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Agir contre le harcèlement sexuel au travail, c’est aussi l’affaire de la DRH

Avec la parole des femmes qui tend à se libérer, le sujet du harcèlement sexuel au travail commence à sortir de l’ombre et la loi du silence qui prévalait auparavant commence à se briser à son tour, bien que timidement. Au Maroc, comme ailleurs, le harcèlement sexuel reste un sujet tabou, les victimes n'osant pas dénoncer les agressions qu'elles subissent, et ce pour différentes raisons. Pourtant, plusieurs voies de recours existent et il suffit d’avoir le courage de les emprunter.

Agir contre le harcèlement sexuel au travail, c’est aussi l’affaire de la DRH

En l’absence de statistiques et d’études sur le harcèlement sexuel en milieu professionnel au Maroc, il reste difficile de cerner l’ampleur de ce phénomène qui, comme tout sujet qui a un rapport avec la sexualité, est toujours considéré comme tabou. Un récent sondage réalisé auprès de 99 femmes par l’Organisation marocaine des droits humains (OMDH) indique que près de 60% d’entre elles ont affirmé avoir été victimes de harcèlement sexuel de la part d’un supérieur hiérarchique, d’un collègue ou bien d’un client, mais qu’aucune de ces victimes n’a porté plainte contre son agresseur. Bien que réalisé sur un échantillon assez réduit, ce sondage nous donne une idée sur l’ampleur de ce phénomène si on y additionne également ce qui se passe dans nos rues. «Le milieu du travail n’étant qu’un espace réduit des lieux publics, on peut imaginer par transposition ce qui arrive dans les entreprises», souligne Zakaria Rbii, vice-président ressources humaines à Centrale Danone, lors d’un débat initié par l’Association nationale des gestionnaires et formateurs des ressources humaines (AGEF) dont il est également président. 

Quel rôle pour la DRH ?
Pour que la direction des ressources humaines agisse, il faut d’abord que la victime réagisse ! Malheureusement, peu de personnes osent briser la loi du silence et aller jusqu’au bout d’un processus douloureux qui risque en plus de ne pas aboutir en leur faveur. Zakaria Rbii a fait savoir qu’en 25 ans d’exercice, il n’a été confronté qu’à trois cas de harcèlement sexuel en tout et pour tout ! C’est dire à quel point les victimes rechignent à porter plainte auprès de la direction des ressources humaines et encore moins devant la justice. «Il faut dire qu’il s’agissait de cas difficiles à remonter. Le premier concernait une collaboratrice qui culpabilisait d’avoir été harcelée, car elle se sentait quelque part responsable de cette situation. Dans le deuxième cas, la victime craignait pour sa réputation au sein de l’organisation et n’a parlé que quand elle a été sanctionnée par son harceleur après avoir refusé de répondre à ses avances. Le troisième était un harcèlement avéré lors d’un processus de recrutement», raconte Zakaria Rbii.
Le responsable ajoute que les directions des ressources humaines ont souvent du mal à régler les cas de harcèlement sexuel pour des raisons qu’il a résumé comme suit :
• L’absence de mesures préventives de façon à anticiper l’émergence de ce genre de comportements, par exemple l’élaboration d’une charte de conduite qui englobe tous les sujets tabous ou critiques tels que le harcèlement moral et sexuel, la discrimination, la corruption ou encore le blanchiment d’argent. Sans oublier la sensibilisation, la vulgarisation, la démystification et la formation des collaborateurs.
• L’absence des voies de recours pour les victimes, notamment quand le DRH ou son supérieur hiérarchique est lui-même partie prenante des cas de harcèlement. 
• Le poids de la fonction RH au sein de l’organisation et sa capacité à mener ce genre de combat quelle que soit la personne accusée du harcèlement, surtout quand le top management préfère étouffer ce type d’affaires par souci de préserver la réputation de l’entreprise.
L’absence de preuves constitue un obstacle supplémentaire qui se dresse face aux victimes et qui les empêche de solliciter de l’aide auprès de la DRH. Même les témoins, guidés par leur désir d’éviter «les problèmes», ont plutôt tendance à se défiler quand ils sont appelés à corroborer la version de la victime. Mais ceci n’enlève en rien à la DRH sa responsabilité dans la protection des collaborateurs en prenant les mesures qui s’imposent, qu’elles soient anticipatives ou curatives, afin de contrer le harcèlement sexuel ou toute sorte de dérives. À commencer par l’information des collaborateurs, y compris les managers et les responsables des ressources humaines, sur les limites qui séparent séduction et harcèlement, sur les différentes voies de recours ainsi que sur la législation en vigueur relative 
à ce volet.

Harcèlement ou séduction ?
À travers le silence des victimes transpercent la culpabilité, la peur, la vulnérabilité, mais aussi l’incapacité à reconnaitre ce qui peut être qualifié de harcèlement sexuel de ce qui ne l’est pas. Alors, quand peut-on parler de harcèlement sexuel ? En réponse, la sexologue et psychothérapeute Amal Chabach explique : «Pour qu’il y ait harcèlement sexuel, il faut un harcelé, un harceleur et la répétition dans le temps d’un comportement basé sur le pouvoir. C’est-à-dire que le harceleur utilise une position de force ainsi que des techniques de manipulation sur la personne harcelée pour arriver à ses fins». Il peut s’agir de mots déplacés, de regards, d’insinuations, d’attouchements, de blagues salaces ou autres, à l’encontre d’une personne en situation de vulnérabilité. La sexologue insiste sur le caractère répétitif de ces pratiques et le non-consentement de la personne visée, à la différence d’un processus de séduction. «En harcèlement sexuel, il n’y a pas de plaisir ni de désir et il ne s’agit même pas de pulsions sexuelles, c’est une question de pouvoir, de possession et de besoin d’humilier l’autre», précise Amal Chabach. Pour l’experte, il existe trois profils types du harceleur : «il y a l’“effacé”, un harceleur qui nourrit sa faiblesse des sensations procurées par son pouvoir sur la victime en qui il ne voit qu’un objet à posséder. Il y a le “pervers”, un sadique qui prend plaisir à rabaisser l’autre. Et il y a aussi le “narcissique” qui pense que tout le monde lui appartient». Par contre, relève Amal Chabach, il n’y a pas de profil type de la personne harcelée qui, dans la majorité des cas, est une femme. «Toutes les femmes peuvent être la cible de harcèlement. La différence sera au niveau de la réaction», a-t-elle noté. 
Rachid Achachi, économiste et chercheur en anthropologie et en sociologie, explique à son tour comment, dans une société capitaliste, les femmes se retrouvent effectivement les premières touchées par le harcèlement sexuel : «La société capitaliste moderne s’articule autour d’une verticalité, qu’on appelle hiérarchie. Et là où il y a verticalité, il y a pouvoir et autorité, réels ou symboliques. Quand il y a de l’autorité et du pouvoir, il y a des possibilités d’abus et de harcèlement». Dans toutes les sociétés capitalistes, a-t-il ajouté, la femme n’est pas encore admise comme étant légitime pour porter un pouvoir réel, et partant de là, même dans les pays les plus développés, la femme «est tolérée», car dans l’inconscient collectif, elle est perçue comme étant illégitime en tant que symbole de pouvoir. Ainsi, étant la colonne vertébrale de la structure capitalistique, l’homme profite éventuellement des situations permises par la hiérarchie pour abuser. «Ce qui signifie que, dans des structures plus horizontales avec une dilution de l’autorité et du pouvoir, il est très probable qu’il y aurait moins de cas de harcèlement sexuel ou d’abus de pouvoir ou d’autorité de toute nature», conclut-il.
Sans oublier la culture et l’éducation qui peuvent également expliquer ce genre de pratiques répréhensibles. À ce sujet, Rachid Achachi indique que la structure fortement patriarcale de notre société trouve son reflet dans l'entreprise où l’on retrouve cette même ossature masculine avec les femmes en périphérie. «Le rapport à la femme demeure ainsi non pas un rapport à l’être, mais un rapport à l’avoir, à la possession. Et dans ce schéma-là, le consentement est accessoire», a-t-il noté. Il est clair aussi que, dans ce même schéma, il ne peut aucunement s’agir de séduction !
Le chercheur a toutefois tenu à souligner qu’une personne «particulièrement perverse dans un contexte qui ne crée pas des situations de perversité peut ne jamais passer à l’acte. Ce qui signifie que ce sont les situations créées par des organisations données qui permettent l’émergence de ce phénomène».         

Qu’en dit la loi ?
Maitre Naim Sabik, avocat au barreau de Casablanca, assure que le Maroc dispose de tout l’arsenal juridique qu’il faut pour traiter les cas de harcèlement sexuel. Il affirme même que le Royaume est en avance sur les pays arabes dans ce domaine.
Dans l’article 40 du Code du travail qui régit la relation entre employé et employeur, le législateur qualifie le harcèlement sexuel comme faute grave commise par l’employeur, le chef de l’entreprise ou de l’établissement à l’encontre du salarié, tout en l’assimilant aux motifs de licenciement abusif. «Dans cet article, il s’agit d’une relation qui va dans un sens unique, à savoir de haut en bas, de l’employeur vers le salarié», relève Maitre Sabik. Le droit marocain, a-t-il fait savoir, est resté pendant longtemps silencieux sur la problématique du harcèlement sexuel qui n’a été que récemment introduite dans le dispositif légal (Loi n° 24.03). Avant, le Code pénal dans son article 483 ne faisait référence qu’à l’incitation à la débauche.
Ainsi, et en vertu de l’article 503-1 du Code pénal, le harcèlement sexuel constitue désormais un délit pénal : «Est coupable de harcèlement sexuel et puni par un emprisonnement d’un an à deux ans et d’une amende de cinq mille à cinquante mille dirhams, quiconque, en abusant de l’autorité qui lui confère ses fonctions, harcèle autrui en usant d’ordres, de menaces, de contraintes ou de tout autre moyen, dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle».
Maitre Saïd Naoui, avocat au barreau de Casablanca, explique qu’une victime de harcèlement sexuel exercé par le supérieur hiérarchique ou le patron de l’entreprise peut porter plainte auprès du procureur du Roi dans le ressort du siège de la société. Ce dernier transmet la plainte à la police judiciaire pour enquêter et dresser un procès-verbal qu’elle remettra au procureur du Roi. Celui-ci devra statuer sur la plainte à la lumière des faits et des circonstances établis dans le procès-verbal. Si les faits sont prouvés, le procureur donnera ses instructions à la police judiciaire pour déférer l’inculpé devant le Parquet qui prononcera son jugement. «Le salarié qui se prétend victime d’actes de harcèlement sexuel doit établir des faits qui, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence du harcèlement, et il incombe alors à la partie défenderesse de prouver que ces faits ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses actes sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement», ajoute Maitre Naoui. Plutôt compliqué n’est-ce pas ? 
En tout cas, cela explique en partie pourquoi les femmes rechignent à s’engager dans une action en justice qui en plus promet de durer à cause de la lenteur qui caractérise l’appareil judiciaire.       

Entretien avec Amine Oulahyane, expert Diversité des genres, vice-président AGEF

«L’employeur est tenu de constituer des voies de recours contre le harcèlement sexuel avec des procédures claires et des chartes de valeurs simplifiées»

Éco-Emploi : Quels sont les comportements qu’on peut qualifier de harcèlement sexuel au travail ?
Amine Oulahyane :
Il est difficile de qualifier un comportement de "harcèlement sexuel" du fait qu’il peut prendre diverses formes comme il peut impliquer différentes parties prenantes. Il peut émaner du chef hiérarchique comme il peut être perpétré par un collègue, un client ou un fournisseur ou même un simple visiteur. La victime peut être une femme ou un homme bien que cela touche beaucoup plus les femmes que les hommes. Cette difficulté ne nous empêche pas de faire la distinction, dans un premier temps, entre le harcèlement sexuel émanant de comportements répétés et celui résultant d’un acte unique. Différentes grilles de lectures, principalement de la législation française qui a beaucoup travaillé sur le sujet, nous permettent de qualifier de harcèlement sexuel tout comportement qui revêt une connotation sexuelle sans pour autant qu’elle soit explicitement prononcée et qui porte atteinte à la dignité de la victime en raison de son caractère dégradant ou humiliant, ou qui crée pour elle une situation intimidante, hostile ou offensante. Il peut s’agir donc d’actes de toute nature, appels téléphoniques, gestes, propos, mails, SMS, WhatsApp ou messages Facebook… qui ont des connotations sexuelles imposées à la victime, et donc subis et non désirés au profit du harceleur lui-même ou au profit d’un tiers. Il est à noter également que la finalité du comportement peut être réelle comme elle peut être apparente. Autrement dit, le but peut être un acte sexuel ou à connotation sexuelle, ou tout simplement un jeu afin d’humilier la victime pour obtenir sa démission, par exemple.  

Pourquoi est-ce si difficile pour les victimes d’en parler ?
En plus du fait qu’il soit tabou, le harcèlement sexuel reste très difficile à prouver. La crainte du regard de la société, et plus particulièrement dans un environnement socioculturel semblable au nôtre, favorise la culpabilité des victimes auxquelles il n’est pas exclu de reprocher la provocation par le simple comportement vestimentaire pour ne citer que ce prétexte. Certaines victimes craignent d’éventuelles représailles quand il s’agit d’un chef hiérarchique ou d’un(e) proche. La vulnérabilité économique devant l’abus du pouvoir que confère l’exercice de la fonction du harceleur constitue, en effet, un des freins majeurs à la dénonciation.       

Quels sont les réflexes à adopter dans ce genre de cas et comment agir quand les preuves manquent ? 
Beaucoup de victimes pensent pouvoir gérer les tentatives d’un harceleur au travail, mais elles se heurtent malheureusement très vite à la réalité qu’elles ne font que l’encourager à continuer à les harceler puisqu’il s’agit pour lui de permission non explicite et d’encouragements non déclarés. Pour certains, cela prend très vite la forme d’un défi qui peut se transformer en confrontation au moment où la victime se rend compte de la nécessité d’opter pour une autre forme de résistance autre que l’évitement et la courtoisie. Lorsque cela arrive, la victime pense que c’est trop tard surtout que lorsqu’elle en parle, la première question qu’on lui pose n’est pas toujours loin de «Pourquoi tu n’as rien dit pendant tout ce temps ?»
En plus de la prévention qui consiste à limiter les relations avec les collègues et les supérieurs hiérarchiques aux purs échanges professionnels, le temps de réaction contre les tentatives d’un harceleur sexuel est capital. Ne pas se trouver seul avec son harceleur quand cela est possible, documenter tout acte à connotation sexuelle avec des dates précises, en parler à des collègues de confiance qui peuvent en témoigner en cas de besoin, enregistrer tout mail, SMS, WhatsApp à caractère sexuel, avoir la traçabilité des appels téléphoniques hors horaires de travail le cas échant, demander la protection des dénonciateurs quand cela est prévu dans les procédures de l’entreprise… sont autant de mesures qui peuvent augmenter la chance de la victime pour mieux gérer le problème du harcèlement sexuel.

Quelles sont les différentes voies de protection pour les victimes ? Qu’en est-il de la loi ? 
Avant d’arriver au dispositif légal, la meilleure protection des victimes est la vulgarisation du concept du harcèlement sexuel au travail. La formation et la sensibilisation de tous les employés, à commencer par les responsables et la direction, diminuent la probabilité du harcèlement sexuel au travail surtout avec l’existence de procédures claires et des voies de recours avec la protection des dénonciateurs.  
Le Code du travail ne cite le harcèlement sexuel au travail que sommairement pour préciser la nature et la gravité de la faute dans son article 40. Rien n’est mentionné quant à sa définition encore moins les conditions qui permettent de mieux le gérer ou le prévenir. Le Code pénal, quant à lui, se focalise beaucoup plus dans son article 503-1 sur les sanctions prévues contre les agresseurs sans pour autant expliquer en profondeur le sujet lui-même. La jurisprudence demeure difficile à regrouper et très limitée quant au nombre de dossiers traités qui sont au nombre de deux à ma connaissance.

Quelle responsabilité pour l’entreprise ? 
Avant toute chose, et comme stipulé dans l’article 24 du Code du travail, l'employeur a l'obligation légale de prendre toutes les mesures nécessaires afin de préserver la sécurité, la santé et la dignité des salariés dans l'accomplissement des tâches qu'ils exécutent sous sa direction et de veiller au maintien des règles de bonne conduite, de bonnes mœurs et de bonne moralité dans son entreprise. Donc, il est responsable légalement d'assurer la protection de ses employés contre tout acte touchant à leur santé morale ou à leur dignité, tout en veillant à l’application des bonnes mœurs au travail, lesquelles sont incompatibles avec tout acte de harcèlement sexuel.
Et comme la conformité légale n’est pas le seul dispositif qui est souvent loin d’être le plus efficace quant à la gestion des relations humaines en entreprise, l’employeur est tenu de constituer des voies de recours avec des procédures claires et des chartes de valeurs simplifiées écrites en style et en langue comprises par tous les employés. Outre la mise en place de cellules d’écoute qui se chargent de gérer ces cas sensibles et de rapporter les faits aux décideurs tout en gardant l’anonymat s’il est exigé par la victime.

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