Pour les observateurs assidus, les supporters aguerris, voire même les simples téléspectateurs (parfois occasionnels), le terme «Winners» renvoie de facto au Wydad de Casablanca, celui de «Green Boys» au voisin du Raja et «Ultra Askary» à l’AS FAR. C’est dire que ces entités ont pu s’imposer comme une composante de l’identité d’un club, des porte-étendards représentant les supporters et assurant un soutien sans condition à l’équipe, partout où elle se produit. Le mouvement «Ultras» a connu sa genèse en Amérique Latine avant d’être importé en Italie pendant les années soixante. Sa mission peut être déduite de son appellation : Ultra, qui renvoie vers des procédés d’encouragement et de supporterisme plus fervents, plus dévoués, voire fanatiques. Cette fièvre des Ultras a investi le continent africain durant la fin des années 90, en Tunisie plus exactement. Ce n’est qu’en 2005 que le premier groupe marocain verra le jour : Les Green Boys, qui ont fait vœux de suivre le Raja partout et d’animer la «Curva Sud» du stade Mohammed V sans relâche. L’un de ses leaders nous éclaire d’ailleurs quant à la fonction des GB 05 : «Les joueurs ont le droit d’être mauvais, irréguliers, de perdre de temps en temps, mais nous Ultras, nous n’avons qu’une seule obligation : être toujours à leurs côtés, toujours braves et fidèles».
La décennie de la déferlante
Durant la même année (2005), les Winners (WAC) et l’Ultra Askary (AS FAR) seront créées pour les mêmes fins, avant que les fans des autres clubs du Royaume ne suivent la tendance. De nos jours, le nombre total des Ultras à travers le pays dépasse les 45, vu que les fidèles d’équipes appartenant à plusieurs divisions ont décidé d’emboîter le pas aux puissances traditionnelles que sont le RCA, le WAC et l’AS FAR. À l’instar des partis politiques, ils fusionnent, entretiennent des guérillas, forment des coalitions et adhèrent à des idéologies communes. Sur les gradins, ils proposent des festivités pyrotechniques, des couplets et refrains fredonnés à tue-tête et des visuels qui ont définitivement conquis le spectateur marocain : les tifos ! Avec une moyenne d’âge qui avoisine les 25 ans (des jeunes dont l’âge varie entre 16 et 30 ans), les membres des Ultras ne sont pas toujours des individus issus de quartiers défavorisés qui tendent à évacuer la frustration engendrée par leurs conditions sociales difficiles. Ils appartiennent désormais à des couches sociales différentes et tentent –cahin-caha – de répondre à l’un des sacro-saints du mouvement Ultra : l’indépendance financière, un impératif pour tout groupe qui entend éviter d’être instrumentalisé.
L’indépendance financière
L’adhésion à un groupe se fait lors des réunions. Elle permet au fidèle de prendre part aux déplacements et l’invite à soutenir financièrement le groupe qui ne reçoit aucune subvention (publique ou du club). Les Ultras sont donc divisées en sections ou cellules, afin de faciliter la collecte des frais d’adhésion et de préparer les Tifos et les «craquages». Taoufik, l’un des membres actifs de l’Ultra Green Boys dans sa section Underground (relevant du quartier Maârif) nous explique comment les participations sont collectées et à quoi elles servent. «Chaque section doit gérer ses propres activités et peut coordonner avec ses semblables d’autres quartiers et villes, parce qu’il serait difficile de rassembler les cotisations au niveau de l’Ultra qui compte plus de 10 000 personnes. En règle générale, les cotisations sont annuelles. Pour nous, elles sont presque mensuelles parce qu’on doit couvrir les dépenses des multiples craquages organisés. On débourse donc 200 à 250 DH après chaque festivité.» D’où est-ce qu’ils se procurent donc cet «arsenal» de fumigènes et de pots de fumée ? «Au début, nous nous approvisionnions du port de Casablanca, où il y avait des arrivages réguliers. Maintenant, c’est plus compliqué, mais nous avons réussi à trouver d’autres sources. Lors de notre dernier craquage, coorganisé par la section d’“El Fida”, nous nous sommes adressés à un Marocain résident à l’étranger, qui nous a fait parvenir 50 fumigènes, 40 pots de fumée et 30 stroboscopes (des fumigènes clignotants) contre la somme de 22 000 DH», nous révèle ce jeune homme de 23 ans. Outre ces cotisations, les Ultras comptent également sur la vente de produits dérivés, un peu comme les clubs qu’ils supportent : des écharpes, doudounes, maillots et bonnets portant le logo de l’Ultra sont confectionnés et proposés aux adeptes avec un prix variant entre 100 et 250 DH. Rappelons que le Raja profite à lui seul de 5 Ultras l’encourageant, à savoir : les Green Boys, les Ultra Eagles, l’Ultra Derb Sultan, Freedom et les Green Gladiators, un réseau tentaculaire qui explique l’ambiance hystérique constatée dans la Magana.
Une idéologie, des percepts et un poids qui va jusqu’à l’éviction de dirigeants !
Supporter est la cause ultime de ces fans regroupés, mais leur union se fait également sur la base de principes et d’idéaux communs. Un bon nombre d’Ultras se retrouve ainsi avec des idées religieuses (rarement politiques) fédératrices, qui cimentent davantage la relation entre les membres. «L’emblème des Winners est une tête de Fidaï. Ce sont les tout premiers résistants révolutionnaires palestiniens des années 70, leur combat pour la libération de la Palestine a marqué les générations et leur courage fut sans égal. Ils nous ont inspirés», explique un fidèle membre du groupe encourageant le Wydad de Casablanca.
La présence des Ultras ne se limite pas aux gradins, puisqu’ils assistent aux entraînements et communiquent avec les autorités et les dirigeants du club, notamment pour instaurer le dialogue et anticiper les dérapages violents et le hooliganisme. La relation entre Ultras et dirigeants devient parfois conflictuelle. Ces groupuscules, dont l’amour envers le club devient démesuré, combien même fanatique souvent, s’érigent en premiers défenseurs de l’intérêt et de l’honneur du club. À tel point qu’ils n’hésitent pas à faire le forcing pour éjecter tel ou tel président ou gestionnaire, dont les actions sont estimées nocives pour leur équipe. Pour les Ultras Askary 05 de Rabat, les membres se doivent de «respecter et soutenir les dirigeants qui œuvrent pour le bien de nos couleurs. Mais aussi s’opposer à tous ceux dont l’irresponsabilité, l’ambition personnelle et l’inconséquence mettent l’avenir du club en péril.» Par leurs propres moyens, certains Ultras ont assiégé les locaux de leur club et usé de toutes les méthodes de protestation (tags, manifestations, boycott…) pour contraindre des dirigeants à prendre la porte. Plusieurs ont déjà eu gain de cause, et ont fait valoir leur droit en tant que force de proposition et d’«assainissement» de la gestion, à tel point que certains sociologues et observateurs commencent à évoquer la notion de «Supporters syndicalisés». Le cas de trois clubs s’impose ici, d’abord le Raja de Casablanca avec l’éviction de Hanat en 2012, le Wydad de Fès dernièrement avec la démission de Abderrazak Essebti (qui s’est finalement rétracté) et la fameuse campagne des Winners contre le président du WAC Abdelilah Akram, une quête qui a valu à plusieurs murs et interfaces urbaines du Royaume d’être tagués par l’expression : «Akram, dégage !».
Entretien avec Mustapha Chagdali, psychosociologue et professeur de sociologie
«Les Ultras font partie du spectacle»
Matin Sports : Comment peut-on expliquer le phénomène «Ultras» ?
Mustapha Chagdali : À première vue, les ultras de football ne sont que des groupes de supporters qui s’organisent dans des associations pour soutenir leurs clubs, mais d’un point de vue sociologique, ces groupes expriment davantage une forme d’appartenance à certaines valeurs. C’est une forme d’identification qui prend le club comme modèle véhiculant les valeurs dont ils sont investis. Ces ultras ne sont pas de simples consommateurs du spectacle sportif, puisqu’ils y participent en transformant les gradins des stades en lieu de «représentation théâtrale». Ils produisent ainsi tout un discours dans lequel ils fournissent des éléments sur leur identité. En supportant leurs clubs, ils font connaitre leurs revendications identitaires et sociales. Pour exprimer leurs valeurs d’appartenance, les ultras fonctionnent souvent par le principe d’adversité. Autrement dit, les adversaires constituent pour ces ultras le point de repère pour confirmer leur différence et leur attachement identitaire aux clubs de leur choix. Ainsi, la victoire et la défaite sportives trouvent leur résonnance positive ou négative chez les Ultras.
Ces Ultras représentent-ils toutes les couches sociales ?
Oui, dans la mesure où, tout en s’identifiant aux clubs, ils expriment l’appartenance à un territoire (la ville, la nation...). Et pourtant, il faut souligner que les couches défavorisées sont les plus représentées dans ces ultras. Autrement dit, en s’organisant dans des groupes pour créer un spectacle parallèle, ces ultras laissent entendre par leurs actes leurs manques et surtout le besoin de devenir «visibles» dans la société.
Pouvons-nous dire que ces groupes ont un penchant pour la violence ?
Oui, ces ultras ont ce penchant vers la violence exprimée, ne serait-ce que d’une manière symbolique. En analysant leurs slogans et les chants qu’ils récitent tout au long des matchs, nous pouvons remarquer cette violence. Cette dernière se traduit parfois d’une manière brutale par des confrontations avec les ultras adversaires.
Comment peut-on expliquer la relation entre Ultras et dirigeants des clubs ?
Puisque les ultras considèrent leurs clubs comme étant un modèle d’identification, il est tout à fait normal qu’ils souhaitent prendre part à la gestion de ces derniers.