Menu
Search
Vendredi 29 Mars 2024
S'abonner
close
Vendredi 29 Mars 2024
Menu
Search
Accueil next Salon international de l'agriculture de Meknès

Du protectionnisme éducateur au protectionnisme culturel

Face aux déficits commerciaux abyssaux de certaines grandes puissances vis-à-vis des pays émergents, de plus en plus d’économistes occidentaux et de partis politiques réclament le retour au protectionnisme. Quel dur retournement de l’histoire ! Quand on sait que beaucoup de ces pays dits émergents ont été colonisés parce qu’ils ne voulaient pas ouvrir leurs marchés, ce cri de secours de la part des pays développés sonne comme une douce revanche. Toutefois, aussi payant électoralement qu'il puisse paraître, le protectionnisme n’est juste plus possible, car le monde est dépendant culturellement des produits bon marché provenant des pays dont on veut se protéger !

Du protectionnisme éducateur au protectionnisme culturel
Il faut que la protection des frontières économiques ne soit plus le fait des États, mais des citoyens eux-mêmes.

Dans les pays de tradition économique d’excellence, les innovateurs et les entrepreneurs sont élevés au rang de héros, car ils sont les acteurs de la performance économique de leurs pays. Ce sont les alchimistes qui transforment des facteurs de production statiques (nature, capital et travail) en emplois pour les travailleurs, en produits et services pour les citoyens, en profits pour les investisseurs et en impôts pour la communauté. Dans leur marche vers le succès, ils rencontrent plusieurs obstacles, dont le plus difficile est la concurrence étrangère de la part de pays ayant une longueur d’avance technologique et/ou produisant moins cher. Dans ce cas, les gouvernements font ce que l’économiste Allemand Frederich List (1789-1845) appelait le «protectionnisme éducateur».

Prenant le contrepied des économistes classiques, chantres du libre-échange, cet économiste allemand est connu pour avoir milité en faveur de la suppression des barrières douanières au sein de l’Allemagne (le «Zollverein»). Il est aussi un défenseur du protectionnisme raisonné, en introduisant en économie la notion de protectionnisme éducateur. Selon lui, un pays qui n’a pas atteint un certain stade de son développement sera perdant s’il s’ouvre au commerce international, car son industrie sera trop faible. Ce pays doit donc adopter une politique protectionniste, le temps que ses industries se renforcent et puissent être compétitives sur le plan international. Si ce type de protectionnisme pouvait se concevoir au 19e et même au 20e siècles, il l’est de moins en moins dans l’ère mondialisée et hyper connectée dans laquelle nous vivons. Il faut que la protection des frontières économiques ne soit plus le fait des États, mais des citoyens eux-mêmes. D’où le concept de protectionnisme culturel que nous défendons.

Le protectionnisme culturel est lié à la structure sociale et doctrinale d’un pays qui l’amène à préférer consommer local par devoir citoyen et par croyance religieuse parfois. Dans ce cas, le gouvernement n’a nul besoin d’ériger des barrières douanières tarifaires ou non tarifaires pour protéger son marché local. Même en ouvrant les frontières aux vannes du libre-échange, ses consommateurs n’achèteront que ce dont ils ont réellement besoin, dans la limite de leurs revenus et en consommant de préférence les produits locaux. Dans ce cas, l’élément culturel l’emporte sur la dimension économique. Il est important de noter que l’économie n’est pas une discipline qui peut être modélisée, en dehors de l’influence des facteurs humains, socioculturels, voire religieux d’un peuple. Les phénomènes économiques ne sont que la conséquence d’autres facteurs plus profonds. Vouloir ne régler un problème économique que par des mesures techniques apporte au mieux des réponses incomplètes, au pire cela serait voué à l’échec. À titre d’illustration, le déficit chronique de nos échanges extérieurs (phénomène économique) est expliqué par deux facteurs.

• D’abord, l’insuffisante compétitivité de l’économie marocaine, elle-même due (i) à une inadéquate structure de propriété de l’entreprise marocaine concentrant propriété et gestion entre les mains de la famille indépendamment de la compétence de ses membres (phénomène social) et (ii) à un manque de pratique des méthodes modernes de management (phénomène culturel).
• Ensuite, la poussée consumériste qui s’est emparée de la société marocaine sous l’effet d’une salarisation élevée et d’un accès facilité au crédit (phénomène sociétal), ce qui conduit à une hausse des importations, notamment en biens de consommation.
De ce fait, pour obtenir des résultats probants sur le long terme, il faut agir sur les véritables inducteurs de la performance économique, à savoir les facteurs non économiques. On ne peut aujourd’hui résoudre nos problèmes de déficits des échanges extérieurs que si nous favorisons un nouveau type de protectionnisme que nous appelons culturel.

Il ne s’agit plus d’ériger des barrières douanières élevées pour protéger les industries locales, c’est contreproductif et de plus en plus difficile dans l’environnement actuel. Il s’agit de modifier le comportement des citoyens pour (i) qu’ils ne consomment que ce dont ils ont besoin (dimension écologique luttant contre les gaspillages), (ii) dans la limite de leurs moyens (réduire l’endettement aux besoins de base) et (iii) privilégient la consommation de produits locaux (en l’érigeant en devoir moral). Il est regrettable de constater que ces trois commandements sont des éléments authentiques de notre culture religieuse ancestrale et que nous les avons sacrifiés sur l’autel d’une modernité dont nous n’avons retenu que les aspects négatifs, notamment en économie.

Aujourd’hui, alors que nous sommes aux premiers stades du développement économique, nous accumulons déjà tous les problèmes des vieilles nations développées, sans en avoir les avantages. À la tête de ces problèmes, la facilité avec laquelle les Marocains consomment désormais le crédit (de l’acquisition d’un logement aux vacances d’été). En hypothéquant leurs revenus futurs (car c’est l’essence même du crédit), ils ont une fausse impression de richesse immédiate et se lancent dans une consommation effrénée, dont l’essentiel est importé. La politique de crédit facile creuse non seulement les déficits commerciaux du Maroc, mais, en l’absence d’immunité culturelle, détruit beaucoup d’industries locales qui n’ont pas la capacité de faire face à la concurrence étrangère. Cela ne signifie pas que ces industries ne sont pas en partie responsables de leur fortune, mais c’est un autre sujet. Un pays sans doctrine économique et sans immunité culturelle est voué à devenir un dépôt de produits des pays qui en ont. Malheureusement ! 

Par Nabil Adel
M. Adel est chef d'entreprise, consultant et professeur d’Économie, de stratégie et de finance. Il est également directeur général de l'Institut de Recherche en Géopolitique et Géo-économie à l'ESCA.
[email protected]

Lisez nos e-Papers