Au moment où notre pays nourrit l’ambition légitime de monter dans le wagon des pays émergents, après plusieurs décennies d’errance entre les politiques économiques, le débat national se focalise sur des effets d’annonce auxquels nous ne donnons aucun contenu concret. Qu’est-ce pour nous un pays émergent ? Quel modèle économique voulons-nous suivre ? Sur quelles institutions politiques comptons-nous nous appuyer ? Et sur la base de quel contrat social ? Répondons d’abord à ces questions et ne perdons pas de temps à mesurer une richesse que nous n’avons pas encore créée.
Un pays développé est comme un éléphant : on le voit, mais on ne peut pas le décrire. Peu importe la sophistication de la mesure utilisée pour quantifier un phénomène, tel que le développement, si ce phénomène n’existe pas, il n’y a rien à mesurer. Notre souci doit être de créer les conditions objectives de décollage économique, la mesure des résultats de ces conditions devient secondaire, et non une fin en soi. À l’instar d’une entreprise, l’essentiel est de concevoir la bonne stratégie et de la mettre en œuvre, l’évaluation de sa pertinence vient toujours après.
Le choix par un pays d’un modèle de développement est plus périlleux qu’une décision de guerre, car il est irréversible et toute erreur affecte des générations à venir. Si chaque modèle présente des particularités (BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, Dragons et Tigres asiatiques, pays de l’Amérique latine, Turquie, Portugal ou pays de l’Europe de l’Est), les indicateurs mesurant le décollage d’une économie présentent, étonnamment, beaucoup de similitudes. Malheureusement, le Maroc en est encore loin. Paradoxalement, on est constamment cité comme candidat à l’émergence depuis le fameux «Maroc : le prochain Dragon ?», mais à chaque fois, on réussit brillamment à décevoir, en faisant du surplace.
Nous continuons d’avoir plus le profil et les performances économiques d’un pays à «revenu moyen inférieur», parmi lesquels nous classent les organisations financières internationales, que celles d’un pays «émergent». Pour information, dans cette catégorie, on trouve des pays comme l’Angola, le Congo, Djibouti, la Mongolie ou le Sri Lanka. Même en adoptant le critère de capital immatériel, nous restons loin des conditions objectives d’émergence et, au rythme actuel des réformes, nous ne sommes pas prêts de les atteindre.
Au moment où le Conseil économique, social et environnemental finalise, à la demande du Souverain, un rapport sur le capital immatériel du Maroc, les experts se penchant sur cet exercice doivent être avertis de la limite de cette nouvelle lubie des fonctionnaires de la Banque mondiale.
En effet, outre les approximations conceptuelles des hypothèses fondant le modèle, la formule de calcul de la richesse globale est extrêmement complexe. Il s’agit d’une «intégrale» pour les amateurs de formules mathématiques. Cette heureuse formule est «enrichie» par un taux d’actualisation social élaboré dans les années 20 du siècle dernier et dont la démonstration nécessiterait des pages entières. Avec toute cette complexité franchement inutile et les simplifications des hypothèses, faisant perdre au modèle toute application pratique, le Capital immatériel, qui en constitue le cœur, n’est même pas calculé, mais déduit. Il est obtenu par la différence entre la richesse globale d’un pays (mesurée par la fameuse intégrale et le taux d’actualisation social) d’une part et son stock de capital naturel et de capital matériel de l’autre.
La mesure des stocks du capital naturel et matériel pour tous les pays a également fait, en raison de l’extrême difficulté de l’exercice, l’objet de simplifications presque outrancières. Le capital immatériel devient une sorte de fourre-tout, y compris, et c’est là où c’est totalement cynique, les propres erreurs du modèle.
En effet, pour peu qu’on se trompe sur l’un des éléments de l’équation (richesse globale, capital naturel ou capital matériel), l’erreur se retrouve directement dans le capital immatériel. Aussi, non seulement le modèle ne permet pas de calculer ce capital immatériel d’une manière directe, mais en plus il ne fournit aucune possibilité d’en connaître les composants pour pouvoir agir dessus. La mesure n’étant qu’un moyen, c’est l’amélioration de ce que nous mesurons qui est la finalité de tout modèle. Or celui-ci ne fournit qu’une liste de ce que ses concepteurs pensent être les principaux composants du capital immatériel pour un pays, à savoir le capital humain et le capital social (qualité des institutions).
Ces calculs sortis droit d’un laboratoire de recherche ne peuvent en aucun cas être validés empiriquement et font donc perdre au modèle toute crédibilité, tant les hypothèses sont volontairement simplistes, les données sur beaucoup de pays sont indisponibles et certains inputs sont utilisés pour toutes les économies sans distinction aucune.
Ainsi, non seulement ce modèle n’est pas de nature à éclairer une politique économique, mais même sa valeur scientifique est sujette à caution. Si la principale qualité d’un indicateur de comptabilité nationale est la simplicité, l’intelligibilité et l’exhaustivité, avec ces nouveaux instruments de mesure de la richesse des nations, nous sommes bien «servis» et avec tant de lacunes conceptuelles et empiriques, les vieux indicateurs tels que le PIB, avec tous leurs inconvénients, ont encore de beaux jours devant eux. Aujourd’hui, toute la planète, même l’Afrique, évolue vers plus de démocratie, de développement économique et d’émancipation sociale, sauf cette «maudite» région MENA. Le Maroc en sera-t-il l’exception ? C’est la vraie question qui doit nous tarauder l’esprit. Le reste n’est qu’un effet de mode éphémère.
