Le Matin : Comment êtes-vous devenu compositeur ?
Nabil Benabdeljalil : C’est à la fois simple et complexe. Je suis né dans une famille de musiciens. Je connaissais la musique classique, mais c’était plus de la musique arabe, andalouse. J’ai fait le conservatoire de Meknès de 10 à 17 ans. À partir de 13 ans, mon père a remarqué chez moi certaines qualités peu courantes. À 14 ans, j’ai fait mes premiers essais de composition. Mais à l’époque, dans les années 1980, le terrain était trop aride pour permettre l'apprentissage et j’avais beaucoup de rêves. J’ai découvert le répertoire de musique classique et, à l’âge de 16 ans, j’écoutais beaucoup de compositeurs. J’ai alors compris qu’il me fallait continuer mon apprentissage ailleurs. J’ai choisi de partir pour l’ex-URSS par amour de l’école russe, car c’est la grande école. Elle est basée sur la musique du pays, en même temps, il y a cet apport de la musique savante occidentale italienne et allemande. C’était le vrai modèle qui valait la peine d’être importé. Je suis allé en 1990. J’ai suivi un Master en Fine Arts, en composition, de l’Académie Tchaïkovski sous la direction de Levko Kolodoup à Kiev, en Ukraine, jusqu’à 1997. Après, je suis revenu au Maroc. Je suis resté pendant 3 ans à faire plusieurs choses. J’ai eu de gros problèmes à trouver un emploi, car j’avais un nouveau diplôme pour le système d’équivalence disponible à l’époque. De 2000 à 2007, je suis parti à Strasbourg en France. J’ai passé deux ans au conservatoire de cette ville. À partir de la deuxième année, j’ai préparé un master en musicologie à l’Université Strasbourg II puis j’ai obtenu un Doctorat en arts (musique-musicologie). La formation en Ukraine, qui est une suite de l’école russe, est plus classique. À Strasbourg, c’était plus une école contemporaine. J’ai travaillé en Jordanie en tant que professeur universitaire au Conservatoire national puis à l’Université jordanienne avant de rentrer au Maroc en 2011. Depuis, je suis enseignant à la Faculté des lettres et sciences humaines Ben Msik-Sidi Othman de Casablanca.
Est-ce qu’on peut dire que le «terrain» n'est plus aussi «aride» et que les choses ont changé au Maroc ?
Les choses sont devenues plus faciles, mais plus difficiles d’un point de vue quantitatif. C’était impensable d’avoir deux orchestres symphoniques. On a réussi à former un public. Il y a plus de demandes au niveau de la formation, bien qu'elles tournent surtout autour du piano. Grâce à des projets comme «Mazaya» et au travail de plusieurs conservatoires boiteux, on a des éléments qui peuvent aller loin. Il y a un enseignement privé de qualité. Il y a plus de facilité pour une élite intellectuelle.
Comment faites-vous pour rapprocher la musique classique du public ?
Je voudrais d’abord signaler que la musique classique n’est pas très présente dans les médias. Il faut la vulgariser davantage. Je ne suis pas les médias, mais je coopérerai volontiers si on me le demande. Dans les rares projets auxquels je suis invité, je montre ma production musicale. Ma musique est très ancrée dans le patrimoine arabe et marocain. Au niveau de la faculté, je fais découvrir aux étudiants les grands répertoires de musique classique.
Donc selon vous, la musique doit être expliquée et non pas cachée dans le laboratoire du génie ?
Absolument. Il y a deux approches : la mystification et la démystification. Un pédagogue qui a le contact du public doit démystifier la chose. Il y a plusieurs manières pour toucher un public. On peut parler sciences humaines, sensibilité… Il y a beaucoup de passerelles pour rapprocher une œuvre d’art du public.
Votre musique pour orchestre a été interprétée par nombre de formations au Maroc et à l'étranger. Que ressent-on, en tant que compositeur, lors de l'audition de l'une de ses œuvres ?
Lorsqu’il s’agit d’une nouvelle création, il y a un rejet, on ressent de l'aversion envers cette musique. Parfois, la musique sort d’une façon douloureuse et j’ai besoin de recul pour l’écouter. Cela dépend des cas.
Quel sera votre sentiment quand l’Orchestre philharmonique du Maghreb jouera vos mélodies ?
Je suis très honoré, car ma musique sera jouée par l’Orchestre philharmonique du Maghreb (OPM). L’OPM va présenter Adagio pour cordes. C’est le troisième mouvement de ma symphonie de chambre. L’Adagio et le Rondo furent interprétés plusieurs fois à l’étranger, comme à Berlin. La symphonie entière n’a été jouée jusqu’à présent qu’une seule fois, à Bruxelles, avec les Boho Strings dans le cadre du Moussem Cities-Casablanca. Cette musique est d’ordre intimiste, très psychologique, très spirituel et philosophique. Dans l’Adagio pour cordes, il y a des mélodies de l’Adhan. Pour moi, l’art est proche de la philosophie. Chaque auditeur a le droit de comprendre le message envoyé par le compositeur. Je serai très serein quand l’OPM jouera ma musique. Il y aura une gratitude. Il a déjà joué cette musique à Essaouira. Je serai servi, car ils l’ont désormais dans la peau. Je suis aussi honoré que mon œuvre soit jouée dans le même programme que le triple concerto de Beethoven et la 5e symphonie de Tchaïkovski.
Quels sont les autres compositeurs qui vous influencent ?
Dans la musique du XXe siècle, je suis influencé par Stravinski, Chostakovitch, Luciano Berio, Bussy, Maurice Ravel et bien d’autres. Pour le XIXe siècle, je suis influencé par toute l’école russe, par Beethoven et Richard Wagner.
Biographie
Nabil Benabdeljalil est compositeur, musicologue et universitaire. Sa musique pour orchestre a été interprétée par nombre de formations au Maroc et à l'étranger, comme l'Orchestre Symphonique Royal (tournée marocaine en avril 2011), l'Orchestre philharmonique du Maroc (Alizés 2017), l'English Chamber Orchestra (2015), les BOHO Strings (Belgique 2017). Sa musique de chambre a été jouée par des ensembles tels les Seattle Chamber Players, le Xenia ensemble (Turin), l'Ensemble In Extremis (Strasbourg). Le pianiste marocain Marouan Benabdallah a interprété ses pièces pour piano dans les plus prestigieuses salles du monde, comme le Carnegie Hall ou le Kennedy Center. La «Raqsa en Raml al-Maya» a été dernièrement commandée par l'Académie du Royaume du Maroc dans le cadre du projet «Arabesques». En outre, le Duo Hamadi-Guillo a programmé une série de concerts avec sa musique pour deux pianos, en lui faisant la commande d'une nouvelle œuvre tout dernièrement, notamment son «Regard sur l'enfant que je fus».
Nabil Benabdeljalil est fondateur de l'ensemble Zakharif (Oud, saxophone, percussion et piano) avec lequel il s'est produit entre autres à l'Institut du monde arabe de Paris et au Festival des musiques sacrées de Fès. Il fut choisi parmi quatre jeunes compositeurs arabes à une résidence au Royal Opéra House et au Shubbak Festival en juillet 2017 à Londres, où il a dirigé sa «Consolation» pour Mezzo-Soprano et petit ensemble. En février dernier, le Moussem Cities-Casablanca lui a fait la commande d'une nouvelle œuvre, «Tableaux de Casablanca», interprétée par les Boho Strings dans le palais Bozar à Bruxelles.
Le 20 novembre dernier, son Rondo pour cordes a été interprété par l’ensemble de chambre de l’opéra de Berlin, et le 30 du même mois, il dirigea sa dernière création à l’occasion de la naissance du prophète Mohammed à l’Institut Mohammed IV de formation des imams à Rabat, œuvre complexe et hétéroclite composée sur un texte en français pour chanteuse soliste, chœur polyphonique féminin, quatuor de cuivres avec piano et timbales, ensemble Takht de musique arabe et l’ensemble vocal des Mousamiîns, œuvre dans laquelle la musique va d’une expression très contemporaine parfois jusqu’à la tradition marocaine dans sa simple nature.
Nabil Benabdeljalil est professeur universitaire au département de philosophie où il travaille surtout sur les rapports entre musique et philosophie (y compris l’esthétique et la religion), que ce soit dans la Grèce antique, dans le monde islamique ou en Europe. Il s'intéresse également à d’autres domaines tels que la théorie et l’Histoire de la musique contemporaine, la théorie et l’Histoire de la musique arabe, la musique et le cinéma, la musique et le théâtre.