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Houria Boussejra : Ode à l’émancipation de la femme marocaine

Avant de tirer sa révérence, Houria Boussejra a écrit trois romans poignants : «le Corps dérobé», «Femmes inachevées» et «Les impunis», laissant hélas la littérature féminine orpheline d’auteurs porteurs d’espoir et de renouveau, déterminés à se démarquer de ces écrits pleurnichards et revanchards de la plupart des écrivaines.

Houria Boussejra : Ode à l’émancipation de la femme marocaine
Houria Boussejra.

Le roman qui m’a particulièrement interpelé est le dernier pour moult raisons ; d’abord, il a été publié à titre posthume. Ainsi, en le lisant, j’avais l’impression de lire un discours d’outre-tombe, ensuite l’auteure nous a quittés très jeune, ce qui n’est pas sans me rappeler la mort précoce de grands écrivains tels Boris Vian, Lautréamont, Rimbaud, Khaireddine, Choukri, Laftah qui ont eu une vie courte, mais lumineuse… enfin dans son roman, elle ose briser le tabou de la sexualité chez la femme marocaine. Certes, d’autres écrivaines l’ont fait avant elle, mais très timidement telles Bahae Trabelsi dans son roman «La vie à trois», Noufissa Sbaî dans «L’Amante du Rif», ou très audacieusement ou transgressivement comme la «liaison» et «l’Amande» publiés sous les pseudonymes de Tywa Lyne et Nedjma. «L’Amande» est un roman sulfureux ayant jeté un pavé dans la mare de la littérature féminine. Il relate l’histoire de Badra, Madone de concupiscence qui se livre à l’envi à un déchainement sexuel qui ferait rougir toutes les femmes du monde ; le succès du livre est tel qu’il a suscité l’intérêt de plusieurs éditeurs étrangers de renom tel Plon.

L’écrivaine Houria qui porte comme une sorte de prédestination son prénom signifiant la liberté, a bien revendiqué son roman, elle a choisi délibérément de briser l’omerta en dénonçant les travers de notre société.

Le «je» multiple
Le titre «Les impunis» annonce sans ambages l’intention de l’auteur et aussi la structure polyphonique du récit. D’abord, le roman s’ouvre sur un récit anonyme assumé par un célibataire endurci porté sur la luxure, un grand cavaleur, dont les collègues détestent voir l’image qu’ils auraient tant aimé être la leur, n’était leur hypocrisie. En réalité, ils voient en lui l’homme libre de toutes contraintes, traînant les femmes à ses pieds. Un autre «je», dont la mère est une prostituée, décrit le monde glauque de la débauche et se promet de prendre sa revanche en poursuivant d’abord ses études universitaires. Il décrit aussi la vie de son ami pédophile toujours à l’affût de gamins qui déambulent tard dans la rue. Le «je» peut être une femme mariée à un intello qui contre toute attente menait la vie dure à sa femme. Diabolique, il lui disait que l’émancipation qu’elle réclamait n’existait que dans les livres étrangers et qu’elle ne pouvait exister que si elle s’assimilait aux autres. Un autre intello évoqué par le «je» narrateur n’hésita pas un jour à rouer sa femme de coups et à la jeter dans la rue à l’aube pour l’avoir contredit lors d’une discussion. Le comble c’est que le lendemain, il donna une conférence sur le modernisme dans le monde arabe. Le «je» renvoie dans un passage à un candidat aux élections communales, personnage vénal et véreux, s’il en est. Dans un autre, il renvoie au personnage d’Ilham, épouse de Farid, qui se livre à un discours misandre à l’égard de son époux et de tous les hommes.
En somme, la plupart des «je» qui s’expriment dans le roman de Boussejra sont des personnages dévoyés, commettant impunément des forfaitures : Youssef, le politicien véreux, Fadel le pédophile corrompu, Azzedine le tortionnaire cynique, le beau-père violeur de sa belle-fille Rahma, le mari de celle-ci qui lui menait la vie dure. Il faut remarquer que Boussejra ne tient pas uniquement rigueur aux hommes, mais aussi aux femmes. L'emploi du «je» multiple peut être considéré comme la volonté de l’auteur de revendiquer la parole confisquée par la société patriarcale, tant il est vrai, comme l’a dit Abdellah Taie, que le «je» est un acte politique.

La violence
La violence à travers le personnage de Farid l’intello qui a bercé sa femme d’illusions au début de leur vie conjugale. Lui qui était affable et tenait un discours moderniste ne tarda pas à faire volte-face et à se révéler un véritable rustre qui ne peut même pas la ménager quelques jours après son accouchement, alors qu’elle saignait encore, en la contraignant à lui faire l’amour. Son calvaire était tel qu’elle espérait qu’il s’intéresse à d’autres femmes pour qu’il cesse de la violer chaque soir. La violence fait donc partie du vécu quotidien au foyer, dans la rue, à l’école et surtout dans les pénitenciers pendant les années de plomb.

Les années de plomb
À l’instar des auteurs qui ont consacré des écrits sur ce pan terrible de notre histoire tels Abdellatif Laâbi, Ahmed Marzouki, Jawad Mdidech, Salah Lwadie… Houria Boussejra fait allusion à la répression à la fac et surtout aux scènes terribles de torture dont étaient victimes les étudiants militant pour la liberté d’expression, à travers le personnage de Bouchra qui a résisté aux pires châtiments, au grand dam de ses tortionnaires, qui la voyaient ainsi faire un pied de nez à la mort qu’elle a fini par apprivoiser. Elle sait que les âmes libres, quand elles sont étouffées à la naissance, renaissent tel le phénix en d’autres corps qui s’obstinent à porter le flambeau de la dignité et de la liberté. Ce personnage de Bouchra est sans aucun doute un clin d’œil à la figure de proue du militantisme estudiantin, Saïda Lamnabhi, décédée en prison à Rabat en 1977.

La sexualité
Selon une narratrice, la sexualité chez le couple n’est pas un facteur d’épanouissement : autant elle constitue une jouissance pour les hommes, autant elle est vécue comme un supplice pour les femmes. Le personnage de Rahma a subi aussi bien le viol de son beau-père que celui de son mari «quand le désir le prenait, il venait la chercher au fin fond de la nuit, la tirait par les pieds, lui écartait les jambes. Une fois vidé, il la chassait du lit en lui donnant un coup de pied au flanc. Loin d’être une partie de plaisir, la sexualité est un véritable calvaire pour la femme de Farid l’intello. Quelques semaines après mon accouchement, raconta-t-elle, il rentra tard le soir, se glissa dans le lit et me demanda d’écarter les jambes. On ne m’avait pas encore ôté les points de suture. Le sang coulait encore. Quand Farid pénétra mes entrailles, telle une épée dans mon flanc, je faillis m’évanouir tant la douleur qui me transperçait fut violente.» La même narratrice affirme toujours, mais incongrûment, que les hommes prennent leurs femmes pour des putes, qu’elle préfère mille fois être une vraie pute, faire cela dans les règles de l’art et être payée en conséquence. «Comme son corps lui appartenait, pourquoi son mari en disposerait-il à volonté ?» déclare impétueusement la narratrice.
Force est de constater l’audace de l’auteure de décrire assez crûment les rapports amoureux, comme en atteste le chapitre intitulé : «De l’autre côté de l’alcôve» où la femme misandre assouvit à l’envi son désir d’érotisme et de vengeance face aux hommes qu’elle consomme telle la mante religieuse. Cette attitude de mépris «incongru» peut s’expliquer par la volonté la femme de s’affirmer et d’assumer pleinement son rôle d’individu.

L’individu
Ce thème est assez récurrent dans la littérature marocaine ; aussi le retrouvons-nous chez Tahar Benjelloun dans son roman «L’auberge des pauvres», chez Fouad Laroui dans «Méfiez-vous des parachutistes». Chez Houria Boussejra, le thème est abordé avec une certaine virulence sans un soupçon d’humour. Aussi, la femme telle une mante religieuse doit-elle consommer sans ménagement son homme, considéré comme objet de plaisir et de toutes les avanies. Mais le vrai malaise des personnages féminins de Boussejra est d’origine existentiel.

Le malaise existentiel
Dans certains passages non seulement la narratrice exprime ses ressentiments à l’égard des hommes, mais aussi un malaise existentiel qui rappelle l’univers sartrien ou durassien comme en témoignent les passages suivants : «Fille d’inconnue, je ne connaitrai pas cette lueur d’envie dans le regard des autres… Dans une vie sociale étouffante à laquelle ils tentent d'échapper par l'excès passionnel dont le point d'aboutissement est la mort… Ce monde n’est pas fait pour moi, je suis une erreur, j’aurais dû naître dans un autre temps, un autre ailleurs…» Cette tonalité tragique du roman de Boussejra nous rappelle l’univers durassien. Vers la fin du roman, le désespoir et le malaise existentiel du «je» a fini par développer un élan mystique chez la narratrice qui souhaiterait terminer sa vie dans une zaouïa.
Ainsi, Houria Boussejra avec «Les impunis» a-t-elle jeté un pavé dans la mare littéraire par le choix audacieux des thèmes abordés. Elle a pu explorer avec brio d’autres voies et voix dans la littérature marocaine. Ce dernier roman publié à titre posthume révèle son talent d’écrivain visionnaire. En effet, au Maroc, les mauvaises habitudes ont la peau dure, en dépit de la fin des années de plomb : la répression des prisonniers, la concussion, la violence à l’égard des femmes. «Les impunis», publié en 2004, reste d’une grande actualité et si Houria Boussejra est morte, l’écrivaine vit intensément encore à travers ses livres. Écrire, c’est vivre davantage. 

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