Géopolis : Avec la relance de la question de la laïcité se pose pour la énième fois celle du rapport entre la politique et la religion. Qu’en pensez-vous ?
Emna Ben Arab : Je pense qu’il est d’abord très important, pour nous peuples musulmans, de clarifier les concepts et de bien délimiter les contours de la nécessaire et inévitable réforme de la pensée islamique. Malheureusement, pour une majorité de musulmans, le terme laïcité rime avec apostasie et signifie l’aboutissement programmé à une remise en cause des fondements de la sacralité à la base même de la foi. Cette conception erronée qui crée une antinomie supposée entre État et religion a été, en fait, dès l’apparition de l’Etat–Nation dans le monde arabo-musulman, la thèse défendue par les islamistes en général et l’organisation des Frères musulmans en particulier. Ces derniers, profitant du peu d’écho qu’avait la pensée politique arabe moderne, compte tenu de son caractère élitiste, voire abscons, pour les masses populaires, ont orchestré une campagne de désinformation de grande ampleur dont les conséquences demeurent jusqu’à aujourd’hui. Il me parait, par conséquent, primordial que les penseurs, intellectuels, religieux et politiques tenants de la modernité s’unissent pour neutraliser les effets néfastes de cette interprétation réductrice de l’Islam qui est dans son origine et dans son essence une religion consacrant la modernité, puisque son avènement a été la fin de la «Jahilia». La sécularisation doit être à la base du rapport entre la religion et l’État, car de par sa finalité, elle n’exclut pas, elle organise, en se fondant sur l’impersonnalité de l’État, les «circuits» de transmission et de propagation du message religieux dans un sens qui ne favorise pas la confusion entre le divin et l’humain et qui évite à la religion de se retrouver otage des ambitions des politiques. C’est ainsi que je ne conçois la laïcité que comme un système d’intégration du fait religieux et non de son exclusion du champ de la politique comprise dans son acception étymologique, c’est-à-dire relative à l’organisation de la cité. La religion ne peut, en aucune manière, se transformer en modèle d’exercice du pouvoir politique ou administratif. Elle fait, toutefois, partie de l’espace socioculturel et se doit, donc, de demeurer dans le cercle de l’intimité de l’être humain qui se forge sa foi grâce à la volonté divine et à la raison et non à une quelconque influence humaine…
Quelles sont les différentes façons pour établir des passerelles entre politique d’État et religion ?
Dans un régime démocratique, respectueux des droits de l’Homme et consacrant la liberté de conscience – comme c’est le cas pour la nouvelle Constitution tunisienne –, l’État, expression et instrument de la souveraineté nationale, est le garant unique et incontestable du libre exercice religieux. Il se tient à une égale distance entre tous les citoyens et veille à ce qu’aucune instrumentalisation de la religion ne crée la discorde et ne perturbe l’ordre public. L’exemple marocain me parait, à ce titre, parfaitement exprimer cette exigence de mettre le sacré au-dessus des contingences politiciennes et de le confier à l’autorité suprême de L’État. Parce que l’on ne verra jamais l’État habillé en djellaba, en soutane ou portant la kippa, on peut le considérer, par définition même, comme le garant de la neutralité administrative et le recours ultime du citoyen qui, généralement, n’accepte aucune interférence dans son intimité religieuse. Il est impératif, à mon sens, de promouvoir auprès de nos coreligionnaires cette culture de tolérance et d’ouverture qui a toujours été inhérente à l’Islam où il n’y a jamais eu de contrainte en religion. C’est le défi cardinal de la nouvelle pensée islamique. L’évolution de la Umma vers la modernité, et par conséquent, son retour à l’Histoire, passe obligatoirement par le chemin de la découverte, par ses penseurs, de nouvelles méthodologies d’interprétation des préceptes de l’Islam adaptées aux exigences des temps modernes. C’est cela, pour moi, le véritable sens de l’ijtihad.
Une relation intime à la religion peut-elle être favorable à l’évolution des peuples ? Les pays musulmans ne se prêtent-ils pas à ce type de relation ?
Plus que jamais, les pays musulmans sont prêts à expérimenter une relation refondée entre l’État et la religion. L’État de déchéance actuelle du monde musulman atteint de tels niveaux que l’on ne pourra plus reporter à plus tard les réformes urgentes exigées par cette situation totalement défavorable à nos États, il y va de l’avenir des peuples arabes. On ne peut plus accepter, aujourd’hui, que l’Islam soit trainé dans la boue et ait cette image désastreuse auprès de l’opinion publique internationale à cause d’une
interprétation totalement fausse de ses préceptes exacerbée souvent par des médias occidentaux hostiles ou, pire, ignorants. Les responsables de cet état des lieux, «religieux» radicaux et apprentis sorciers terroristes, renvoient le monde arabe aux temps antéislamiques les plus obscurs.
La mobilisation contre leur entreprise suicidaire est un défi de civilisation pour tous les musulmans du monde. L’État, à condition qu’il soit démocratique, est le seul à détenir la légitimité nécessaire lui permettant de procéder au rééquilibrage salvateur entre le politique et le religieux dans nos sociétés afin d’éviter les ruptures irréversibles. C’est le renouveau de l’Islam et sa réconciliation avec le monde de la modernité qui éloigneront le spectre de la désaffection, particulièrement chez les jeunes, et renforceront la foi des peuples musulmans en la noblesse de leur religion. Le rôle de l’éducation, y compris religieuse, sera au centre de cette gageure et je reste confiante en la capacité de nos peuples à adhérer à cet idéal et à redonner à l’Islam sa splendeur d’antan.
Est-il possible de trouver un compromis entre religion et politique d’État ?
En fait, il ne s’agit pas de compromis, mais de retour des choses à leur juste dimension. La relation religieuse doit se confiner à un rapport intime entre Dieu et le croyant.
L’atout de l’Islam est l’absence d’un clergé interférant entre Allah et les hommes, ce qui constitue une liberté de conscience quasiment sans limites et une marque de confiance immense de Dieu en le libre arbitre des humains. Dans cette optique, la neutralité de l’État et sa mission protectrice deviennent la condition sine qua non d’un développement harmonieux et pacifié de la religion dans nos sociétés.
C’est ce que vivent d’autres peuples et d’autres religions et je ne vois pas les raisons pour lesquelles les musulmans seraient exclus de cette évolution naturelle de leurs rapports, en tant que citoyens, avec l’État.
La religion ne reste-t-elle pas un enjeu de société capital dans le monde arabo-musulman ?
Ce sont les tenants d’une vision mercantile de la religion qui essaient d’en faire un enjeu de société qui, en réalité, ne sert qu’à les rendre encore plus nocifs à l’épanouissement et à la pérennité de l’Islam. Le plus grand danger pour notre religion, ce sont les tentatives qui sont menées actuellement par les partis religieux pour l’intégrer dans la sphère idéologique et donc en faire un objet de débat politique. L’Islam, en tant que message divin, est au-dessus de toute temporalité, il ne peut servir de plateforme à aucune entreprise idéologique, même celle visant la mise en place d’un modèle de vie sociétale.
Certes, j’accepte qu’il soit permis de s’inspirer de préceptes religieux pour encadrer certains comportements sociaux. En effet, il ne s’agit pas pour moi de rejeter systématiquement tout référentiel religieux, bien au contraire, la religion peut et doit être un facteur d’évolution de nos sociétés. Le spirituel est souvent d’une grande importance pour les hommes et il est important de préserver sa place, mais dans l’intimité de tout un chacun. C’est, d’ailleurs, dans cette optique que j’appréhende le rôle de la charia qui est une interprétation humaine des préceptes coraniques, et donc est sujette à question et obligatoirement soumise aux aléas du temps et aux vicissitudes humaines. C’est pour cette raison que j’estime que ce qui relève de l’apport de l’esprit humain doit rester à même d’être contesté et donc de changer, tandis que la parole de Dieu ne peut aucunement être tributaire d’une interprétation humaine, quelle que soit sa source. Le Coran qui, en lui-même, est un miracle ne peut qu’être considéré en tant que legs universel et ne doit, par conséquent, être le monopole d’aucun humain. C’est cette approche, fondée sur une logique de différenciation raisonnée et sereine entre le spirituel et le temporel, qui doit fonder les futures relations entre l’État et l’Islam. L’urgence de la mise en œuvre d’une telle approche n’est plus à prouver, mais il reste à trouver les hommes et les femmes capables de prendre à bras le corps ce projet de réforme de la dimension d’une nouvelle civilisation, en tout cas pour les musulmans.
Dans le contexte du relativisme et de la tolérance ambiante, la double question de la laïcité et de la liberté religieuse ne se poserait-elle pas ?
Je le dis et le répète, l’Islam est fondamentalement tolérant, le terme d’Allah n’est-il pas toujours accompagné des attributs de clémence et de miséricorde ! Si Dieu comprend et pardonne les péchés des hommes, de quels droits ces derniers peuvent-ils se prévaloir pour proscrire et excommunier comme on le constate aujourd’hui à travers les fatwas cathodiques de certains prosélytes zélés. Tous les musulmans doivent s’unir contre les prêcheurs de haine qui ne représentent aucunement l’Islam, mais qui profitent de l’incrédulité et de l’ignorance de certains pour transformer une religion d’amour en une machine de décapitation d’êtres humains innocents. Il ne s’agit ici ni de laïcité ni de liberté religieuse, mais d’un véritable combat contre la radicalisation qui doit être mené de concert par tous ceux qui croient en l’avenir pacifique de l’humanité.
La vérité sur l’Homme n’englobe-t-elle pas la religion ?
La mission première des religions est de prôner la vérité. L’Homme n’est que le récipiendaire du message divin qui par définition est vrai. À la force de son esprit, donc, de juger si cette vérité est relative ou absolue. Dieu a doté la progéniture d’Adam et D’Ève des instruments de discernement pour ce faire, il faut avoir confiance en la raison et permettre à l’être humain d’exploiter toutes ses ressources cachées afin de s’épanouir, ainsi, en toute liberté. Toute entreprise d’influence forcée, quels que soient ses sources et ses instruments, est indubitablement vouée à l’échec, car elle va à l’encontre du libre arbitre et ne pourra jamais avoir d’effet pérenne. Même la religion se doit de méditer sur une telle évidence.
