Ces deux dernières décennies, l’Occident s’oppose au monde musulman dans la lutte contre la montée de l’islam radical et de l’intégrisme. Cependant, cette opposition est souvent utilisée à des fins politiques ou économiques.
«Le monde n’est pas un. Les civilisations unissent et divisent l’humanité... Le sang et la foi : voilà ce à quoi les gens s’identifient, ce pour quoi ils combattent et meurent.» Il ne s’agit aucunement d’une déclaration d'Abou Bakr al Baghdadi, de Mokhtar Ben Mokhtar, d'Oussama Ben Laden ou d'Abou Bakr Shekau, ce passage figure dans la conclusion du célèbre «Choc des civilisations» publié en 1996 et écrit par Samuel P. Huntington. Pour l’auteur, autrefois expert en contre-insurrection de l’administration Lyndon Johnson au Vietnam, puis directeur de l’Institut d’études stratégiques de Harvard, la défaite de l’Union soviétique avait mis fin à toutes les querelles idéologiques, mais pas à l’histoire. La culture – et non la politique ou l’économie – allait dominer le monde. Huntington soutient que depuis la fin de la guerre froide (fin 1991), il n’y a pas de coïncidence entre État et civilisation ; ce sont les identités et la culture qui engendrent les conflits et les alliances entre les États, et non les idéologies politiques ou l’opposition Nord-Sud.
Le monde a ainsi tendance à se diviser en civilisations qui englobent plusieurs États : «Les conflits entre groupes issus de différentes civilisations sont en passe de devenir la donnée de base de la politique globale». Son livre «Le Choc des civilisations», paru en 1996, développe une thèse qu’il avait déjà exprimée en 1993 dans un article paru dans la revue «Foreign Affairs», qu’il dirigeait à l’époque. Cette thèse a été l’objet de nombreuses critiques puis elle est devenue une référence depuis le 11 septembre 2001. Beaucoup d’intellectuels et de politiciens ont vu dans les attentats contre le World Trade Center et dans la réplique américaine en Afghanistan puis en Irak, le début d’un choc en gestation entre l’Occident et l’Islam, donnant du crédit aux thèses de Huntington.
Après les attentats du 11 septembre 2001, le religieux a nourri bien des conflits et des tendances nouvelles à travers le monde. En témoignent aussi bien la montée de l’extrême droite et des populismes dans certains pays européens que le prosélytisme en Afrique, l’action des évangélistes au Soudan, et évidemment les tensions politico-religieuses prévalant à diverses échelles du globe.
Par ailleurs, la montée en puissance de la mouvance incarnée par Ousama Ben Laden a bien eu des conséquences au Maghreb, en Afrique subsaharienne, voire jusqu’au plus profond de l’Asie musulmane. Même mort, le fondateur d’Al-Qaïda reste un symbole, et pour certains un martyr, assassiné par les Américains, ce qui contribue à alimenter en retour le thème de la guerre contre «les croisés». Mais le différend religieux ne s’arrête pas à ce stade ; il nous a même précédés. Le conflit armé Irak-Iran (1980-1988) incarnait, du point de vue des régimes arabes, une guerre contre l’ennemi des sunnites, et il a représenté dans une certaine mesure une guerre entre sunnites et chiites. Cette guerre a d’ailleurs mis fin au rêve de l’Ayatollah Khomeini d’exporter dans les pays musulmans sa révolution iranienne, une exportation assimilée à un prosélytisme de la part des chiites iraniens, mais dont les effets ne paraissent pas entièrement estompés à ce jour. On a coutume de dire que la mémoire historique retient beaucoup plus les conflits que les échanges.
Colonisation, croisades, guerres d’indépendance ont entraîné un certain repli et un cloisonnement des cultures. Mais la principale conséquence en a été un déni total de tout point de convergence culturel ou civilisationnel, alors que l’inverse eut été souhaitable.
Les logiques de confrontation et les conflits ne peuvent entraîner que des injustices, des incompréhensions et des frustrations dont l’extrémisme et le désespoir sont les purs produits. Souvent, ces confrontations et ces conflits génèrent des représentations et des clichés hostiles qui se perpétuent. Les résultats, sans appel, des élections européennes de 2014 donnent une idée sur l’état des choses prévalant dans l’espace européen. Analysant la situation entre la Rive Sud et la Rive Nord de la Méditerranée, Sara Wilmet, auteure de «La culture parent pauvre du partenariat euro-méditerranéen», disait d’ailleurs que «pour un Européen, le fait que les comportements des peuples du Sud soient gouvernés par des codes religieux est perçu comme un archaïsme. À l’inverse, il semble que la laïcité soit également mal comprise par les peuples du Sud qui ont tendance à l’interpréter comme une certaine déviation de l’ordre religieux». Cette incompréhension n’a pas manqué de développer une géopolitique de culture spécifique à la Méditerranée, une culture de la peur et de la méfiance au Nord et une culture de la colère et des frustrations au Sud.
Le dialogue interreligieux est dans ce contexte porté non seulement par les clercs, mais aussi par les dirigeants pour concourir à la paix et peut-être venir à bout de l’attrait fondamentaliste à terme.
Tout cela pour dire que l’espoir reste constamment de rigueur, et qu’il convient de toujours voir le verre à moitié plein. Car en définitive, le fait religieux rythme, nolens volens, la société comme la politique, et il est déterminant en ce sens qu’il peut conditionner les choix et le devenir de millions d’hommes et de femmes.
Le registre de réflexion de Samuel Huttington est fondé sur les quatre axes suivants :
Premier axe : La civilisation représente l’entité culturelle la plus large.
Pour Huttington, les peuples se regroupent désormais en fonction de leurs affinités culturelles ; le monde est divisé en civilisations. Les identités culturelles déterminent les formes de cohésion, de désintégration ou de conflit. La langue, l’histoire, la religion, les coutumes, les institutions, et l’auto-identification définissent l’identité culturelle et son niveau le plus élevé, la civilisation. Selon Huntington, il existe 7 à 8 civilisations, dont la chinoise, la japonaise, l’hindoue, la musulmane et l’occidentale.
Deuxième axe : Le monde international est multicivilisationnel et multipolaire : équilibre instable des civilisations.
Selon Huntington après la guerre froide, l’Occident a cessé de dominer le système international avec la fin de l’impérialisme colonial et la cessation des hostilités entre États occidentaux. Un nouveau rapport de forces s’est établi entre civilisations. Au moment où les civilisations asiatiques gagnent en puissance économique, militaire et politique et réaffirment leurs valeurs propres, l’Occident voit son influence et son importance relatives décliner. La modernisation des États non occidentaux n’a pas entraîné leur occidentalisation, mais plutôt renforcé l’attachement à leur civilisation propre. Ils lui ont emprunté son savoir-faire sans pour autant en épouser toutes les valeurs, comme l’individualisme, l’État de droit et la séparation entre le spirituel et le temporel.
Selon Huttington, la démocratisation de plusieurs pays non occidentaux a mis au pouvoir des partis hostiles aux valeurs occidentales. La modernisation se distingue de l’occidentalisation et ne produit nullement une civilisation universelle. Il met en doute l’idée que la libéralisation du commerce préviendrait les conflits entre les civilisations. Il met en doute aussi l’idée que la prolifération des médias et l’adoption de l’anglais comme lingua franca unifieraient les cultures.
Troisième axe : Le nouvel ordre mondial : L’État phare des civilisations.
En partant du constat d’apparition d’organisations et de forums regroupant des États appartenant à la même civilisation. Huntington conclut qu’au sein d’une même civilisation, les États s’unissent autour d’un État phare :
• En Asie, la Chine, l’Inde et le Japon dominent chacun sa propre sphère civilisationnelle.
• Les États-Unis et l’axe franco-allemand sont les deux puissances dominantes en Occident. Entre les deux, la Grande-Bretagne occupe une position médiane.
• Le monde musulman, l’Afrique et l’Amérique latine sont en revanche, profondément divisés et dispersés, ils n’ont donc pas d’État phare.
Quatrième axe : De nouvelles alliances et des conflits entre civilisations apparaissent.
Le développement de la conscience identitaire et les conflits civilisationnels sont à la base de la dynamique des conflits communautaires entre États ou entre groupes. Ils peuvent s’accompagner de génocide ou de purification ethnique lorsqu’ils sont situés sur un même territoire revendiqué par les parties. Huttington conclut : «Le caractère belliqueux et violent des pays musulmans à la fin du XXe siècle est donc un fait que personne, musulman ou non-musulman, ne saurait nier». Les États dominants devront intervenir pour réduire les guerres frontalières qui se multiplient entre musulmans et non-musulmans. Cette situation ne manquera pas d’entrainer la conclusion de nouvelles alliances entre civilisations. Connaissant une croissance démographique rapide, l’Islam est en proie à des rivalités intestines et déstabilise ses voisins. Dans plusieurs pays, cette situation s’illustre par la montée du fondamentalisme, en particulier chez les jeunes.