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«Face à la révolution numérique, les Autorités de la concurrence doivent se doter de spécialistes de l’économie digitale»

Rabat abrite aujourd’hui et demain une conférence internationale sur le thème «Politiques et droit de la concurrence, expériences nationales et partenariat international». Tenue sous le Haut Patronage de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, cette conférence internationale, la première organisée par le Conseil de la concurrence depuis son activation le 17 novembre 2018, se propose de mettre en avant les avancées réalisées et les défis à relever par les autorités nationales de la concurrence. Dans une interview accordée au «Matin» à la veille de cette importante manifestation, Frédéric Jenny, professeur à l’ESSEC Business School et président du Comité de la concurrence de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) revient pour les lecteurs du journal sur le rôle de la concurrence dans la formation de sociétés plus justes, les défis posés par la révolution numérique à la gouvernance des pratiques anticoncurrentielles ou encore les implications du développement de nouvelles pratiques anticoncurrentielles transfrontalières et transnationales.

«Face à la révolution numérique, les Autorités de la concurrence  doivent se doter de spécialistes de l’économie digitale»
Professeur, Frédéric Jenny. Ph. AFP

Le Matin : La question de l’équité sociale est récurrente dans le contexte de la concurrence sur les marchés. Les préoccupations engendrées par cette quête de l’équité traduisent le souci des faiseurs des politiques publiques ainsi que des régulateurs de réduire les inégalités sociales et de préserver le juste partage des opportunités dans les économies et les sociétés de notre temps. Dans quelle mesure la concurrence peut-elle contribuer à la formation de sociétés plus justes ?
Frédéric Jenny
: Il faut distinguer deux notions : l’équité et l’égalité. L’inégalité économique peut résulter du jeu concurrentiel lorsque certaines entreprises réussissent mieux que d’autres à satisfaire les aspirations des consommateurs ou lorsque certains acteurs font preuve d’innovation ou d’un talent qui sont récompensés. Cette inégalité n’est pas inéquitable, car une contribution utile à la société est récompensée par le succès économique.  Mais l’inégalité économique peut également provenir du fait que certains opérateurs sont protégés de la concurrence et bénéficient de rentes de monopole, cependant que d’autres acteurs économiques se heurtent à des barrières à l’entrée de certaines activités économiques ou de certaines professions ou subissent de la part de ceux qui sont économiquement protégés des coûts injustifiés et insupportables. Cette dernière inégalité économique, qui condamne une partie importante de la population à ne pas pouvoir tirer les bénéfices de ses talents ou de son initiative, est non seulement une source de gaspillage pour la société, mais elle est également inéquitable.
Le droit et la politique de concurrence visent à éliminer les rentes de monopoles et les barrières à l’entrée ; ce sont des moyens importants de lutte contre l’iniquité économique, permettant à chacun de participer à l’économie nationale sans peur d’être exploité ou exclu injustement. Le fermier qui doit payer des prix d’engrais abusivement élevés parce que les fournisseurs s’entendent sur les prix ou les ménages qui doivent payer un prix de monopole pour des biens de première nécessité parce que les commerçants de leur localité s’entendent pour ne pas se faire concurrence ou, encore, les entreprises qui sont victimes d’un abus de position dominante de la part de concurrents qui veulent monopoliser le marché sur lequel elles se trouvent sont tous victimes d’iniquités économiques anticoncurrentielles.
L’action des Autorités de concurrence est ainsi complémentaire de celles des pouvoirs publics qui, notamment, par leurs politiques d’éducation et de santé visent aussi à permettre aux citoyens de tirer le meilleur parti possible de leurs ressources.

L’ère de la digitalisation que nous vivons actuellement constitue un véritable défi pour les Autorités de la concurrence. La digitalisation pousse les Autorités de la concurrence à adopter de nouveaux modes d’investigation, voire à réformer radicalement les lois antitrust les régissant. Comment doivent-elles s’armer sur les plans législatif et institutionnel pour trouver le mix optimal en matière de gouvernance des pratiques anticoncurrentielles générées par la révolution numérique ?
Les défis posés au droit de la concurrence par le développement de l’économie digitale sont nombreux en raison de son caractère dynamique, du fait qu’il suscite l’émergence d’innovations de rupture qui mettent en cause la définition traditionnelle des marchés, qu’il permet aussi l’émergence de formes organisationnelles très nouvelles qui rendent quelque peu caduque notre conception de l’entreprise centralisée et hiérarchique, qu’il autorise également le développement de nouveaux modes de gestion fondés sur l’exploitation, par des plateformes numériques opérant sur des marchés multifaces, ainsi qu’il favorise les effets de réseau et qu’il rend, enfin, possible le traitement de très vastes quantités de données fournies volontairement ou involontairement par les internautes et, par là même, d’une part, permet une personnalisation des prix et des prestations qui n’est guère possible sur les marchés classiques, et, d’autre part, pose le problème de l’appropriation des données personnelles et de leur utilisation. À ceci, il faut ajouter le risque que des algorithmes intelligents utilisés comme aide à la gestion poussent, en dehors de toute intervention humaine, les entreprises à la collusion tacite. Pour répondre à ces défis, plusieurs voies sont simultanément explorées. Les Autorités de la concurrence sont engagées, notamment à l’OCDE, dans des réflexions visant à adapter leurs instruments traditionnels d’analyse à l’économie digitale. Par ailleurs, dans un certain nombre de pays, des modifications législatives visent, selon les cas, soit à permettre à l’Autorité de la concurrence, à son initiative, de pouvoir intervenir rapidement (possibilité d’adopter des mesures conservatoires) afin de leur permettre de mieux faire face à l’urgence digitale, soit à permettre à l’Autorité de la concurrence de se saisir ex-post de concentrations qui n’auraient pas été notifiées, car n’atteignant pas les seuils de notification, mais qui risquent de se traduire par l’élimination de concurrents naissants, soit encore d’inverser la charge de la preuve pour les grandes entreprises digitales afin qu’elles justifient les raisons pour lesquelles leurs concentrations potentiellement anticoncurrentielles sont nécessaires, soit, encore, à imposer des contraintes aux entreprises du secteur digital en matière d‘utilisation et de traitement de données personnelles recueillies afin de permettre aux internautes de mieux contrôler l’utilisation de leurs données. Outre ces modifications législatives, l’émergence de l’économie digitale requiert deux développements institutionnels : d’une part que les Autorités de la concurrence se dotent de spécialistes de l’économie digitale pour comprendre les enjeux des pratiques ou transactions qu’elles ont à connaître et, d’autre part, une intensification de la coopération internationale entre Autorités de la concurrence pour traiter les défis posés par des transactions ou des pratiques par nature transnationales.

Les soubresauts que connaît aujourd’hui le commerce mondial des biens, des services et des technologies du fait d’une mondialisation en crise insufflent inéluctablement la dynamique concurrentielle sur les marchés, avec toutes les conséquences qui en découlent en termes d’émergence et de développement de nouvelles pratiques anticoncurrentielles transfrontalières et transnationales. Comment les Autorités de la concurrence peuvent-elles faire face à ce phénomène ?
La coopération internationale volontaire entre les Autorités de la concurrence s’est énormément développée depuis une quinzaine d’années en parallèle avec la croissance du commerce international et la globalisation de l’économie. La lutte contre les cartels internationaux est ainsi devenue plus efficace. De même, de grands efforts de coopération ont été déployés dans le cas de transactions transnationales pour que les Autorités de la concurrence aient des analyses et des remèdes cohérents. Il convient d’ailleurs de noter que cette coopération est de l’intérêt des entreprises parties aux concentrations, car elle leur permet de gagner du temps ou de s’assurer de la cohérence des remèdes qui leur sont imposés.
De nouveaux instruments de coopération ont été développés. Dans un nombre croissant de pays, l’Autorité de la concurrence peut désormais demander aux parties à une opération de concentration transnationale l’autorisation d’échanger des données confidentielles avec d’autres Autorités de la concurrence concernées par la transaction. Par ailleurs, en matière de pratiques anticoncurrentielles, de nouveaux types d’accords de coopération entre Autorités ont vu le jour permettant l’échange entre elles d’informations confidentielles et une plus grande coordination de leurs enquêtes et de leurs instructions (tel est, par exemple, le cas de l’accord entre l’Union européenne et la Suisse signé en 2012). Le commerce international est un élément crucial de concurrence dans de nombreux secteurs économiques. Il est donc particulièrement important d’être vigilant sur les pratiques transnationales dans les périodes où des tendances protectionnistes risquent d’affaiblir ce moteur de la concurrence. 

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 «Le Maroc a fait le choix d’adopter les bonnes pratiques en cours dans la majorité des pays d’économie libérale du monde»

Frédéric Jenny a affirmé que la réactivation du Conseil de la concurrence du Maroc est une excellente nouvelle pour l’économie marocaine et pour l’Afrique. Pour lui, le fait de permettre à ce Conseil de passer d’une situation dans laquelle il était, certes, très actif sur le plan de la promotion de l’esprit de concurrence, mais dépourvu de moyens effectifs de mise en œuvre du droit, à une situation d’Autorité indépendante munie de moyens d’enquête et d’investigation lui permettant de réprimer, dans le respect des droits de la défense, les abus les plus manifestes, est de nature à améliorer significativement la concurrence sur les marchés et à renforcer l’efficacité du tissu économique du Maroc. M. Jenny estime en effet que le Maroc a fait le choix d’adopter les bonnes pratiques en cours dans la majorité des pays d’économie libérale du monde. Ce choix, dit-il, est d’autant plus judicieux que, dans les pays de taille comparativement modeste comme le Maroc, le risque est grand que la concentration économique au plan domestique aboutisse à des abus d’exploitation ou d’exclusion. «En outre, au moment où les pays africains, sous l’impulsion de l’Union africaine, ont fait le choix de s’engager dans la création d’une vaste zone de libre-échange, il est particulièrement important que des Autorités nationales de la concurrence fortes et dotées de ressources suffisantes puissent, en Afrique, garantir, d’une part, que les bénéfices espérés pour la collectivité de cette libéralisation économique se manifesteront et, d’autre part, qu’ils ne seront pas confisqués par une coterie d’entreprises abusant individuellement ou collectivement de leur puissance de marché» conclut-il.   


Biographie

Frédéric Jenny est diplômé de l’ESSEC, Master et PH.D in economics de Harvard University et docteur en Sciences économiques de l’Université de Paris II. Il est professeur d’économie à l’ESSEC depuis 1972 et codirecteur du Centre européen de droit et d’économie de l’ESSEC (CEDE). Il est également président du Comité de la concurrence de l’OCDE depuis 1994. Antérieurement, Frédéric Jenny a été conseiller en Service extraordinaire à la Cour de cassation (Chambre commerciale) de 2004 à 2012, administrateur de l’Office of Fair Trading (Autorité de concurrence du Royaume-Uni) de 2007 à 2015, président du Groupe de travail de l’OMC sur l’interaction entre la concurrence et le commerce international de 1997 à 2003, rapporteur général du Conseil de la concurrence de 1984 à 1993 puis vice-président du Conseil de la concurrence de 1993 à 2004. Conseiller technique au cabinet de Mme Scrivener, secrétaire d’État à la consommation, en 1977, il a été plus particulièrement chargé de l’introduction du contrôle de la concentration en France. Professeur visitant à la Faculté de droit de University College à Londres depuis 2005, Frédéric Jenny a également été professeur visitant dans de nombreuses universités de par le monde. Il a publié de nombreux articles sur les sujets de microéconomie, organisation industrielle, économie du développement, droit de la concurrence et droit du commerce international.

 

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