L'une des vertus de l'économie de marché est d'avoir favorisé l'abondance à tous les niveaux (produits et services, capitaux, population et information). Depuis la révolution industrielle de la fin du 18e siècle, le niveau de vie à l'échelle globale a considérablement augmenté, entraînant baisse de la mortalité, rallongement de l'espérance de vie et progrès généralisé de l'éducation. Cette abondance n'a toutefois pas profité à tous de la même manière et l'explosion des inégalités met le monde sur une poudrière qui risque d'éclater pour l'une des trois raisons suivantes :
• la crise énergétique, dont nous percevons déjà les prémices et qui risque de changer la carte du Proche-Orient et au-delà,
• la crise financière où le tremblement de 2008 semble déjà appartenir à l'histoire ancienne et les vieilles habitudes reprennent de plus belle, même si les niveaux d'endettement (ménages, entreprises et États) au niveau global atteignent des hauteurs cauchemardesques et nous interpellent sur les dangers à venir, mais nous regardons
wtous ailleurs,
• la crise alimentaire, sous l'effet des bouleversements climatiques (certains spécialistes pensent que nous aurions déjà franchi la ligne de non-retour), de la raréfaction des ressources hydriques (baisse des quantités d'eau disponibles par individu) et de la pression démographique (nous avons déjà dépassé la barre des 7 milliards d'habitants).
Nous sommes-nous préparés, au Maroc, à cette mutation, aux risques qu’elle renferme et aux déséquilibres qu’elle peut engendrer ? Hélas, non ! Dans une interview accordée par M. El Ouafa, le ministre des Affaires générales et de la gouvernance avait avancé le chiffre de 24 milliards de dirhams d’investissements hydriques nécessaires au Maroc pour qu’il cesse d'importer ses besoins en céréales, soit à peine 50% de nos dépenses sur la compensation qui ne servaient, avant sa réforme, que les 20% des Marocains les plus aisés.
Quand on sait que près de 60 milliards de dirhams de dividendes sur une entreprise privatisée ont été transférés à l'étranger, nous nous trouvons suffisamment renseignés sur nos priorités. C'est à ce niveau-là qu'une politique d'import-substitution trouve tout son sens. Outre, l'aspect stratégique de la sécurité alimentaire des Marocains et de l'indépendance de la décision politique, l'autosuffisance permettra de soulager considérablement notre déficit de la balance commerciale et de freiner l'attrition en devises qui en résulte. Les potentialités du Maroc, qui demeure, rappelons-le, un pays à vocation d'abord agraire, font de l'atteinte de cette finalité un objectif beaucoup plus réaliste et surtout plus urgent que les 20 millions de touristes que nous cherchons vainement à attirer, à l’horizon 2020.
Les mesures prises par le Maroc pour doper son agriculture sont, pourtant, nombreuses et ne datent pas d’hier. On citerait, à titre d’illustration, les exonérations fiscales sur plusieurs décennies, les dispositifs ad hoc de financement, à travers des institutions spécialisées (Crédit Agricole, MAMDA-MCMA…), l’accompagnement à la commercialisation et à l’export (Maroc Taswiq, Salon international de l’agriculture au Maroc…), l’octroi de différentes subventions d’investissement et d’équipement, la mise en œuvre de la politique des grands barrages. Par ailleurs, le plan Maroc Vert réussit sur l’accessoire, mais tarde sur l'essentiel, à savoir la réalisation de l'autosuffisance alimentaire. Les résultats quantitatifs sont là pour le démontrer. Le Maroc continue à voir sa production céréalière évoluer au gré des précipitations, faute d'avoir investi la dotation factorielle nécessaire (capital naturel, capital matériel et financier et capital humain) dans les capacités de production et de stockage. Il est inconcevable que le Maroc importe en 2014 l’équivalent de 41 milliards de dirhams de produits alimentaires, dont 17,6 milliards de dirhams en produits céréaliers (en hausse de 52,5% sur 2013 !) et que le solde de nos échanges extérieurs sur les produits alimentaires affiche un déficit de 3,6 milliards de dirhams en 2014, soit 9 fois son niveau de 2013. Etonnant pour un pays se disant à vocation agricole ! Pourtant, des pays nettement moins dotés que le Maroc, en richesses naturelles, en étendue de terres cultivables et en ressources en eau, réalisent, en la matière, des résultats spectaculaires : Chypre, l’île de Malte, les Pays-Bas ou l’Autriche.
Ils réussissent des performances exceptionnelles, si l’on tient compte des contraintes auxquelles ils doivent faire face. Mais pour ces pays, ce ne sont pas des théories économiques à l’emporte-pièce qui dictent leurs politiques publiques, mais des analyses éclairées, une lecture réaliste des enjeux géostratégiques et un courage politique dans la mise en œuvre.
À force de rater nos priorités, nous sommes en train de livrer des zones agricoles précieuses à la spéculation immobilière sauvage, mettant en jeu l’avenir de nos enfants, car on ne se nourrit pas de béton. Sinon on se
casse les dents !
Par Nabil Adel
M. Adel est cadre dirigeant d’assurances, consultant et professeur d’économie, de stratégie et de finance.
nabiladel74@gmail. com www.nabiladel74. wordpress.coms.
