Menu
Search
Vendredi 29 Mars 2024
S'abonner
close
Vendredi 29 Mars 2024
Menu
Search
Accueil next Culture

«Celui qui se connaît lui-même, celui-là connaît son Seigneur»

Quelques siècles avant Ibn Arabî, un autre penseur soufi, al Hakîm at Tarmidhî (m. 910), va aborder cette question des différents degrés d’approfondissement de soi en se basant sur une interprétation en ce sens, à partir du Coran. At Tirmidhî considère qu’il y quatre degrés de plus en plus profonds de la réalité de l’âme humaine, qui vont de la conscience la plus extérieure à la plus intérieure et qui sont, selon les termes coraniques : as-sadr (la poitrine), al qalb (le cœur), al fuâd (le fond du cœur) et al lubb (la quintessence).

«Celui qui se connaît  lui-même, celui-là connaît son Seigneur»

Il s’agit là d’une parole de sagesse souvent citée et commentée par les soufis et en l’occurrence le grand maître du soufisme, né au 12e siècle à Murcia, Ibn Arabî. Il s’agit en somme d’une connaissance méditative, je dirais même «illuminative» dans le sens où elle procède d’une prise de conscience de soi, une clarification intérieure, qui mène à un perception de plus en plus approfondie de notre être, de notre identité véritable. Quelques siècles avant Ibn Arabî, un autre penseur et soufi, al Hakîm at Tarmidhî (m. 910), va aborder cette question des différents degrés d’approfondissement de soi en se basant sur une interprétation en ce sens, à partir du Coran. At Tirmidhî considère qu’il y a quatre degrés de plus en plus profonds de la réalité de l’âme humaine, qui vont de la conscience la plus extérieure à la plus intérieure et qui sont, selon les termes coraniques : as-sadr (la poitrine), al qalb (le cœur) , al fuad (le fond du cœur) et al lubb (la quintessence). Le terme «qalb» peut regrouper tous ces degrés en tant qu’il désigne le «dedans», la vie intérieure en général. Nous ne citerons ici que les passages qui contiennent les termes en question en donnant cependant la référence des versets où ils se situent.

Sur la poitrine : as sadr
La «poitrine» représente l’image physique de la partie la plus extérieure de l’être. Dans le langage coranique, il est fait une distinction entre poitrine et fond des poitrines (dhât as sudûr), lequel en représente d’une certaine façon l’antichambre, celle où les pensées restent cachées : «Allah ne connaît-Il pas ce qu’Ils cachent ? Il connaît le contenu du fond des poitrines (Cor. 11/5)». C’est dans la poitrine que surgissent (du verbe sadara) les pensées dans la conscience immédiate.
En l’absence d’une démarche spirituelle le «sadr» demeure le siège de l’âme despotique (an nafs al ammâra) dont l’une des caractéristiques est l’orgueil : «Ils n’ont que de l’orgueil dans leurs poitrines (Cor. 11/56)». À l’origine le «sadr» est le «lieu» (niveau de conscience) où se situe l’Islâm dans le sens d’une remise de son âme entre les mains de Dieu : «Allah ouvre à l’Islâm la poitrine de celui qu’il veut diriger (Cor. 6/125)». Puis s’établit tout le processus d’éclaircissement ou de purification : «... afin qu’Allah éprouve ce qui se trouve dans vos poitrines et qu’Il en purifie le contenu (Cor. 3/154)». Ce processus est en même temps une thérapie divine : «Nous avons arraché de leur poitrine la haine qui s’y trouvait encore (Cor. 7/43)».

Sur le cœur : al qalb
Le cœur représente le centre subtil de l’être que la vie spirituelle a justement pour but d’éveiller. Dans son acception générale, il est le lieu de l’intuition, de la vision et des états de conscience intérieurs. Et bien évidemment le premier de ces états qui est celui de la foi : «Mais Allah vous a fait aimer la foi, Il l’a fait paraître belle à vos cœurs (49/7)». Avant de signifier «jurisprudence» le mot «fiqh» est d’abord dans le Coran une intellection, une intelligence, du cœur. C’est ce que montre a contrario le verset suivant : «Ils ont des cœurs avec lesquels ils ne comprennent pas (Cor. 7/179)». Ou encore : «Ce ne sont pas leurs yeux qui sont aveugles, mais ce sont les cœurs dans leurs poitrines qui sont aveugles (Cor. 22/46)».
Le Coran mentionne également les états de conscience du cœur que l’expérience spirituelle permet de goûter dans leur plénitude : la paix (as sakîna), la piété (at taqwâ), la crainte (al wajal), la dévotion (al khushû’), la tendresse (al layn), l’apaisement (at tama’nîna), la purification (at tamhîs) et la pureté (at tahâra). Si le niveau de conscience du «sadr» (poitrine) est le lieu où prennent forme les pensées et se déterminent les actions, le cœur est celui de l’intention (niyya) sous-jacente. Une action qui n’est pas accompagnée d’une intention droite n’a du point de vue spirituel aucune valeur. Un hadith dit que Dieu ne regarde pas les actions des hommes, ni leurs formes (suwar), mais regarde leurs cœurs. Les Soufis tirent en général une autre conséquence du sens étymologique du verbe «qalaba» qui veut dire «retourner» : «Les cœurs, dit un hadith, sont entre deux doigts du Miséricordieux (ar-Rahmân). Il les retourne comme Il veut». Dans ce sens le cœur devient le lieu d’une âme, une conscience, inspirée : «Par une âme ! comme Il l’a modelée en lui inspirant (ce qu’est) son libertinage et sa piété (Cor. 91/7)». La connaissance que reçoit ainsi le cœur ne relève plus de la science ordinaire extérieure, comme dans le cas du «sadr». Elle relève de l’inspiration divine (Ilham). C’est à partir du cœur ainsi entendu que commence réellement ce chemin de connaissance de soi. Il se situe, selon les soufis, au troisième degré de la foi qui est celui de l’ihsân (la voie du perfectionnement spirituel).

Sur le fond du cœur : al fuâd
Le fuâd est corrélatif à la vision : «Le fuâd (le fond du cœur) n’a pas démenti ce qu’il a vu (Cor. 53/11)». En tant qu’œil du cœur, organe de vison, la station spirituelle du fuâd est d’emblée celle de l’excellence (ihsân). Cette station est décrite dans le hadîth dit de Jibrîl comme suit : «L’ihsân est d’adorer Allâh comme si tu Le voyais car si tu ne Le vois pas, Lui te voit». En outre, le fuâd est le lieu (station) de l’âme apaisée. Le terme itmi’nân qui est traduit ici par apaisement pourrait indiquer le soulagement (et apaisement) retrouvé lorsqu’on est enfin rassuré sur le sort d’une personne qui nous est chère. Ce sentiment est porté à son optimum lorsque nous voyons enfin directement la personne en question. Il s’agit donc de l’apaisement du cœur après une période de trouble et d’agitation.
C’est ce sens que nous retrouvons dans ce verset concernant Abraham : «Mon Seigneur ! Montre moi comment Tu rends la vie aux morts. Il répondit : Ne crois-tu pas ? Il répondit : Oui , je crois, mais c’est pour que mon cœur soit apaisé (Cor. 2/260)». L’apaisement est donc corrélatif à la vision directe, à la contemplation. Le cœur «comprend» (yafqahu) et est donc le lieu de la science appelée ilm al yaqîn (la science de la certitude). Le fuâd (fond du cœur) «voit» et devient ainsi le lieu de la science appelée ‘ayn al yaqîn (l’œil de la certitude). Nous retrouvons ces deux termes dans le texte coranique (102/5-6-7).

Sur la quintessence : al lubb
Ce stade est celui qui est désigné par les soufis comme celui du haqq al yaqîn (la vérité de la certitude). Lieu profond et subtil de l’intelligence spirituelle que les soufis appellent «sirr» , lieu qui reste «secret»,  insaisissable : «Il (Allâh) donne la sagesse à qui Il veut. Celui à qui la sagesse a été donnée bénéficie d’un bien considérable. Seuls s’en souviennent ceux qui sont doués d’intelligence (littéralement ceux qui possèdent le lubb, Cor. 2/269)». En tant que quintessence  de la connaissance, le lubb est le lieu de l’âme apaisée (mutma’inna) , satisfaite (râdiyya), agréée (mardiyya). Termes qui sont issus du verset suivant : «Ô  toi ! âme apaisée ! Retourne vers ton Seigneur satisfaite et agréée... Cor.89/27-28).»
Le lubb est très souvent cité dans le Coran. Il représente toujours une qualité positive.  Dans des interprétations philosophiques il est assimilé à l’intellect (al’aql). Celui-ci n’est cependant pas seulement assimilable à la raison qu’il embrasse et dépasse dans le sens où il perçoit le «pourquoi», la finalité dernière des choses et non pas seulement, comme la raison,  le «comment» à partir de l’établissement de lois qui en décrivent le fonctionnement. C’est dans les sciences  exactes le rôle dévolu aux mathématiques.
C’est toute la différence qui est établie dans le soufisme entre la ma’rifa, connaissance spirituelle ou sagesse, et le ‘ilm, la science ou le savoir. Ces deux nouveaux termes sans s’exclure ou s’opposer peuvent entrer dans une relation dialectique, fructueuse et créative. C’est le paradigme qui était dominant à certains «âges d’or» de la civilisation de l’Islam comme en Andalousie ou à certains moments de l’époque abbasside.

Par Faouzi Skali

 

Lisez nos e-Papers