondiale d’énergie et occupe une place prépondérante dans les échanges internationaux. Mais depuis qu’ils ont commencé à exploiter le gaz de schiste, il semble qu’ils vont devenir exportateurs du pétrole en 2015, autrement dit, ils produiront plus que l’Arabie saoudite…
Est-ce la fin de l’hégémonie du pétrole ?
Comme un épouvantail, la fin proche du pétrole a été souvent avancée, et à chaque fois l’échéance est repoussée. Déjà en 1972, les membres du club de Rome avaient tiré la sonnette d’alarme sur l’idéologie productiviste, l’épuisement des ressources et les déséquilibres écologiques subséquents. La dépendance de l’économie des pays industrialisés de cette source d’énergie et l’angoisse sur la sécurité d’approvisionnement qui lui est inhérente, contribuent à renforcer l’idée de la rupture physique, ce qui explique, en partie, la tension permanente et le nombre de conflits qui s’y rapporte. En tout cas, la réserve est limitée et l’échéance est relativement mesurable ; plus nuancés, d’autres analystes estiment que «le fait majeur de la période qui s’annonce ne sera probablement pas géologique, mais géopolitique…»
Des énergies alternatives, le nucléaire et les renouvelables comme outils de la transition énergétique ?
Comme on vient de l’expliquer, le pétrole a dominé les rapports mondiaux pendant plus d’un siècle ; le nucléaire n’a pris son envol qu’après le premier choc pétrolier en 1973. Avant, le nucléaire était une source de puissance militaire plus qu’une source d’énergie. Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU avaient leur bombe atomique, d’autres pays comme l’Inde, Israël et le Pakistan ont, malgré l’opposition des grandes puissances, réussi à entrer dans le club atomique. En revanche, d’autres ont abandonné ce statut de puissance nucléaire ou toute prétention à le devenir... À ce niveau-là, il faut faire la distinction entre le nucléaire militaire et civil. C'est l’œuvre du Traité de non-prolifération (TNP) de l’Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) signé le 1er juillet 1968.
Comment se présente ce Traité ?
Pour faire court, on peut rappeler la position défendue par les puissances détentrices de l’arme nucléaire. Elle s’articule autour de deux principes arrêtés d’une manière unilatérale par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité : interdictions à tout pays membre signataire du TNP de chercher à détenir l’arme nucléaire, sauf ceux qui en sont les «dépositaires». Pour le nucléaire civil : tout pays membre signataire du TNP a le droit d’en bénéficier avec la seule condition d’accepter les inspections de l’Agence de l'énergie nucléaire. C’est cette distinction qui a structuré et continue à organiser les rapports de force entre les puissances et celles qui en expriment la prétention ; les cas du Pakistan durant la décennie 90 et de l’Iran durant les années 2000 en constituent les exemples les plus édifiants. La région du Moyen-Orient est la seule dont les enjeux sont à la fois la question nucléaire militaire (Iran), les réserves du pétrole, la sécurité d’Israël et le clivage sunnite-chiite, tous sont mêlés et enchevêtrés avec comme matrice la question de la paix dans la région… Autrement dit, une véritable poudrière !
Quel avenir pour le nucléaire civil ?
Si on excepte la question militaire, l'usage civil du nucléaire peut-il jouer un rôle dans la réduction de la dépendance des pays consommateurs de cette énergie fossile qu’est le pétrole ? Depuis 1973, les pays importateurs ont adopté une série de mesures (réduction de la consommation, amélioration des technologies des voitures : la période marquée en France par le slogan : on n’a pas de pétrole, mais on a des idées !) et surtout l’option pour l’énergie nucléaire : l’exemple le plus édifiant est celui de la France. En effet, pour ce pays, 75% de la production d’électricité provient du nucléaire. D’où une dangereuse dépendance de la France, et de tous ceux qui ont fait le même choix, d’une énergie qui est loin de ne présenter que des avantages. Quelques avantages et beaucoup de dégâts : Il s’agit d’une source qui a une capacité de production énorme et basée essentiellement sur l’uranium, dont le prix est le moins qu’on puisse dire dérisoire. La guerre autour de l’uranium du Niger, au Mali et ailleurs, contre Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) est révélatrice de cet état de fait. Autre avantage : le nucléaire évite une exploitation effrénée des ressources naturelles comme le pétrole, le gaz et le
charbon…
Toutefois, le nucléaire est contesté non seulement par les écologistes, mais de plus en plus par le commun des mortels dans la mesure ou une certaine conscience universelle est en train de s’installer (les différents sommets sur l’environnement) et les différentes catastrophes nucléaires et naturelles (Tchernobyl et Fukushima) ne sont pas pour arranger les choses. Enfin, en plus de la contestation, le coût des centrales nucléaires peut faire hésiter les décideurs politiques avant tout investissement…
Le gaz de schiste : peut-on avancer que c’est la fausse vraie alternative ?
Il est considéré comme un produit de substitution aux différents hydrocarbures dont les réserves sont limitées : le fameux pic de production comparée aux réserves prouvées, qui était prévu par les spécialistes en 2004-2005, la recherche de sources alternatives est entreprise… Le seul avantage qui peut expliquer l’option des certains États pour l’exploitation du gaz de schiste est d’ordre stratégique : s’assurer une indépendance énergétique. Le cas des États-Unis est un exemple très significatif. En effet, le premier consommateur mondial va bientôt devenir exportateur et limiter ainsi sa dépendance vis-à-vis du Moyen-Orient. En revanche, la France s’y est refusée jusqu’à présent pour des raisons écologiques. Quant aux conséquences négatives de l’exploitation du gaz de schiste, et pour faire court, il est néfaste pour l’écologie, les nappes phréatiques et la santé des hommes.
Les énergies renouvelables peuvent-elles constituer la panacée ?
Paul Valery a dit dès les années 30 «que le début du monde fini commence». Au début des années 70, l’économiste René Dumont (dans son «L’utopie ou la mort !») a attiré l’attention des décideurs sur les limites de la planète et les dégradations que l’homme lui inflige. Dans le même sens, les membres du Club de Rome, dans leur fameux «Halte à la croissance», préconisaient en 1972 déjà de mettre fin à cette idéologie productiviste au détriment de la planète et des hommes… La prolifération des mouvements écologistes durant les décennies 1990 et 2000 est la traduction de cet état d’esprit qui appelle à l’abandon des énergies fossiles, de schiste et autres, pour préserver la vie sur terre.
Que faire ?
Les énergies renouvelables ? Quel vaste programme disait le général Charles de Gaulle ! Les énergies solaire, thermique, hydraulique, marine et la biomasse… peuvent-elles se présenter comme des alternatives possibles et viables ? Aujourd’hui, personne ne conteste les avantages que présentent ces différentes sources d’énergie. Mais peuvent-elles remplacer le pétrole et le nucléaire ? Rien n’est moins sûr. Le nucléaire et les énergies renouvelables sont loin de constituer, même à moyen terme, de véritables alternatives aux énergies fossiles, car elles ne représentent aujourd’hui qu'une part encore faible du total des énergies produites, à savoir 15%. Tant que le pétrole conserve son importance stratégique et que les sociétés pétrolières américaines continuent à dominer le secteur pétrolier, la transition énergétique n’est pas pour demain.
