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Les métiers ont-ils un genre ?

Au rythme où les transformations sont opérées, il va falloir encore patienter pour en venir à bout de l’inégalité homme/femme dans l’accès aux métiers. Déjà que le choix professionnel n’est pas chose aisée, en plus, pour les femmes, c’est doublement compliqué vu la difficulté qu’elles ont à exercer certains métiers dits «masculins». D’importantes décisions sont prises de par le monde pour promouvoir l’approche genre dans le travail, mais le fait est qu’il existe encore des barrières sociales qui s’interposent entre les femmes et leurs rêves professionnels. C’est à se demander si, en 2019, on doit encore parler de métiers pour hommes et d’autres pour femmes !

Les métiers ont-ils un genre ?
P.h shutterstock

Le monde vient de célébrer la Journée des droits de la femme. L’occasion de revenir sur ces problèmes dont souffraient, souffrent et souffriront les femmes si les mentalités et les approches ne changent pas ! L’une de ces problématiques types est celle relative à l’accès aux métiers. Là, on se pose les questions suivantes : les métiers sont-ils mixtes ? Les femmes peuvent-elles exercer tous les métiers dont elles rêvent ? Ces questions peuvent, certes, paraître saugrenues de nos jours, et pourtant aujourd’hui encore un certain nombre de métiers semblent être «réservés» aux hommes, alors que d’autres sont plutôt jugés féminins. Des stéréotypes qui semblent encore impacter le choix de carrière des garçons et des filles.
Selon le dernier rapport de l’Organisation internationale de travail (OIT), en 2018, les femmes travaillaient plus fréquemment dans des professions considérées comme peu qualifiées, avec des conditions de travail moins bonnes que celles des hommes. En outre, les femmes travaillent souvent dans des professions qui présentent les plus forts déficits de travail décent comme le travail domestique, le travail à domicile et le travail familial non rémunéré. Le rapport indique aussi que les femmes sont traditionnellement présentées comme chargées des activités de soin à autrui, et la société comme le marché du travail continuent de fonctionner selon ce postulat. 

Eh oui ! Les lois et les droits des femmes ont connu beaucoup d’évolutions durant les dernières décennies, mais les stéréotypes ont la peau dure. «Les femmes ont, au fil des années, un peu bousculé les clichés. Toutefois malgré tous les efforts réalisés en termes d’égalité hommes-femmes, la réalité n’est malheureusement pas à la hauteur des droits promulgués. Selon les résultats des enquêtes du Haut Commissariat au Palan (HCP), les femmes travaillent surtout dans les secteurs où il y a plus de vulnérabilité et de précarité et sont sans protection sociale», a expliqué Leila Rhiwi, représentante du Bureau multi-pays de l’ONU-Femmes pour le Maghreb, lors d’une rencontre organisée, la semaine dernière, par Wafasalaf.
Cette conférence avait pour thème «Les métiers ont-ils un genre ?» et le moins que l’on puisse dire est que la réponse n’est ni simple ni évidente. «Pour pouvoir construire une société, on construit des normes sociales, des rôles sociaux qui s’imposent aux individus et donc les métiers ont un genre et ce n’est pas grave. Le problème est de savoir si cela participe à une inégalité. Est-ce que cela sépare les hommes des femmes ? Est-ce que les hommes ont de meilleurs métiers que les femmes ? En fait, les métiers n’ont un genre que parce qu’ils sont investis par des personnes “genrées”», explique Mehdi Alioua, sociologue et professeur chercheur à l’Université Internationale de Rabat (UIR). 
En effet, le rapport de l’OIT confirme que ce sont les secteurs de l’éducation, la santé et le travail social qui sont connus pour être des secteurs très féminisés, ainsi que l’hébergement et la restauration. «Historiquement, les femmes vivant des sociétés patriarcales sont souvent reléguées à leur statut de mères et de responsable de la cellule familiale», souligne Leila Rhiwi. «Souvent, cela relève de ce que les sociologues appellent la division sexuelle du travail où en fonction de son genre on va occuper des postes et des métiers différents, notamment du fait qu’on va rajouter des tâches, des charges supplémentaires aux femmes, comme les travaux domestiques et l’éducation des enfants», renchérit le sociologue.
De son côté, le rapport a noté qu’au moment des choix d’orientation, les jeunes se réfèrent aux modèles de la génération précédente... Résultat : les filles s’excluent des métiers à orientation technique et scientifique.
Force donc est de constater qu’il incombe souvent aux femmes de s’atteler aux tâches domestiques et ce sont elles aussi qui se sacrifient pour prendre soin des personnes dans le besoin au sein 
de la famille.

Force donc est de constater qu’il incombe souvent aux femmes de s’atteler aux tâches domestiques et ce sont elles aussi qui se sacrifient pour prendre soin des personnes dans le besoin au sein de la famille.
L’OIT souligne que ces 20 dernières années, le temps consacré par les femmes à la garde d’enfants et aux travaux domestiques non rémunérés n’a pratiquement pas diminué et celui des hommes n’a augmenté que de huit minutes par jour. «Au rythme où changent les choses, il faudra plus de 200 ans pour parvenir à l’égalité des temps consacrés aux activités de soin non rémunérées», lit-on dans le rapport.
Autres chiffres qui choquent. La représentante de l’ONU-Femmes Maghreb rappelle que 95% des femmes marocaines consacrent 5 h au travail domestique contre 43% qui y consacrent 43 minutes (chiffres du HCP). «Tant qu’on n’aura pas réglé cet équilibre du partage de la charge du travail non rémunéré et de soins, les femmes auront du mal à bénéficier d’une parité au travail», affirme-t-elle. Même son de cloche chez le sociologue : «Il faut une redéfinition de la division sexuelle du travail. Il n’est pas normal que les hommes passent leur temps au café pendant que les mères, les sœurs, les épouses s’occupent des charges supplémentaires». Et d’ajouter : «Choisir entre famille et carrière, le problème ne se pose pas vraiment chez les hommes. À ce titre, l’enseignement, par exemple, n’est pas un métier féminin à proprement parler, mais il se féminise de plus en plus, car les horaires et les vacances scolaires permettent aux femmes de mener ces charges supplémentaires qui ne sont pas équitablement partagées avec les hommes».
Un meilleur partage des tâches domestiques pourrait permettre aux femmes d’accéder non seulement à des métiers diversifiés, mais également à des postes de responsabilités. Le rapport de l’OIT le confirme. Quand les hommes participent davantage aux activités de soin non rémunérées, on trouve davantage de femmes aux postes de direction. 
D’ailleurs, l’accession des femmes au sommet de la hiérarchie a très peu évolué au cours des 30 dernières années, selon la même source. «Même si elles ont tendance à être mieux éduquées que leurs homologues masculins, les femmes représentent moins d’un tiers des cadres et seuls 25% des cadres ayant des enfants de moins six ans sont des femmes, sachant que cette part atteint 31% chez les cadres sans enfants en bas âge», indique le rapport.

Mais alors, comment s’imposer dans une société patriarcale ? «Je pense que la sexualisation des métiers est aujourd’hui un sujet qu’il faut prendre très au sérieux. Je pense aussi que la solution à cette problématique est déterminée par tout ce que les politiques publiques aménagent pour qu’un pays construise son développement. Il n’est pas juste question d’éduquer les filles et de réformer les lois… il faut une cohérence de la politique publique dans son ensemble. Il faut aussi travailler à libérer les hommes de la masculinité dans laquelle ils sont enfermés», préconise Leila Rhiwi.
«La question du genre ce n’est pas une question de femmes, c’est un construit social et nous les femmes, il faut qu’on arrête de se poser la question du genre. Il faut qu’on prenne à bras le corps ce sujet. Il faut qu’on l’investisse et qu’on n’attende pas qu’on nous fasse de l’espace, mais qu’on arrache notre place par nous-mêmes», déclare Ghizlaine Elmanjra, présidente de la commission entrepreneuriat social de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) et DG de Moroccan Origin.
Par ailleurs, si un grand nombre de femmes n’accèdent pas aux postes de responsabilité, soit par discrimination soit par contraintes familiales, certaines entreprises font exception. «Je ne pense pas que les métiers ont un genre, d’ailleurs notre exemple est très concret. Des femmes ont toujours occupé des postes jugés difficiles. Je pense aussi que de manière générale, tous les métiers se valent et l’idée c’est d’offrir l’égalité des chances et non l’égalité des genres», relève Ilham Berrada, directrice du capital humain et membre du comité exécutif de Wafasalaf.


 «#hya» pour promouvoir la mixité des métiers

«Les métiers ont-ils un genre ?», telle est la thématique choisie par Wafasalafa pour la cinquième édition de son Cycle de conférences annuel «#hya». L’événement a réuni, le 19 mars dernier à Casablanca, des intervenants de divers horizons, notamment Leila Rhiwi, représentante du Bureau multi-pays de l’ONU-Femmes pour le Maghreb, Ghizlaine Elmanjra, présidente de la commission entrepreneuriat social de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) et DG de Moroccan Origin, Anne-Gaël Ladrière, consultante en stratégie de marque et experte des enjeux de la diversité, Mehdi Alioua, sociologue et professeur-chercheur à l’Université Internationale de Rabat (UIR). Sans oublier le témoignage poignant et très inspirant de Kawthar Benatia, commandant de bord à la Royal Air Maroc, et la présentation de Narjis Hilale, professeur, executive coach et auteur du livre «Woman’s Essential Box for the Corporate World». C’était donc une occasion de créer un espace d’échanges et de réflexions autour de la thématique et ainsi contribuer à faire bouger les lignes sur la question des genres en milieu professionnel. «“#hya” est un événement sur la mixité des genres. À Wafasalaf on est fier d’être à 52% de femmes et 48% au niveau du Top management», a déclaré fièrement Ilham Berrada, directrice du capital humain et membre du comité exécutif de Wafasalaf. Un sentiment de fierté porté également par le PDG du groupe Attijariwafa bank, Mohamed El Kettani, qui a rappelé à l’occasion que le groupe emploi 43% de femmes et ambitionne de dépasser les 50%. El Kettani a aussi révélé que l’égalité hommes-femmes est l’un des principes importants du groupe et qu’il désire avoir une parité au sein du comité directionnel. «Notre groupe est fier de ses femmes parce que sans elles nous n’aurions pas réalisé ce que nous avons accompli aujourd’hui», a-t-il déclaré. Et d’affirmer : «Les femmes qui élèvent leurs enfants dans des conditions difficiles sont capables d’exercer tous les genres de métier».


Entretien avec Mehdi Alioua, sociologue et enseignant chercheur à l’Université Internationale de Rabat (UIR)

«Les métiers n’ont un genre que parce qu’ils sont investis par des personnes genrées»

Mehdi Alioua, sociologue et enseignant  chercheur à l’Université Internationale de Rabat.

Management & Carrière : Est-ce que les métiers ont un genre ?
Mehdi Alioua : Il faut d’abord comprendre ce qu’est le genre : il s’agit d’une construction sociale des rôles et des conduites, dites féminines ou masculines. On ne nait pas fille ou garçon, on apprend à le devenir. En intériorisant ces rôles et en les performant, on est intégré dans la société. C’est-à-dire qu’il y a un sexe biologique, mais il y a aussi un sexe social que l’on appelle 
le genre. 
C’est la construction sociale qui fait qu’on a des attitudes et des comportements de femmes ou d’hommes. Or pour pouvoir construire une société, on construit des normes sociales, des rôles sociaux qui s’imposent aux individus et donc les métiers ont un genre et ce n’est pas grave. Le problème est de savoir si cela participe à une inégalité. Est-ce que ça sépare les hommes des femmes ? Est-ce que les hommes ont de meilleurs métiers que les femmes ?... Le problème est à ce niveau-là. Les métiers qui sont les mieux payés, les mieux rémunérés sont souvent occupés par les hommes ou sont des métiers d’hommes, alors que les métiers les moins payés, les moins rémunérés ou même des métiers sans contrat de travail sont souvent occupés par les femmes. Toutefois, ce qui est intéressant c’est que de plus en plus de femmes réussissent. Par exemple, les femmes réussissent mieux au baccalauréat, mais en observant les grandes écoles d’ingénieurs et de prépas, on va trouver qu’il y a plus de garçons que de filles. Et quand on s’intéresse aux lauréats de ces établissements, ceux qui font les plus grandes carrières sont encore une fois plus les hommes que les femmes. Donc, les quelques femmes qui arrivent à se hisser là-dedans, elles sont relativement égales aux hommes, mais sont tellement peu nombreuses par rapport à la masse de femmes qui pourraient exercer ces métiers, que la question se pose de savoir pourquoi les femmes sont discriminées sur le marché de l’emploi.

Quels sont ces métiers typiquement féminins dont on parle ? Sur quelle base se fait cette distinction ?
 Les métiers n’ont un genre que parce qu’ils sont investis par des personnes «genrées». Souvent, cela relève de ce que les sociologues appellent la division sexuelle du travail où en fonction de son genre on va occuper des postes et des métiers différents, notamment du fait qu’on va rajouter des tâches, des charges supplémentaires, comme les travaux domestiques et l’éducation des enfants, aux femmes. Cela limite alors leur possibilité d’investir certains métiers et les pousse vers d’autres métiers où pourront mener de front la vie de famille et la carrière. C’est un problème que ne se posent pas vraiment les hommes dans leur choix de carrière. L’enseignement, par exemple, n’est pas à proprement parler un métier féminin, mais il se féminise de plus en plus, car les horaires et les vacances scolaires permettent aux femmes de mener ces charges supplémentaires qui ne sont pas équitablement partagées avec les hommes. Pourtant, du msid au alem, c’était avant un métier strictement masculin. Il se ne féminise pas à cause de son contenu ni de sa nature supposée, mais de son organisation plus propice aux charges supplémentaires des femmes. Mais, on y retrouve aussi un rapport hiérarchique qui fait que plus vous montez dans les classes de niveau scolaire, moins il y a de femmes… comme s’il était plus prestigieux d’enseigner à l’université que d’apprendre à lire à des enfants de six ans et que le prestige n’en revient qu’aux hommes ! Pour les autres métiers qui ne permettent pas aux femmes de dégager du temps, il faut alors trouver des femmes qui vont les remplacer pour ces charges supplémentaires, car ce n’est qu’exceptionnel que les hommes le fassent. C’est aussi une des raisons de l’augmentation de l’âge du mariage au Maroc et du nombre de célibataires.

Comment les femmes peuvent-elles changer la donne et s’imposer dans tous les métiers de leur rêve ?
Pour ce faire deux choses essentielles. Il faudra d’abord que l’État, directement ou indirectement, puisse garantir, pour toutes et pour tous, des droits sociaux : une éducation de qualité, un contrat de travail pour toutes et tous, des salaires plus décents, de vraies retraites et une sécurité sociale efficace, des places en crèche pour les enfants et des accompagnements parascolaires (cantine, cours de soutient, maison de jeunes, etc.). Cela va permettre, d’un côté, de dégager du temps aux mères pour leur carrière tout en assurant, d’un autre côté, l’épanouissement des enfants. Mais en plus, il faudra aussi une redéfinition de la division sexuelle du travail. Il n’est pas normal que les hommes passent leur temps au café pendant que les mères, les sœurs, les épouses s’occupent des charges supplémentaires. Évidemment, l’éducation, dont j’ai parlé, permettra aussi de conscientiser filles et garçons à l’égalité et au partage, et cela passera alors par des interactions sociales plus intimes. Ce seront les couples qui définiront ce rééquilibrage, dont le modèle sera transmis aux enfants. Mais cette intimité n’est pas encore entièrement accessible aux sociologues. C’est une histoire qui est en train de s’écrire et on ne saura pas avec exactitude ce qu’elle donnera. Et puis, ces négociations intersexes sont perturbées par un manque de liberté sexuelle qui complique la redéfinition des rôles conjugaux (on ne peut essayer les rôles conjugaux qu’en se mariant, d’où l’augmentation des divorces) et par un mode d’organisation du travail qui ne limite pas la division sexuelle de travail, mais au contraire, la renforce.

Le problème qui se pose en général a un lien avec les mentalités et les us et coutumes sociaux. Pensez-vous que le changement peut s’opérer dans les quelques années à venir ?
Je ne pense pas que ce soit un problème de culture ou de mentalité. C’est un raccourci un peu facile. La question est essentiellement économique : notre type d’économie oblige une certaine organisation sociale qui ne peut plus être comme l’ancienne. Comment une famille peut-elle vivre dignement à Casablanca ou Tanger avec un seul salaire, à part quelques exceptions ? On oblige donc les femmes à entrer dans l’activité salariale, sauf qu’il y a un nombre d’obstacles très compliqués à franchir. C’est pourquoi la majorité des femmes marocaines, bien plus que les hommes, travaillent sans contrat de travail et souvent avec des salaires de misère, voire sans salaire, ni reconnaissance sociale. La pauvreté touche plus les femmes que les hommes par exemple. Or dans une société, que nous le voulions ou non, nous sommes interdépendants. Il y a des conséquences à cette domination économique des femmes et cela a très peu à voir avec les mentalités qui n’en sont généralement que les résultats. Je ne remets pas en cause le fait que le patriarcat durcit la domination masculine, mais que ce n’est pas le principal problème. L’économie capitaliste produit elle aussi une domination sur les femmes. Pour s’en libérer, il faut une autre approche, un autre modèle de développement, pour reprendre les mots du Chef de l’État, Sa Majesté le Roi. C’est à la collectivité de corriger les défauts d’un système, en régulant l’économie par exemple, en accompagnant les plus fragiles en priorité, en garantissant l’égalité des chances, etc. L’État social change très rapidement et en profondeur les rapports hommes femmes, car si les femmes n’ont plus autant besoin des hommes pour réussir, ces derniers devront faire des efforts et accepter de partager les charges familiales au risque sinon de finir inamovibles sur une chaise de café comme de vieux célibataires aigris. 

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