Le Maroc gagnera-t-il le défi de la télévision numérique terrestre (TNT) ? Tout porte à croire que le déploiement de cette stratégie, pourtant adoptée depuis juin 2006, ne sera pas au rendez-vous. En effet, le Maroc s’était engagé, lors de la conférence mondiale des radiocommunications tenue à Genève en cette date, à passer de l’analogique au numérique avant le 17 juin 2015 pour la bande UHF et avant le 17 juin 2020 pour la bande VHF.
Neuf ans après, «une infime partie des foyers marocains, moins de 8% seulement, sont équipés de récepteurs de télévision numérique terrestre», indique un spécialiste en la matière, Nawfel Raghay, qui n’est autre que l’ex-directeur général de la Haute Autorité de la communication audiovisuelle (HACA). Ce faible taux de pénétration attise les inquiétudes puisqu’il risque de signer l’arrêt de mort de la télévision nationale. En effet, si le Maroc rate sa transition vers le tout numérique, l’offre nationale ne sera plus «consommée» qu’au milieu de la pléthore de l’offre satellitaire, nous explique M. Raghay.
Ainsi, les chaines marocaines risquent de ne plus être visitées que pour des rendez-vous bien ponctuels tels les JT concernant les chaines généralistes historiques, ou même plus du tout pour le reste des chaines, toujours selon M. Raghay. En mai 2013, l’actuel ministre de la Communication, Mustapha Khalfi, avait dévoilé, devant la presse, son plan national de la TNT. Le responsable avait affirmé que ce plan visait principalement à «répondre aux engagements internationaux du Maroc en matière de transition à la diffusion numérique, à protéger la souveraineté nationale dans ce secteur et à accompagner le développement technologique». Affirmant que la diffusion numérique couvre déjà plus de 80% du territoire national, le ministre semblait conscient des difficultés que rencontre l’équipement des ménages par cette technologie et qui ne dépassait pas les 5%. À cet effet, le gouvernement s’était dit prêt à soutenir les familles à revenu limité pour l'acquisition des convertisseurs-décodeurs TNT. Certains nouveaux téléviseurs se vendent avec cette technologie intégrée, mais 10% seulement des foyers en sont équipés.
Questions à Nawfel Raghay, expert, consultant en stratégie, médias et politiques publiques, ancien directeur général de la HACA
«La diffusion en analogique sera une source de brouillage des signaux numériques des pays voisins»
La transition vers le tout numérique prend du retard visiblement. Pensez-vous que le Maroc est sur la bonne voie ?
À trois mois de l’échéance (juin 2015), la question n’est pas de savoir si le Maroc est sur la bonne voie, mais plutôt si le Maroc a réussi sa transition numérique ou pas. Nous avons, d’une part, un paysage télévisuel marocain constitué de 8 télévisions publiques et d’une seule télévision privée, consommées majoritairement en mode satellitaire, et, d’autre part, une infime partie des foyers marocains, moins de 8%, équipés de récepteurs de télévision numérique terrestre.
Il me semble que le Maroc a raté le coche, alors qu’il était sur la bonne voie il y a quelques années. Il y a 3 ans, nous avions une longueur d’avance sur l’ensemble des pays africains, aujourd’hui, nous sommes rattrapés, et même dépassés par beaucoup de ces pays.
J’ai par ailleurs récemment appris par la presse que la HACA a donné fin janvier 2015 un avis sur un projet de loi modifiant la loi 77-03 qui lui a été soumis par le Chef du gouvernement en octobre 2014. Raisonnablement, tout ceci aurait dû avoir eu lieu il y a au moins deux ans, car en juin 2015, il ne s’agit pas de publier une loi compatible avec la transition numérique, mais de commencer à émettre exclusivement en numérique pour un public qui a été amené à s’équiper longtemps à l’avance de récepteurs TNT.
Techniquement, quelles seront les conséquences de ce retard ?
L’extinction de l’analogique terrestre ne pourra pas être retardée, car la diffusion en analogique UHF, au-delà du 17 juin 2015, sera une source de brouillage des signaux numériques des pays voisins (Sud de l’Espagne,
Las Palmas, Portugal et Gibraltar notamment) qui ont le droit, en vertu des accords et règlements de l’Union internationale des télécommunications, à une totale protection de l’usage de leurs fréquences telles que planifiées. Vous n’imaginez pas par exemple que les compagnies aériennes marocaines ne respectent pas les couloirs aériens qui leur sont affectés !
Quel sera l'impact du retard pris sur la télévision nationale ?
J’espère qu’une telle transition ne sera pas le début de la fin de la télévision terrestre marocaine. Car une transition réussie est une transition qui permettra aux chaines marocaines publiques et privées d’exister auprès du public national de manière différenciée par rapport à la concurrence internationale satellitaire qui draine aujourd’hui plus de 60% de l’audience marocaine. La simple décision de prendre une télécommande pour «zapper» d’abord dans un «bouquet terrestre» national, avant de prendre éventuellement celle qui permet de zapper dans l’offre satellitaire internationale est primordiale pour favoriser l’audience des chaines nationales. Car si celles-ci n'étaient plus «consommées» qu’au milieu de la pléthore de l’offre satellitaire, elles ne bénéficieraient, dans la grande majorité des cas, même plus de l’incertitude initiale du choix du téléspectateur, et risqueraient de ne plus être «visitées» que pour des rendez-vous bien ponctuels tels les JT concernant les chaines généralistes historiques, ou même plus du tout pour le reste des chaines.
Je vous laisse imaginer les dégâts qui peuvent en résulter sur la vocation socioculturelle de ces chaines et sur leur santé financière. Par ailleurs, si les chaines marocaines ne sont consommées qu’en satellitaire, cela induit des implications majeures quant à la composition de la grille des programmes pour des raisons de droit d’acquisition. Acheter le droit de diffuser une compétition sportive ou une fiction internationale (film, série, animation…) coûte évidemment excessivement cher pour une diffusion satellitaire comparée à une diffusion exclusivement terrestre.
