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Gouvernement-boulangeries : la guerre du pain

Rien ne va plus entre le gouvernement et la Fédération nationale de la boulangerie et pâtisserie du Maroc, sur fond de fixation des prix du pain. Les professionnels demandent une augmentation des prix qui n’ont pas bougé depuis 2004 et menacent de grève et de suspendre l’alimentation en pain des différentes villes du Royaume. Le gouvernement reste inflexible et, tout en leur reconnaissant ce droit, dit tout simplement niet à toute hausse du prix de cette denrée synonyme de paix sociale et principale composante de l’alimentation des Marocains. Le ministre des Affaires générales et, avant lui, le porte-parole du gouvernement ont été on ne peut plus clairs : «Aucune augmentation des prix du pain n’est possible sans l’aval du gouvernement, tel qu’édicté par la loi» et menacent même de sévir contre tous les contrevenants. Le blocage continue !

Gouvernement-boulangeries : la guerre du pain
Par Nabil Adel M. Adel est cadre dirigeant d’assurances, consultant et professeur d’économie, de stratégie et de finance. [email protected] www.nabiladel74.wordpress.com

Si le bras de fer perdure entre le gouvernement, défenseur de l’ordre public et de la paix sociale, et la Fédération veillant aux intérêts de ses adhérents, c’est que le produit dont il est question, à savoir le pain à 1,20 dirham, n’est pas un produit comme les autres et son impact est loin d’être anodin, tant il s’agit d’un bien de consommation de base au Maroc.
Or toute variation non maîtrisée des prix de ce type de produits (riz en Asie, pain en Méditerranée, pomme de terre en Irelande...) fait craindre des troubles sociaux, en raison d’un principe bien connu des économistes appelé le paradoxe de Giffen.

Un peu de théorie pour comprendre, mais pas trop !

En microéconomie (branche de l’économie politique étudiant le comportement des agents économiques), les prix et les quantités varient dans le sens opposé. En termes simples, plus les prix d’un produit augmentent, plus les quantités demandées de ce même produit baissent. C’est la fameuse loi de la demande. À cette loi, il y a quelques exceptions, dont celle qui nous intéresse, à savoir l’effet Giffen. Selon cette loi économique, et par exception à la loi générale de la demande, les quantités de certains biens de première nécessité (à leur tête le pain dans notre pays) évoluent dans le même sens que les prix.
Ainsi, plus leurs prix progressent, plus leur consommation augmente, car la part du revenu disponible consacrée aux autres produits (de moins importante nécessité) baisse.
À titre d’illustration, imaginons qu’un consommateur ait 30 dirhams par jour à disposition. Il achète chaque jour 3 pains pour 3,6 dirhams et de la viande pour le reste. Imaginons que le prix du pain augmente à 1,50 dirham. Après l’achat de sa ration quotidienne de pain (au nouveau prix du marché), il n’a pas assez d’argent pour s’acheter son morceau de viande, il va donc acheter plus de pain la place. Le pain est, dans ce cas, dit un bien de Giffen et sa demande devient croissante. Cette demande s’arrêtera, dans tous les cas, le jour où notre acheteur n’arrive plus à réunir des moyens financiers supplémentaires pour se payer sa portion quotidienne.
C’est le point de rupture et c’est la révolte. Théoriquement, le bien de Giffen doit remplir trois conditions : être un bien inférieur ou de première nécessité, ne pas avoir de produits substituables disponibles et représenter une part importante du revenu du consommateur. Au Maroc, nous sommes de facto loin de ce cas, ne serait-ce que parce que des produits de substitution existent et en abondance.

Revenons à notre débat national

Avant de développer notre propos, posons-nous deux questions. Les boulangeries ont-elles le droit d’augmenter les prix du pain ? Et le gouvernement a-t-il le droit de les en empêcher ? La réponse à la première question est en principe affirmative. Et pour cause, la loi 06-99 sur la liberté des prix et de la concurrence les y autorise et l’Arrêté n°2043-10 du 30 rajeb 1431 fixant la liste des produits et services dont les prix sont réglementés n’y a inclus que la farine nationale de blé tendre, mais pas le pain rond ou la baguette.
Le maintien du prix à son niveau actuel est, précisons-le, fruit d’un accord entre le gouvernement El Fassi et la Fédération. Ce pacte prévoyait le maintien des prix à 1,20 dirham contre la baisse du poids du pain (de 250 grammes à 200 grammes) et la mise en place d’un contrat programme pour le secteur prévoyant un certain nombre de dispositions (création d’une école de boulangerie, baisse des prix de l’électricité, réforme de la fiscalité du secteur, résolution des problèmes liés à la sécurité sociale et lutte contre l’informel). Si les professionnels réclament une augmentation, c’est que, disent-ils, tous les composants du coût de revient ont augmenté (farine, levure, énergie, main-d’œuvre, amortissement du matériel…) et aucune disposition du contrat programme n’a été appliquée.
La réponse à la deuxième question est paradoxalement aussi affirmative, car si le gouvernement considère que pareille mesure risquerait de menacer la paix sociale et troubler l’ordre public dont il est garant, il peut s’y opposer. D’autant plus que, selon le ministre en charge, la baisse du poids compenserait la hausse du coût de revient. Donc retour à la case de départ et le bras de fer continue ! Pour sortir de cette impasse, deux mesures nous semblent à prendre.

Laisser filer les prix et supprimer les subventions

Contrairement aux craintes, justifiées par ailleurs, du gouvernement, la libéralisation des prix du pain ne se traduira pas par leur hausse, bien au contraire. La seule condition est qu’il n’y ait pas d’entente sur les prix entre les professionnels, ce qui est récriminé par la loi 06-99. En effet, en présence de produits de substitution moins chers (fours traditionnels) et en grande quantité, toute augmentation des prix du pain se traduira par une baisse des quantités achetées auprès des boulangeries modernes au profit des autres producteurs (effet d’éviction). D’autre part, un pourcentage non négligeable du CA des boulangeries provient de la distribution aux épiceries (par le biais de livreurs), aux grands comptes (restauration collective, établissements pénitentiaires, casernes…) et à certaines grandes surfaces qui ne fabriquent pas elles-mêmes leurs pains, à des prix inférieurs à 1 dirham et avec des délais de paiement allant jusqu’à 120 jours. La libéralisation des prix accentuera cette tendance au profit du consommateur final. Enfin, une fraction importante des ventes des boulangeries est réalisée sur le pain à 1,20 dirham. Elles ne prendraient, par conséquent, pas le risque de voir leur CA s’effriter au profit d’une concurrence en provenance des produits de substitution. Le tout est de ne pas fixer les prix, mais de les libéraliser.

Industrialiser la filière par des subventions directes d’équipement

Comme dans beaucoup de nos industries, le grand problème est le niveau d’équipement et l’obsolescence du matériel de production. Nous avons ainsi l’opportunité de transformer ce problème en une occasion unique de doter le Maroc d’une nouvelle industrie, celle des fours industriels et autres matériels de boulangerie, pâtisserie et restauration.
En effet, selon les professionnels, l’équipement en matériel de production d’une boulangerie moderne coûte entre 500 000 et 700 000 dirhams. Le gouvernement pourrait subventionner jusqu’à 80% de cet investissement, à condition qu’il soit acheté à une entreprise au Maroc. Cette dernière pourra être le fruit d’un partenariat public-privé avec la présence d’un acteur étranger pour apporter le savoir-faire nécessaire à cette industrie naissante. Elle pourra servir aussi bien le marché marocain que le marché international (marché africain, arabe et sud-européen). En contrepartie, le bénéficiaire s’engagera à maintenir les prix à un niveau plafond négocié avec les pouvoirs publics. Cette solution est avantageuse pour le budget de l’État, car en admettant que le gouvernement subventionne les 15 000 boulangeries du Maroc, à hauteur de 400 000 dirhams par unité, cela représentera 6 milliards de dirhams à amortir sur 10 ans, soit 600 millions de dirhams par an, contre le quadruple de ce que nous coûte la subvention du blé tendre. À la différence de la subvention actuelle à fonds perdu, cette piste permettra de créer des emplois, financera le lancement d’une industrie et dopera les exportations du Maroc, à l’instar de l’automobile et de l’aéronautique. Qu’attendons-nous ? 

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