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Entretien avec Pr Driss Guerraoui, président de l’Université ouverte de Dakhla et président du Forum des Associations africaines d’intelligence économique

Dans le cadre de ses activités au titre de l’année 2019, l’Université ouverte de Dakhla organise, Sous le Haut Patronage de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, du 4 au 8 décembre 2019, la sixième Rencontre internationale de Dakhla sur le thème : «Repenser l’Afrique au XXIe siècle». Cette manifestation connaîtra la participation de responsables internationaux, et de nombreuses institutions nationales, régionales et internationales, ainsi que de professeurs, de chercheurs et de spécialistes de questions de développement en Afrique, représentant 39 pays appartenant à tous les continents. Elle se distinguera par la remise du Prix de la compétitivité et du partenariat Université-Entreprise dans sa sixième édition. Elle sera également couronnée par la signature de plusieurs conventions qui visent à développer la coopération entre, d’une part, l’Université ouverte de Dakhla et, d’autre part, l’École nationale de commerce et de gestion de Dakhla, la Fondation gabonaise pour le développement durable et l’Association internationales des économistes de langue française. Elle connaîtra aussi la tenue de la deuxième session du conseil d’administration du Forum des Associations africaines d’intelligence économique que le Maroc préside.

Entretien avec Pr Driss Guerraoui, président de l’Université ouverte de Dakhla et président du Forum des Associations africaines d’intelligence économique

Le Matin : Qu’est-ce qui explique le choix de ce thème de la sixième Rencontre internationale de Dakhla ?
Driss Guerraoui :
Nous assistons à l’heure actuelle, de par le monde, à un regain d’intérêt pour l’Afrique, non seulement en tant qu’horizon de pensée, mais aussi et surtout en raison de son statut de territoire où les enjeux futurs majeurs du développement dans ses dimensions économique, sociale, institutionnelle, technologique, culturelle, cultuelle, écologique, géostratégique, militaire et sécuritaire émergent avec force et se poseront avec acuité dans les années à venir. L’indice le plus marquant de cet état de fait réside dans la place particulière et le rôle grandissant que commence à occuper l’Afrique dans les stratégies des principales puissances mondiales anciennes (États-Unis, Europe, Japon, Grande-Bretagne) et émergentes (Chine, Inde, Russie, Maroc, Turquie, Iran, Brésil) et dans les politiques de redéploiement de leurs relations internationales. Cette nouvelle donne est en train d’impulser une dynamique équivalente sur le terrain de la recherche scientifique et stratégique, tant fondamentale qu’appliquée, au Maroc comme à l’échelle du reste du monde. L’Université ouverte de Dakhla, depuis sa création en 2010, c’est-à-dire depuis bientôt dix ans, et en tant que réseau de savoirs et espace de réflexion, est devenue un véritable «incubateur-monde» et ne peut rester insensible à ce tournant de la pensée géostratégique, et ce conformément à ce que les membres de son réseau appellent «l’esprit de Dakhla», un esprit qui consiste à mobiliser l’intelligence collective de toutes les composantes de cette Université, qui appartiennent à tous les continents, pour comprendre et agir ensemble par l’échange et le partage des savoirs et de la connaissance au service d’un monde meilleur.

Où réside cet intérêt stratégique pour l’Afrique ?
Dans l’ouvrage que nous avons publié récemment avec mon collègue le Professeur Noureddine Affaya («L’Afrique des paradoxes», 2019, paru aux Éditions la Croisée des chemins et l’Harmattan), nous avons constaté que toutes les études prospectives montrent que l’Afrique constituera demain le marché le plus porteur, le foyer essentiel de la croissance et la sphère la plus appropriée pour la création d’activités économiques nouvelles et donc de création de richesses. Ce statut futur, l’Afrique le doit à une donne objective faisant d’elle le continent qui va devenir une puissance démographique disposant, à la fin du siècle, des principales réserves naturelles (eau, terres à usage agricole, forêts et patrimoine végétal et animal), et l’essentiel des ressources énergétiques, minières, marines et sous-marines. Elle le devra, également, à un patrimoine immatériel d’une richesse, d’une diversité et d’une profondeur inégalées de par le monde, qu’il s’agisse des arts, des traditions culinaires et vestimentaires, des sites archéologiques, des écosystèmes écologiques, des pratiques spirituelles et des us et coutumes culturels portés par des communautés multimillénaires qui renseignent sur toute l’histoire de l’humanité et dont on n’a pas encore dévoilé tous les mystères, les dimensions cachées et le sens civilisationnel. 
Si cette perspective confère à l’Afrique des avantages comparatifs, compétitifs et stratégiques certains, elle met les élites politiques, économiques, scientifiques, administratives, syndicales, associatives, managériales et culturelles africaines devant des responsabilités historiques certaines, pour un usage optimal responsable de cet important potentiel de développement que recèle leur continent. Or une telle réalité nécessite au préalable la mobilisation de l’intelligence et du génie des analystes, des chercheurs, des experts et des intellectuels africains pour comprendre et accompagner les changements notoires que connaîtront les économies et les sociétés du continent au XXIe siècle. C’est pour ces raisons réunies que «Repenser l’Afrique au XXIe siècle» paraît d’une grande et réelle importance stratégique pour le développement futur du continent.

Quelle appréciation faites-vous de cette démarche visant à repenser l’Afrique ?
L’utilité de cette démarche réside dans le fait que malgré les progrès réalisés à ce niveau, l’Afrique reste un continent encore sous-analysé à cause de l’extrême diversité des situations, de la réelle complexité propre à chaque pays et sous-région, mais aussi en raison du développement de dynamiques économiques, sociales et culturelles asymétriques et différenciées qui traversent tout le continent. Un tel état de fait met les chercheurs, les experts et les analystes devant des difficultés effectives dans leurs tentatives de rendre intelligibles leurs diagnostics des réalités présentes ainsi que pour produire une prospective pertinente, appropriée et adaptée aux économies et aux sociétés africaines du XXIe siècle. C’est dans ce contexte que les risques d’une récupération intellectuelle de l’Afrique sont réels et c’est à ce niveau qu’apparaît le rôle crucial des penseurs, des chercheurs et des intellectuels africains. Au vu de ce qui précède, on voit, bel et bien, à quel point le thème de la sixième Rencontre internationale de Dakhla est d’une actualité brûlante et d’une importance stratégique certaine pour note continent.

Est-ce à dire qu’il s’agit de repenser le paradigme du développement en Afrique et par voie de conséquence les modèles de développement qui y dominent ?
Absolument, et ce pour plusieurs raisons qui découlent toutes d’une évaluation objective des évolutions que connaît l’Afrique à l’heure actuelle et des spécificités qui caractérisent les modèles de développement qui dominent l’ensemble des pays du continent. À ce niveau, et comme nous l’avons démontré dans notre livre, hormis quelques rares exceptions de pays, de régions et de sous-régions, force est de constater que beaucoup de mythes et quelques réalités semblent entourer la réflexion sur ces modèles. La floraison des qualificatifs (Afrique émergente, miracle africain, continent de l’avenir, l’eldorado africain) ajoute davantage de confusion à la compréhension de ce que sont réellement les véritables ressorts du développement ou du mal-développement dans les économies et les sociétés africaines d’aujourd’hui. Une telle confusion suggère de penser autrement tout le paradigme du développement en Afrique à partir d’une vision en rupture avec les schémas de pensée et les clichés qui dominent la réflexion à ce niveau. La rencontre internationale de Dakhla représentera à cet égard une opportunité pour explorer les pistes possibles pour l’avenir.

Sans anticiper sur les conclusions de cette rencontre, quelle est votre approche des pistes possibles pour mener cette réflexion ?
À mon avis, les penseurs, les chercheurs et les intellectuels africains sont appelés à penser autrement le développement de l’Afrique à partir d’une démarche qui doit s’appuyer sur un équilibre intelligent entre des situations économiques et sociales difficiles et le rêve de construire un continent émergent, et entre l’espoir d’une Afrique meilleure, mais évoluant sur le fond d’un véritable chaos qui marque les réalités politiques, économiques, technologiques, sociales, culturelles, environnementales et sécuritaires africaines présentes. Ce qui impose aux élites africaines d’examiner ce qui est nécessaire et urgent à faire à court terme, ce qui est possible d’entreprendre à moyen terme, et ce qui est souhaitable d’accomplir à long terme en matière de développement. Cette véritable rupture paradigmatique doit, cependant, s’opérer selon un esprit libre, une pensée indépendante, une audace positive, une pensée réaliste et pragmatique, tournée vers l’avenir, loin de tout pessimisme autodestructeur et de tout afro-optimisme contreproductif, et ce à partir d’un large processus d’écoute des acteurs et des forces vives du continent.

À quoi cette perspective paradigmatique et développementale renvoie-t-elle concrètement ?
À mon avis, cette façon de penser autrement les paradoxes du développement de l’Afrique renvoie à la nécessité pour les États africains de ne pas oublier le fait qu’ils doivent agir rapidement pour combler les retards économiques, les déficits sociaux, les déséquilibres environnementaux et les dysfonctionnements en termes de gouvernance et de sécurité. Pour ce faire, l’Afrique doit réaliser des raccourcis technologiques et managériaux qui lui permettraient de réaliser les objectifs de l’Agenda 2063 de l’Union africaine, ceux relatifs au Développement du Millénaire non atteints et les nouveaux fixés dans le cadre ces Objectifs de développement durable, tels qu’inscrits dans l’Agenda 2030 de la communauté internationale, de prendre appui sur le Socle de protection sociale universelle porté depuis 2012 par l’Organisation internationale du travail, de s’engager dans l’Agenda mondial pour le climat porté par la France, celui de la Migration piloté par le Maroc, du Revenu universel de base appuyé par la Commission des Nations sur la lutte contre l’extrême pauvreté, le tout renforcé par le respect des droits humains fondamentaux de nouvelles générations.
Mais pour ce faire, les dirigeants africains doivent être en mesure de maîtriser les changements en cours, prévoir les risques majeurs nouveaux et anticiper les évolutions de leur continent et du monde, notamment en identifiant les risques majeurs et les opportunités possibles qui s’offrent à leurs pays, tout en ayant les besoins, les attentes et les aspirations de leurs citoyens au cœur de cette entreprise. Ce qui suppose une gouvernance démocratique, participative et responsable du développement futur des économies et des sociétés africaines.

Quels sont les leviers qui permettront d’atteindre ces objectifs ?
Cette perspective passe, en effet, par trois leviers essentiels. Le premier a trait à la nécessité de penser le développement de l’Afrique par les Africains. Il s’agit par cette option de permettre aux Africains de bâtir par eux-mêmes un développement endogène qui rendrait possible la résorption des retards économiques, des déficits sociaux et en infrastructures, des déséquilibres environnementaux et les dysfonctionnements en matière de gouvernance. Pour ce faire, le continent doit mieux valoriser ses ressources par lui-même et maîtriser les changements qu’il connaît.
Le deuxième levier consiste à prendre appui sur le capital immatériel de l’Afrique pour bâtir le développement futur du continent. L’Afrique pourra le faire par la valorisation de toutes les composantes de son capital humain, institutionnel, social et culturel, qui constituent les véritables gisements de création de richesses, de promotion de l’emploi des jeunes et des femmes, d’inclusion sociale et de développement humain durable.
Le troisième levier, enfin, est de nature stratégique. En effet, dans sa quête d’un nouveau modèle de développement, l’Afrique a besoin d’une nouvelle vision géostratégique et d’un nouveau rapport au monde. Cette vision et ce rapport doivent être fondés sur un choix collectif affirmé de s’engager résolument dans la construction d’une nouvelle génération d’intégration régionale qui puisse permettre à tous les États et à tous les peuples du continent de réaliser leur auto-développement dans le cadre d’une nouvelle Afrique unie, forte et solidaire. 
Cette option stratégique est d’autant plus vraie et prometteuse pour l’avenir, qu’avec ses potentialités humaines, naturelles, énergétiques et minières l’Afrique constituera demain le véritable nouveau foyer de la croissance mondiale et le réel nouveau marché mondial de demain. Mais cette Afrique nouvelle doit être construite avec tous les acteurs et forces vives du continent, et notamment les jeunes et les femmes du continent. La stabilité, la sécurité, la paix et la prospérité future durable de cette Afrique nouvelle en dépendent grandement. 
Propos recueillis par L.M.

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