Le Matin : Vous êtes président du jury du 16e Festival international du film de Marrakech, est-ce facile de juger les autres cinéastes ?
Béla Tarr : C'est une mission très difficile parce que les cinéastes viennent de pays et de cultures différents. Ils ont des histoires divergentes et font leurs films dans des conditions dissemblables avec des budgets inégaux.
Quels sont les critères sur lesquels vous vous basez pour choisir un film gagnant ?
Il s'agit surtout de sentir. Je fais appel à mon émotion quand je vois des films. J'aime y voir de la joie et de la tristesse humaines, la beauté des relations entre les gens et la complexité de la vérité humaine. C'est ce qui m'intéresse dans un film. Bien sûr, je suis un peu professionnel, donc je comprends aussi comment le film est fait. J'aime le cinéma, mais j'aime plus quand je suis emporté par un film et quand j'oublie la façon dont il est fait. Il ne faut pas oublier non plus qu'on est au 21e siècle et qu'on peut faire un film avec un téléphone, donc toutes les règles volent en éclat. Ce qui m'intéresse, ce sont les gens qui arrivent à casser le carcan des règles. Dans ce cas, je ne peux plus juger si le film est bon ou non, mais la façon de faire du cinéma. Je veux surtout des cinéastes qui ont l'audace et le courage d'ignorer le marché, parce que c'est au marché de nous suivre et pas le contraire.
Le jury a vu plusieurs films jusqu'à présent, quelles sont vos premières appréciations. Est-ce que vous avez les mêmes avis ou bien y a-t-il des différences entre les membres ?
Heureusement que nous nous apprécions et nous nous respectons tous. Bien sûr, il y a des différences entre nous. Une jeune et belle femme comme Jasmine Trinca n'a pas la même expérience de vie que le Danois Bille August. Nous avons des histoires et des expériences de vie différentes, donc des goûts différents. Mais ce n'est pas pour autant que nous ne pouvons pas nous mettre d'accord, dans la mesure où tout le monde a une sensibilité. Il s'agit de venir partager cette sensibilité. Je suis persuadé qu'il n’y aura pas de disputes, parce qu'il n'y a pas de raison pour qu'il y en ait et aussi parce que quand un film est vraiment bon, il l'est, et quand il est mauvais, il l'est. Il n'y a pas de raison de parler de ce qui est mauvais et de ce qui est bon, ce n'est que du plaisir. Je suis sûr que nous parviendrons rapidement à un accord.
Vous avez fait tous vos films en noir et banc, à part Oszi Almanach (Almanach d'Automne). Pourquoi ce choix ?
Effectivement, j'ai utilisé les couleurs dans ce film parce qu'à l'époque, en 1983, j'étais arrivé à un stade de développement où je voulais jouer avec la couleur. C'était un travail sur l'utilisation de la couleur et de la lumière comme instruments de réflexion qui m'a intéressé. Mais utiliser la couleur pour donner cette dimension naturaliste ne m'intéresse pas. Cela ne peut m'intéresser que si je peux en faire quelque chose et d'ailleurs il y a une très grande richesse et de grandes possibilités de variation dans le noir et blanc.
Vous avez arrêté de faire des films en 2011 avec «le Cheval de Turin». Est-ce que cela veut dire que vous êtes satisfait de tous vos films ?
J'aime mes films comme mes enfants. Un père ne peut pas dire qu'il n'aime pas ses enfants, quels qu'ils soient. J'ai travaillé pendant 34 ans sur des films et j'ai commencé très jeune, à 22 ans. Quand on fait un film, c'est qu'on a quelque chose à partager. On fait le premier film et, une fois celui-ci terminé, on se pose de nouvelles questions. Pour y répondre, il faut renouveler sa façon de faire. Et c'est en cherchant et en passant par plusieurs étapes que mon langage cinématographique et mon style se sont forgés. Une étape après l'autre, je sens cette évolution. En faisant «l'Homme de Londres», je savais que j'avais encore un seul film à faire. Et c'est ce qui s'est confirmé quand j'ai fait «le Cheval de Turin». Il y a eu un accomplissement de ce que je recherchais. Bien sûr, je peux me lever demain et faire un autre film, mais ce ne sera que répétition de ce qui a déjà été fait.
Après l'accomplissement, il ne peut s'agir que de répétition et je ne peux me permettre d'ennuyer le spectateur avec cela. Quand un homme se répète, tout devient vide et je ne veux pas arriver à cette vacuité. Je ne veux pas citer de noms, mais il y a de grands noms du cinéma qui ont fait cela.
Une fois qu'ils ont atteint un certain accomplissement, ils n'ont fait que se répéter. Cette répétition est désolante. Je trouve aujourd'hui du plaisir quand je vois des jeunes de la nouvelle génération, plus jeunes que les films que j'ai faits, aller dans les salles pour voir mes films, et quand la lumière se rallume, je vois leurs yeux briller. C'est l'image que je veux garder. Je ne veux pas que cette jeunesse se rie du ridicule de la répétition dans mes films. J'ai beaucoup de respect pour les spectateurs pour leur donner de nouvelles créations avec le même langage qu'auparavant.
