Par Abdelmalek Alaoui, Auteur et essayiste, Abdelmalek Alaoui est président de l’Institut marocain de l’intelligence stratégique (www.imis.ma).
«Un berbère, c’est un Marocain plus». Avec son sens de la formule ciselée au couteau, Mahjoubi Aherdane aimait d’emblée déstabiliser son interlocuteur, avant de le prendre par la main et de l’embarquer dans son univers unique d’homme «global», où la culture et l’érudition occupent une place fondamentale, mais où la politique n’est jamais bien loin. Avec sa disparition, une page de l’histoire se referme à jamais, et Mahjoubi Aherdane s’en va rejoindre le panthéon national des grands hommes du Maroc, laissant une nation orpheline de sa voix souvent intransigeante, plus rarement ombrageuse, et toujours radicalement nationaliste.
De l’homme politique, du militaire, du résistant puis de l’homme d’État, beaucoup de choses ont été dites et écrites. Inutile ici de les détailler, car une encyclique n’y suffirait pas. Indiscutablement, il aura marqué l’histoire contemporaine du Royaume et mérite à ce titre notre reconnaissance pleine et entière. L’homme privé, quant à lui, ne se dévoilait que dans un cercle de confiance, un périmètre au sein duquel n’existait ni tribalisme, ni régionalisme, ni particularisme, et où l’expression libre était de mise, pourvu qu’elle soit défendue avec talent.Un «cosmopolite enraciné»
Ouvert sur le monde et cosmopolite, il n’en était pas moins farouchement enraciné. Bien avant que la formule «tradition et modernité» ne devienne l’une des marques de fabrique du Maroc des années 1970, il incarna de manière décomplexée cette capacité précieuse à allier la culture millénaire du Royaume avec les évolutions du monde. À ce titre, bien qu’ayant combattu la colonisation avec vigueur, il n’hésitait pas à écrire en français et à s’emparer des codes impressionnistes dans sa peinture exigeante. Ces deux passions – qu’il avait en partage avec Winston Churchill – étaient pour lui plus qu’un exutoire, un véritable antidote aux soubresauts de la vie politique.Figure tutélaire du Mouvement populaire, il détestait plus que tout la politique «politicienne», concentrant l’essentiel de son action et de sa pensée sur les grands sujets qui ont traversé le Maroc post-indépendance, réaffirmant sans relâche la centralité de la culture et de la recherche de la connaissance, et laissant sa porte toujours ouverte aux nouvelles générations. Ambitieux pour son pays, qu’il défendra bec et ongles chaque fois qu’il fut attaqué, il ne nourrissait en revanche que peu d’ambition personnelle et était imperméable aux honneurs et à l’apparat du pouvoir. Menant une vie frugale, détachée des biens matériels, il fut, à tous les égards, une figure emblématique d’une «certaine idée du Maroc» dans une classe politique où il faisait office de personnalité inclassable.Oracle sans être gourou, Mahjoubi Aherdane avait identifié, bien avant beaucoup d’autres, certains maux qui allaient émailler le Maroc contemporain. Pour lui, la nation était indivisible et la décentralisation indispensable pour être au plus près des territoires. Pour lui, nos identités multiples sont une source de richesse et non de division. Enfin, pour lui, le Trône est le barycentre du Maroc, la garantie absolue que les extrémismes sous toutes leurs formes ne peuvent exister et prospérer dans la Nation de l’«Islam du milieu».Son attachement indéfectible au Trône et à ses trois dépositaires successifs que furent Feus Leurs Majestés Mohammed V et Hassan II puis Sa Majesté le Roi Mohammed VI est un témoignage vibrant de cette conviction chevillée au corps. Cette loyauté indiscutable lui conféra d’ailleurs, tout au long de sa vie, la possibilité de s’exprimer en homme libre, de «dire son mot» lorsqu’il était en désaccord. Souvent, il fut entendu. Puisque l’homme privé était consubstantiel de l’homme public, ayons ici une pensée émue pour sa famille, son ultime «tribu» et le cercle aujourd’hui inconsolable sur lequel il s’appuyait sans toutefois s’y replier.À l’heure où la nation pleure la disparition du dernier représentant d’une génération qui a contribué non seulement à libérer le pays, mais a également œuvré de manière positive à sa construction, formons le vœu que les messages de responsabilité, de probité, d’ouverture et de tolérance que nous laisse Mahjoubi Aherdane vivront en nous à jamais. Espérons aussi qu’ils chemineront plus particulièrement au sein d’une classe politique qui est désormais confrontée à un tournant décisif de l’histoire.