C'est la ville de Skhirate qui a été le théâtre de l’accord politique entre les représentants libyens le 17 décembre dernier. L’accord, qui a été salué dans la foulée par l’ONU, prévoit la création d’un gouvernement libyen d’union nationale dans un délai d’un mois. Cette entente a été qualifiée, et à juste titre, de succès, d’autant plus que la Libye est aujourd’hui partagée entre des groupes différents exerçant chacun le pouvoir sur une zone géographique. Le fait donc de parvenir à faire asseoir autour de la même table des hommes politiques, des représentants de la société civile libyenne et des représentants des deux Parlements rivaux était un exploit et apportait une lueur d’espoir pour tout un peuple. L’espoir d’un gouvernement unifié et fort, capable de défendre la Libye contre Daesh et de reprendre en main le pays de manière efficace. Pourquoi donc cet accord est-il déjà remis en cause ?
Accord de Skhirate, entre insuffisance et désaccord
Le délai d’un mois accordé pour mettre en place le gouvernement d’unité nationale ne semblait et ne pouvait pas être suffisant pour régler les désaccords. Ces raisons, on s’en doute, ont certainement poussé les Américains à l’action, d’autant plus que les futures forces du gouvernement d’unité nationale ne disposent pas des moyens nécessaires pour affronter un ennemi tel que Daesh. Ainsi, il est facile de comprendre que les États-Unis n’aient pas souhaité prendre le risque de confier la lutte contre Daesh à une entité aussi fragile et aient décidé de passer à l’action. Car le temps presse et il faut bien le dire : les combattants de Daesh deviennent de plus en plus nombreux à Syrte et l’État islamique ne cache plus ses ambitions d’extension au Maghreb et en Afrique. Cela renforcerait bien évidemment la pression sécuritaire sur l’Europe qui serait également confrontée à une explosion des migrations. Le péril est donc imminent pour l’Europe et ses alliés, qui ne peuvent plus se permettre de perdre du temps, mais il est tout aussi grand pour les pays frontaliers de la Libye, qui voient s’approcher dangereusement la menace de Daesh de leur sol. Le Maroc est l’un de ces pays, et en tant qu’hôte des accords de Skhirate, sa position est plus que délicate.
Le Maroc, face au dilemme libyen.
Les ambitions africaines du Maroc, qui veut être le leader de la nouvelle coopération Sud-Sud, et sa position dans le Maghreb où il est un acteur incontournable le placent devant un dilemme dans le cas libyen. Il est d’une part tenté par une résolution pacifique et interne du conflit libyen, comme il a pu le démontrer en accueillant les accords de Skhirate. Mais il ne peut pas négliger la dangerosité d’une domination de la Libye par Daesh, qui mettrait directement en péril son avenir. Dans ce cadre, agir et soutenir les Occidentaux semblerait être une solution logique, mais cela irait à l’encontre des principes et des valeurs de paix auxquels croit le Royaume et qu’il ne cesse de diffuser. Le Maroc, pour défendre ses propres intérêts, a toujours eu recours au dialogue et a toujours privilégié les solutions pacifiques. À l’inverse, ne pas agir et attendre que les autorités libyennes le fassent serait une certaine forme de protection, mais dans le court terme une illusion. Car il ne faut pas oublier que les autorités libyennes n’ont à l’heure actuelle aucun véritable moyen d’action efficace contre Daesh, sans oublier que si l’État islamique est si bien implanté à Syrte, c’est bien parce qu’il bénéficie du soutien d’une partie de la population, et donc de Libyens.
Par ailleurs, la léthargie des institutions de coopération maghrébine provoque des divergences de vues sur les positions à adopter vis-à-vis des défis liés au terrorisme. Le Maroc et la Tunisie sont contre une intervention militaire en Libye, prévoyant des répercussions directes et indirectes sur leur sécurité nationale. Quant à l'Algérie, fidèle à sa position, elle s'oppose à l'implication du Maroc dans la coordination des stratégies de lutte contre les groupes terroristes. La gravité actuelle de la situation demande une réponse urgente, mais difficile à formuler. Pour toutes ces raisons, il est indéniable d’affirmer que le Maghreb uni, s'il existait concrètement, aurait pu représenter un cadre efficace de coopération et d'action concertée.
La Libye, une histoire et une géographie, mais un État récent
À 90% désertique, la Libye s’étend sur un territoire très vaste (1.759.540 km²) et sous-peuplé. Elle compte 1.770 kilomètres de côtes ouvertes sur la mer Méditerranée. Avec ses 4.348 kilomètres de frontières terrestres, ce pays est voisin avec l’Égypte, le Soudan, le Tchad, le Niger, l’Algérie et la Tunisie. La Libye se subdivise en plusieurs régions nettement distinctes. Au Nord-Ouest, la Tripolitaine, très anciennement liée au Maghreb, où se trouve Tripoli ; au Sud-Ouest se trouve le Fezzan, vaste zone de transit vers le Sahel ; dans la Cyrénaïque, qui occupe toute la partie orientale du pays, la ville principale, Benghazi, ex-capitale politique sous la monarchie, commande le Nord-Est, qui comprend plusieurs villes, dont Tobrouk ; le désert de Syrte, riche en hydrocarbures, forme une frontière «naturelle» large de 500 kilomètres qui sépare la Tripolitaine de la Cyrénaïque.
Depuis toujours, la situation de large carrefour stratégique, riche en eau souterraine et en pétrole, est, incontestablement, ce qui contribue le plus à fonder la perception de valeur du territoire libyen. Ce pays est situé à la charnière du Maghreb et du Machrek et sur une voie de passage entre l’Europe et l’Afrique. Dès l’antiquité, il constitua un pôle actif du commerce intra-méditerranéen. Durant les temps longs de l’histoire, la Libye n’a pas manqué de jouer le rôle d’un des verrous de l’espace méditerranéen, puisque son contrôle a constamment représenté un enjeu de sécurité. Par ailleurs, aujourd’hui, les voies transsahariennes constituent un point de passage important de l’émigration clandestine de l’Afrique subsaharienne vers l’Europe. La Libye peut prétendre jouer, à nouveau, le rôle de garde-frontière de l’espace européen. Malgré cette profondeur historique, aucune construction politique autochtone unitaire durable ne précéda l’État libyen, né en 1951.
Accord de Skhirate… pour la formation d'un gouvernement d'union nationale en Libye
L’accord politique d'union nationale paraphé à Skhirate a été négocié dans le cadre du dialogue politique sous l'égide de la Mission d'appui des Nations unies en Libye (Manul). Après une période de divisions politiques et de conflit et bien que les faits bloquent la voie difficile d'un retour de la sécurité et de la souveraineté dans ce pays qui est travaillé par des forces centrifuges, la Libye a besoin de toute urgence d’une remise en état de marche de l’appareil d’État, du maintien de l’unité territoriale et de la mise en place d’un État central, efficace et exempt de toute corruption, un État doté d’une police capable de faire face à la montée de la criminalité de droit commun.
Un pareil accord politique permettra à la Libye de s’engager dans un processus de refondation de l’État avec toutes les incertitudes relatives à son avenir en tant qu’entité souveraine. Néanmoins, cet accord acte la réactivation de la transition politique par la mise en place d’un ensemble d'institutions légitimes dans un cadre empreint de sécurité, de stabilité et surtout d’unité. Skhirate a pu réunir un large éventail de la société libyenne, notamment une importante délégation de la Chambre des représentants de Tobrouk et du Congrès national général de Tripoli, ainsi que des personnalités importantes des partis politiques libyens, de la société civile, des municipalités et des groupes représentant les femmes.
Bouchra Rahmouni Benhida
Professeur à l’Université Hassan Ier, elle est aussi visiting professor aux USA, en France et au Liban. Ses travaux de recherche lui ont permis d’intervenir dans des forums mondiaux et des special topics dans des institutions prestigieuses à Hong Kong, en France, au Liban, aux Emirats arabes unis et en Suisse. Elle compte à son actif plusieurs ouvrages : «L’Afrique des nouvelles convoitises», Editions Ellipses, Paris, octobre 2011, « Femme et entrepreneur, c’est possible», Editions Pearson, Paris, novembre 2012, « Géopolitique de la Méditerranée », Editions PUF, avril 2013, «Le basculement du monde : poids et diversité des nouveaux émergents», éditions l’Harmattan, novembre 2013 et de « Géopolitique de la condition féminine », Editions PUF, février 2014. Elle a dirigé, l’ouvrage «Maroc stratégique : Ruptures et permanence d’un Royaume», éditions Descartes, Paris, 2013.