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«Le point le plus important c’est d’enseigner à nos élèves comment apprendre à apprendre»

«Le point le plus important c’est d’enseigner  à nos élèves comment apprendre à apprendre»
Reportage photos : Mohssine Kartouch, Hicham Seddik et Hassan Sradni

J’étais extrêmement heureuse de pouvoir vous rejoindre sur un sujet qui, je crois, est absolument essentiel, pas simplement à ce pays mais à toutes nos sociétés et pour lequel je trouve que les panels que vous avez constitués aujourd’hui sont d’une immense qualité et devront normalement nous éclairer, à la fin de cette journée à laquelle j’ai le plaisir d’assister. Je suis honorée parce que d’abord, je vois dans la salle des acteurs de ce continent africain qui sont des acteurs à la fois du monde économique, de l’entreprise, du développement, de l’éducation, etc. Et je crois, en effet, qu’on a besoin de mêler l’ensemble de ces acteurs pour aborder avec le plus de lucidité possible la grande question qui nous occupe, à savoir l’investissement dans l’immatériel et le savoir. C’est-à-dire en réalité, la richesse dans laquelle il n’en est pas d’autres, c’est-à-dire le développement humain. 
Puisque monsieur le ministre Amzazi citait le Président Carter, moi j’irai chercher peut-être un peu plus loin dans l’histoire en remontant au 7e siècle av J-C. Je ne sais pas si vous connaissez ce sage chinois Guanzi qui disait : “Si tu veux une année de prospérité, cultive du riz ; si tu veux dix années de prospérité, cultive des arbres ; mais si tu veux cent ans de prospérité alors éduque des hommes.» 
Cette phrase dit tout et je pourrais quasiment m’arrêter là, mais ce ne serait pas rendre justice à ceux qui, après Guanzi, sont venus dire la même chose peu ou prou mais avec des mots plus adaptés à notre actualité. Et s’il fallait retenir un mot, j’irai cette fois-ci le chercher dans le rapport de la banque mondiale : “A l’heure de l’économie du savoir et de la révolution numérique, la richesse des nations est moins le résultat du volume cumulé du travail ou du capital physique que de la qualité des institutions, de l’expertise et du savoir, ainsi que des normes d’action collective».

L’objet de cette journée, c’est donc d’aller dans le fond de ces suggestions, de ces préconisations de la Banque mondiale, et elle n’est d’ailleurs pas la seule à le dire, et de prendre le temps de savoir comment y procéder. Je suggère de commencer par nous demander si on veut vraiment y aller. Est-ce qu’on ne se trompe pas ? Est-ce que finalement la direction que nous envisageons d’emprunter est aussi vertueuse qu’on le pressent ? Est-ce que nous sommes certains que cette voie est sans danger et qu’il faut opter pour ce nouveau paradigme ? 
Je vous pose la question un peu à la manière rhétorique, mais pas que ! Parce qu’au fond quand on réfléchit bien, souvent dans le passé les recommandations qui ont été faites par les plus brillants prospectivistes de la terre se sont révélées pour le moins discutables quand elles n’ont pas eu des conséquences catastrophiques sur certains peuples. Je pense à la vénération du monde de la finance internationale pour une libéralisation soi-disant heureuse et sans limites de l’économie mondiale, qui n’a pas tardé à se transformer en cascades de désastres économiques et sociaux dont les pays pauvres ont été les premières victimes. D’une certaine façon, ce type de recommandations à l’époque, qui étaient partagées par tous les prospectivistes pourtant, et bien ont eu comme effet de créer une situation intangible. Le rapport d’Oxfam par exemple rappelle régulièrement cette situation dans laquelle 82% des richesses produites en 2017 bénéficiaient aux 1% des plus riches de la population mondiale. Donc il est des chemins qui nous sont présentés, qui en réalité n’offrent finalement que peu d’opportunités aux peuples. 
S’agissant de ce chemin-ci, peut-être que c’est une bonne chose d’y aller. C’est sans doute une bonne chose pour un pays comme celui-ci de se projeter, de se réinventer dans un nouveau modèle de développement basé sur l’innovation technologique, l’hyper-connectivité, l’intelligence artificielle et tout ce qui sera abordé aujourd’hui. Mais cette fois-ci, faisons-le en mobilisant toute l’intelligence de ce pays pour tirer les leçons du passé et prendre garde aux fausses bonnes idées en soupesant les risques même s’ils ne sont pas tous prévisibles évidemment pour mieux développer les antiviraux nécessaires à temps. 
Lorsqu’on parle de risques ou de situations de manière générale, qui ne sont pas si facilement prévisibles, c’est bien de temps en temps de recourir aussi aux artistes parce qu’on voit dans la liste des acteurs qu’il faut associer à la réflexion, bien sûr, les intellectuels, les chercheurs, les scientifiques, la société civile, les artistes les romanciers, les utopistes… ceux qui sont capables de nous projeter dans un univers imaginaire sont aussi très utiles dans ce type de situation. Donc développer les antiviraux nécessaires si jamais le monde dans lequel nous nous projetons ne devait pas être qu’un long chemin de roses, c’est extrêmement important. 
L’enjeu pour le Maroc, me semble-t-il, qui est un pays pour le suivre bien de près et depuis longtemps et dont je sais à quel point il est porteur de multiples initiatives en matière d’éducation, de modernisation de sa recherche, de développement des compétences… C’est qu’en même temps qu’il effectue ce saut résolu dans cette ère du savoir et de l’innovation technologique, de toujours se demander quel modèle ambitieux et inédit de transformation sociétale doit accompagner cette ère pour lui permettre d’éviter de créer ou de creuser de nouvelles vulnérabilités. Si cette dynamique est empruntée, elle sera immense et elle permettra de développer et concevoir un modèle qui puisse donner à ce pays un rôle de leadership incontestable sur le continent et sans doute bien au-delà. 
Parce que très nombreux sont les pays qui n’ont pas encore trouvé le Graal, s’agissant de cette ère de l’immatériel.
Quand je regarde les intitulés de vos panels, j’ai le sentiment qu’au fond vous vous êtes posé les mêmes questions que moi. Vous vous demandez par exemple dans le premier panel, comment faire en sorte que l’éducation et la technologie soient les leviers de l’édification d’une société d’une économie du savoir. Est-il suffisant pour cela de mettre en place un système éducatif basé sur l’encouragement de l’esprit d’innovation, de création et d’interactivité ? Ce dont je suis certaine c’est que oui. Les jeunes, nos jeunes dans tous les pays, doivent maitriser l’outil informatique dans son état actuel et anticiper son état à venir. Cela plaide en matière de système

scolaire pour une présence d’outils informatiques. On ne peut pas étudier dans des écoles en mode avion dans lesquelles on ignorerait complètement ces outils. 
Or, recourir à tous ces outils impose d’avoir des établissements scolaires en capacité de les accueillir. Cela implique aussi de veiller à ce que les professeurs soient formés, parce que sans formation des enseignants, ces outils ne seront malheureusement que des gadgets. 
Donc oui, nos jeunes doivent maitriser ces outils informatiques, mais au-delà, il faut leur éviter surtout d’être des victimes d’une fracture numérique d’un genre nouveau. Celle qui entretiendrait l’idée d’une irréversible supériorité de la technologie sur l’humain. Je crois que c’est évidemment à ça qu’on s’expose comme risques quand on ne comprend pas comment la technologie fonctionne.  Pour éviter ce risque de «techno-fascination», au-delà de l’informatique en tant que tel, c’est véritablement la pensée informatique qu’il faut enseigner aux élèves et derrière la pensée informatique, un enjeu absolument magistral : l’éthique. 
Les jeunes générations, si on veut qu’elles fassent de l’intelligence artificielle une alliée pour répondre aux défis auxquels notre humanité est confrontée, il faut qu’elle puisse maitriser ces nouvelles technologies dans un cadre éthique parfaitement compris. L’avenir se jouera dans leurs capacités à articuler en conscience : science, technique, philosophie, éthique… de sorte que ces disciplines puissent interagir en permanence et préserver les hommes d’une nouvelle aliénation. Ce que pour l’instant la plupart des pays ont construit en matière d’éducation à l’informatique néglige encore trop cet aspect des choses. Honnêtement, apprendre à coder, faire du code, rien que du code, toujours du code, ne mène pas à grand-chose alors que dans dix ans, la programmation en langue naturelle sera systématique et l’informatique sortira du règne du binaire pour entrer dans le monde de la superposition quantique.

Pour essayer de répondre à la question que pose votre panel, je dirai que ce qu’il y a de plus important pour un pays dont l’éducation et les technologies sont les piliers d’une économie du savoir, c’est de pouvoir s’adapter rapidement aux évolutions constantes du marché de travail qui pour la plupart proviendront des évolutions technologiques, et ce, afin de développer chez nos jeunes générations cette capacité d’adaptation et d’apprentissage en continu. D’ailleurs, il me semble que le point le plus important c’est d’enseigner à nos élèves comment apprendre à apprendre.
Monsieur le ministre, je pense, sera d’accord avec moi, cet enseignement doit impliquer toutes les parties prenantes du système éducatif qui doivent mobiliser une part de leur attention sur la capacité à apprendre, parce que c’est cela qui leur permettra par la suite de s’adapter. Les responsables de formation, à mon avis, doivent enseigner les deux besoins suivants : le premier, on l’a évoqué rapidement c’est le besoin en aptitudes techniques, souvent spécifiques ; et le deuxième c’est le besoin en aptitudes douces, c’est-à-dire notre aptitude à nous les humains à faire toutes ces choses que les machines ne pourront jamais faire à notre place. À savoir interagir avec d’autres humains, être créatifs et pouvoir comprendre et respecter les règles d’éthique.
S’agissant de la deuxième question que vous vous posez dans vos deux autres panels. Vous dites que l’ampleur de la transformation sociétale qu’appelle l’économie du savoir pose la question de mobilisation de toutes les forces vives de ce pays. Je suis absolument d’accord et je pense même que toute la société doit être mobilisée autour de ce nouveau paradigme. Par ailleurs, ce nouveau paradigme ne signifie pas que soudain du jour au lendemain, nous n’aurions plus d’agriculteurs, d’infirmières ou de coiffeurs parce que tout sera devenu immatériel. Non. Mais les métiers et les fonctions sociales ont eu beau évoluer à travers le temps, la réalité c’est qu’ils répondent toujours aux mêmes besoins individuels, collectifs et sociaux à savoir se nourrir, se vêtir, se loger, se former, se soigner, être pris en charge. Donc cette économie du savoir et de l’innovation technologique dont nous sommes en train de parler n’est là que pour répondre au mieux à ces besoins qui existeront toujours.

Encore faut-il pour cela que tout ce petit monde dialogue. Est-ce qu’un tel lieu ou cercle de dialogue existe entre les gens qui n’ont parfois rien à voir les uns avec les autres ? Pas forcément. Je pense que s’il y avait une recommandation à faire, ça serait de créer un lieu comme celui-là. En effet, souvent c’est par la force du hasard, des rencontres interpersonnelles que naissent des idées excellentes. 
Le deuxième point serait de veiller à ne pas réserver à un groupe à part l’apprentissage des nouvelles technologies dont nous parlons. C’est pour ça que quand j’étais ministre de l’Éducation en France, je m’étais refusée à l’idée que cette éducation numérique soit réservée à une filière ou à un type de lycée. Je pensais que ça devait être transversal à toutes les filières littéraires et scientifiques. 
Donc l’idée est de ne pas cantonner l’éducation et les nouvelles technologies à une filière, ni à la seule formation initiale. Évidemment, l’éducation des nouvelles technologies doit également concerner la formation continue dans la mesure du possible. Toutes nos sociétés gagneront à aller vers un monde où on peut se former tout au long de sa vie et notamment sur ce sujet.  C’est à la fois dans toutes les filières et à tous les âges de la vie qu’on doit apprendre les nouvelles technologies, et ce, accompagnés dans cette dynamique par tous les acteurs potentiellement capables de le faire.

Enfin, et ça ne vous étonnera pas de ma part, si on veut vraiment entrainer l’ensemble de la société à cet écosystème, de grâce ne pas laisser s’installer les biais genrés. Ce n’est pas adressé particulièrement à ce pays, mais c’est qu’aujourd’hui 88% des algorithmes relatifs à l’intelligence artificielle ont été conçus par des hommes.  Ce que ça signifie, c’est que ces algorithmes qu’on trouve dans notre vie quotidienne nous pondent des choses complètement biaisées dont lesquelles les femmes n’ont pas les places qu’ils devaient avoir. On y parle d’UN médecin, d’UNE infirmière, d’empathie pour les femmes et de charisme pour les hommes comme si le contraire ne pouvait pas exister. Ces biais genrés sont évidemment dus à la sous-présentation des femmes dans le monde de l’économie du numérique. Encore une fois, je ne vous fais pas la leçon. Je suis la première à me désoler que dans mon propre pays en France, seulement 10% d’entrepreneurs de l’économie numérique sont des femmes. C’est absolument ridicule. Mais si je vous en parle ici, c’est que je constate que dans un pays comme la Chine, elles sont plus de 55%. Donc c’est faisable. L’avantage d’une révolution qui reste à écrire, comme celle dont vous parlez aujourd’hui pour le Maroc, c’est qu’on peut tenir la plume et veiller en effet à ce qu’il ait de la diversité, du foisonnement, de la créativité dans tout ce qu’on peut construire autour de cette économie de l’immatériel. Et pour qu’il y ait de la diversité, il faut qu’il y ait des femmes et des hommes évidemment.
En guise de conclusion, je voudrais partager avec vous une conviction. Innovation ne signifie pas systématiquement progrès et l’enjeu pour le Maroc c’est de se servir de l’innovation pour renouer avec l’idée du progrès pour tous, et je sais que vous y êtes attachés. 

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