Le Matin : Pouvez-vous nous présenter les activités et les objectifs de votre organisation ?
Hafsat Abiola-Costello : Ma mère, Kudirat, était une activiste politique au Nigeria. Quand le pays était sous le contrôle des militaires, ma mère a commencé à mobiliser les gens, femmes, jeunes et syndicats pour protester contre le régime militaire et revendiquer un système démocratique. Mon père avait remporté les élections présidentielles organisées par les militaires en 1993, mais ils avaient décidé qu’ils ne voulaient pas de démocratie dans le pays et l’ont mis en prison. Comme ma mère avait commencé à mobiliser les gens, les militaires étaient inquiets, donc en 1996 ils l’ont assassinée. Avant sa mort, ma mère disait aux femmes sur la radio, la télé et durant les marches qu’elles ne peuvent pas rester chez elles et élever leurs enfants alors que tout le pays était corrompu et n’était pas sain pour elles et qu’elles avaient la responsabilité de sortir partout dans le pays et de s’assurer que les choses étaient faites correctement pour que le pays ait une place pour leurs enfants. Car, si leurs enfants étaient bons alors que le pays était corrompu, la contradiction pouvait les détruire.
Après la mort de ma mère, j’ai senti que si je ne poursuivais pas son travail, le message qui allait passer aux femmes au Nigeria est que si elles passaient à l’action, elles allaient être violentées et qu’il n’y avait pas de place pour elles dans la gestion de la chose publique. Je voulais leur faire transmettre que nous, les femmes, avons la responsabilité de façonner nos pays. Quand j’ai lancé Kudirat Initiative for Democracy (KIND), nous avons commencé à former les femmes et les jeunes filles à s’impliquer dans la gestion de la chose publique et prendre leurs responsabilités pour donner l’exemple et créer le changement.
En 2006, vous avez été désignée en tant que conseillère du World Future Council. Quel est le message que vous souhaitez adresser aux acteurs du changement, notamment les femmes, en Afrique et dans le monde ?
Le message que je souhaite adresser est que nous nous plaignons beaucoup en Afrique, mais le fait de se plaindre ne résout rien. Si vous vous plaignez, vous devez apporter des solutions qui marchent et travailler avec les autres pour les mettre en œuvre. Oui, l’Afrique a des problèmes, mais si l’on regarde autour de nous, nous pouvons voir des Chinois, des Américains et des Indiens qui réussissent. Ils font leur richesse en Afrique par le biais des solutions qu’ils développent, alors que nous nous plaignons de l’absence d’emplois suffisants pour nos jeunes. Nous n’allons pas créer des emplois en nous plaignant. Nous pouvons créer des emplois à travers la promotion des différentes solutions qui existent et en développant les compétences de nos jeunes pour qu’ils puissent les implémenter. J’ai voyagé dans plusieurs pays dans le monde et j’ai vu que partout il y a des problèmes, mais ce qui fait la réussite ou l’échec d’un pays est le nombre de personnes qui vont travailler sur ces problèmes pour trouver des solutions. Travaillons avec amour pour notre continent et arrêtons de nous battre les uns contre les autres pour nous attaquer aux problèmes auxquels le continent fait face afin de trouver des solutions qu’on peut adapter à notre situation. Les femmes ont un rôle à jouer, car nous élevons les enfants, nous supportons nos hommes et nous jouons un rôle important dans le développement de nos sociétés. Nous pouvons façonner la réalité dans nos pays, par nos propres actions, par nos valeurs et par nos mots.
La thématique du Morocco Today Forum cette année est l’entrepreneuriat social et le développement inclusif par le biais de la promotion de l’innovation sociale à fort impact. Quelle est votre appréciation de telles initiatives ?
Je suis honoré de participer à la deuxième édition du Morocco Today Forum. Je pense qu’il y a beaucoup de débats politiques en Afrique et c’est ennuyeux. Quand je vivais en Chine, j’entendais rarement parler des politiciens, mais en général les gens travaillaient ensemble pour résoudre des problèmes. Si nous réfléchissons aux problèmes du continent et travaillons ensemble pour les résoudre, nous allons réussir à créer le changement nécessaire pour développer l’Afrique. Je suis réellement préoccupée par le Maroc, je peux voir que c’est un beau pays au nord du continent et je pense au Nigeria, qui compte plus de 180 millions d’habitants.
Sur ces 180 millions, 25% des jeunes n’ont pas de travail et 25% n’ont pas de revenus suffisants. Ces gens-là vont penser à traverser le désert et partir en Europe et ils vont finalement atterrir au Maroc, en Algérie, en Libye ou en Tunisie. Donc quand je pense au Maroc, je me dis que si nous n’arrivons pas à résoudre nos problèmes, nous allons envahir votre pays et je ne veux pas que cela arrive.
Je veux que nous puissions venir visiter votre pays en touristes comme les Européens. Pour cela, nous devons résoudre les problèmes dans nos pays subsahariens et nous devons le faire ensemble. Parmi les choses dont je me réjouis est que le Maroc s’engage dans le reste du continent.
L'OCP a lancé au Nigeria une grande société qui vend du phosphate et qui nous aide à fabriquer des fertilisants. Ceci va nous aider à développer l’agriculture et nous permettre de réduire notre facture d’importation de nourriture.
C’est ainsi que le Maroc nous aide dans le cadre d’une relation gagnant-gagnant avec le Nigeria et cela est aussi bénéfique pour le Maroc parce que si nous ne manquons pas de nourriture, nous n’allons pas submerger votre pays.
Je pense que de cette manière, nous pouvons identifier des opportunités qui vont nous permettre de gagner et ce forum est une plateforme qui nous aide à le faire.
S.M. le Roi Mohammed VI a visité récemment le Nigeria et lancé avec S.E.M. le Président Muhammadu Buhari un partenariat stratégique entre nos deux pays.
Pensez-vous que la coopération Sud-Sud peut être un vecteur de développement socioéconomique dans le continent ?
J’ai une forte croyance dans la coopération Sud-Sud. Comme je l’ai dit précédemment, je suis partie en Chine. Quand j’étais aux États-Unis, j’ai étudié le développement à l’Université de Harvard et j’avais une vision claire de ce que nous devons faire pour nous développer.
Puis, j’ai eu la chance de partir en Chine et voir ce qu’ils pensent de cette question. Donc, je suis partie étudier le développement international à l’Université de Tsinghua et j’ai trouvé que les réponses étaient totalement différentes. Personnellement, je pense que la réponse chinoise est plus utile pour nos pays du Sud. Les Chinois considèrent que nous devons regarder notre propre histoire et notre propre situation pour trouver les solutions adéquates. Beaucoup de pays occidentaux nous disent quoi faire, mais souvent quand nous étudions leur histoire, nous voyons qu’entre ce qu’ils disent et ce qu’ils ont fait, ce n’est pas la même chose. Ainsi, les idées qui nous viennent de Chine, d’Inde ou du Brésil sont plus utiles, parce que ces pays ne sont pas si loin devant, alors leurs idées sont plus pratiques. Tout ce qu’il faut faire, c’est collaborer pour trouver des solutions à nos problèmes.
Je pense que ce siècle est celui de l’Afrique et qu’il est grand temps de nous unir et de choisir les meilleures solutions qui existent pour développer notre continent.