Dans son intervention autour du «mouvement théâtral marocain avant l’indépendance», Abderrahmane Benzidane s’est penché sur cette période, où le Maroc a connu les débuts d’un théâtre selon les critères occidentaux, et ce en passant en revue les ouvrages de feu Mustapha Baghdad, Rachid Bennani, Hassan Lamnii et Adib Slaoui. Ces derniers ayant évoqué en détail les aspects du théâtre marocain de 1912 à 1956, période durant laquelle le colonisateur a commencé à construire une infrastructure spéciale pour les spectacles de théâtre. Benzidane a pu relever, à travers ces écrits, une forme théâtrale où régnait la répétition. «Le théâtre est devenu une forme de communication avec l’intellectuel marocain. Mais, on relève que les aspects adaptation et arabisation, qui étaient dominants alors, étaient les seules clés pour aborder la façon dont était traité le théâtre. Ce qui a donné lieu à un théâtre spontané d’imitation des Français et des Égyptiens», explique-t-il.
Pour jeter la lumière sur la période s’étendant de l’indépendance jusqu’à aujourd'hui, le professeur Khalid Amine a évoqué, dans son exposé, le travail effectué par André Voisin pour professionnaliser le théâtre marocain, en prévoyant des formations aux comédiens. «André Voisin est d’ailleurs considéré comme le père spirituel de la première troupe marocaine, de 1953 à 1974. Mais, à son étonnement, il a découvert qu’il n’y avait pas de répertoire ni d’archives. Malgré cela, plusieurs expériences ont vu le jour et ont enrichi la scène théâtrale». Le professeur Azzeddine Bounit avait, quant à lui, pour tâche de traiter l'aspect de la réglementation, l’organisation professionnelle et le soutien du théâtre. Ces trois volets ont été, selon lui, la seule percée par laquelle pouvait évoluer le théâtre marocain vers le modernisme. «En 1973, plusieurs penseurs vont se pencher sur les problématiques du théâtre tout en privilégiant le côté académique. Mais les premières promotions de l’Isadac n’ont pas été bien reçues par leurs prédécesseurs. Juste après, on note la création du syndicat des professionnels qui a pris l’initiative de dialoguer avec les responsables du département de la Culture pour trouver des solutions aux professionnels du secteur. Puis, on constate l’introduction du mécanisme du fonds d’aide qui n’a pas tout à fait réglé la problématique du théâtre marocain». Le quatrième axe du colloque fut traité par le professeur Messaoud Bouhcine qui a passé en revue quatre expériences phares du théâtre marocain, celle de Ahmed Taïb El Alej, Taïb Seddiki, Abdelkrim Berrechid et Abdelhaq Zerouali, chacun de ces grands dramaturges ayant laissé une empreinte spécifique qui le distingue des autres. «Par exemple, Taïb Seddiki est connu pour son théâtre qui rassemble musique, chant, poésie et comédie. Celui de Berrechid se caractérise par sa beauté généalogique et son discours visionnaire. Taïb El Alej est arrivé à créer un pont entre ses personnages traditionnels et ceux du théâtre occidental, à travers chant, musique et patrimoine oral qu’il maitrisait parfaitement».
En revanche, Bouhcine trouve que l’expérience de Zerouali est vraiment unique et spécifique avec un souffle lyrique qui présente une vision du monde à travers le point de vue personnel de l'auteur. C’est, selon lui, le poète des planches marocaines. «Son expérience est une ouverture sur le spectateur. Comme il est arrivé à faire voyager son théâtre dans les pays et régions les plus lointaines, avec, dans ses textes, la femme comme pivot de beaucoup de situations», précise Bouhcine. La journée de cette célébration s’est terminée avec une belle soirée avec Mohamed Derhem et Bnat gnawa qui sont arrivés à déchainer le large public, composé en majorité de jeunes tunisiens.
Questions à Abdelkrim Berrechid, dramaturge et écrivain
«Le théâtre a pu constituer une forme de discours et délivrer des messages»
Que pensez-vous de la célébration du centenaire du théâtre marocain ?
Le théâtre marocain est une ancienne tradition et quand nous parlons de 100 ans, c’est seulement de manière approximative. Car le Maroc a toujours été un pays des manifestations, des célébrations et autres halqa. Ce qui prouve que notre peuple aime le spectacle, les rencontres, et personnifie les histoires. Mais le théâtre dans son acception occidentale est arrivé avec le colonisateur français et espagnol. Il a été accepté par les Marocains, puisqu’ils ont trouvé qu’il pouvait permettre une forme de discours pouvant délivrer des messages. Le théâtre a même été utilisé dans la lutte contre le colonialiste. Les Marocains ont aussi su garder leurs traditions et coutumes à travers le théâtre. Cette célébration permet de rappeler tout ce qui a été fait dans ce sens. Sachant aussi que les Marocains aiment le théâtre et l’apprécient. Donc, nous avons bien une culture du théâtre et les pièces marocaines possèdent une spécificité.
Quel a été le rôle de l’Isadac dans le processus théâtral ?
La création de l’Isadac a été une valeur ajoutée pour le théâtre, ainsi que le rôle joué par les médias dans la sensibilisation des gens à l’importance du théâtre. Nous avons aussi le théâtre scolaire, universitaire, amateur. Chaque période de l’histoire offre un théâtre qui lui correspond : avant l’indépendance, il y avait le théâtre de la résistance, après les années 60 et 70, dans le cadre des luttes de la gauche, il y avait le théâtre amateur et engagé. Aujourd’hui, le théâtre qui domine le plus c'est celui de nouvelles expériences menées par les jeunes lauréats de l’Isadac.
Questions à Abdelhaq Zerouali, dramaturge
«Donnez le théâtre à celui qui le mérite et non à celui qui le veut !»
Que représente pour vous, en tant que dramaturge, le centenaire du théâtre marocain ?
C’est l’histoire du commencement du théâtre marocain. Ce n’est pas vraiment une date sûre, parce que certains historiens évoquent l’année 1926 et d’autres une date antérieure.
En tout cas, 100 ans ou plus paraissent constituer une longue période, mais c’est très court pour la signification du théâtre, parce que celui-ci a une relation avec la vie.
Donc, 100 ans c'est très peu, surtout quand on sait que nous avons travaillé sur des expériences venues de l’extérieur et qu'on a créé des formes théâtrales très diversifiées. Le plus important dans tout cela est de souligner que le théâtre n’est pas quelque chose de passager ni de léger, mais que sa position et sa valeur sont importantes.
Comme le dit le dicton : «Donnez-moi un théâtre, je vous donne un peuple».
J’ai passé plus d’un demi-siècle dans le théâtre, et là j’essaye de comprendre la portée de cette célébration et ses horizons : quels sont ses objectifs, ses références et ses horizons ?
Comment évaluez-vous cette expérience de 100 ans de théâtre au Maroc ?
Nous avons cumulé plusieurs expériences et des périodes de rayonnement. Je peux vous assurer qu’entre les fins des années 50 et 70,
le théâtre au Maroc a constitué la locomotive qui tirait le théâtre arabe. Les expériences des dramaturges Taïb Seddiki et Taïb El Alej, en
particulier, sont arrivées à s’imposer dans les pays arabes et aussi à l’étranger. Leurs créativités sont passées de la touche à l’empreinte. Il y avait l’âme du théâtre, la pureté du théâtre, le public du théâtre. Un théâtre qui laisse son empreinte et fait son travail. Nous avons eu la génération des pionniers, celle qui constitue le pont et celle qui est
l’espoir.
Moi, par exemple, je peux vous dire qu’il y a trois noms qui m’ont fait aimer le théâtre, à savoir, Seddiki, El Alej et Afifi. Et je suis fier quand quelqu’un me dit que j’ai aimé faire le théâtre grâce à toi.
Comment voyez-vous l’avenir de cet art ?
J’estime que le théâtre ne doit pas demeurer dépendant des festivals ou des dossiers de soutien. Il faut qu’on arrive à avoir, par exemple, dans les grandes villes une vingtaine de représentations quotidiennes. On ne doit pas attendre un festival pour se produire. Nous avons beaucoup de jeunes talents, des lauréats de l’Isadac qui peuvent parfaitement remplir ce rôle si on leur donne l’occasion et les possibilités. Mais il faut dire qu’une culture du théâtre doit aussi être prise en compte dès le jeune âge.
Donc, une stratégie dans ce sens est impérative avec tous les départements concernés, dont les partis politiques. «Donnez le théâtre à celui qui le mérite et non celui qui le veut».
