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La passion de Hallâj

À travers un travail monumental, qui lui valut d’occuper la chaire de sociologie musulmane au Collège de France, Louis Massignon a voulu rendre cette grande figure d’al Hallâj à l’histoire de l’Islam, à une époque où elle y était passablement oubliée. Mais aussi montrer, à travers ou en dépit de cet exemple, assez exceptionnel, comment le soufisme trouvait ses sources et ses racines dans les bases scripturaires du Coran et de la Sunna. En cela, cette conception différait sensiblement des thèses orientalistes alors en vogue.

La passion de Hallâj

Par Faouzi Skali

En 1922, l’islamologue et orientaliste français Louis Massignon va soutenir une thèse de doctorat qui fera date : «La passion de Hallâj». Cette thèse est aujourd’hui éditée par Gallimard en quatre volumes. Elle exprime une quête personnelle enflammée liée à une érudition vertigineuse qui nous fait entrer dans les méandres et le flux des mouvements des idées et des cultures qui s’entrecroisaient ou s’opposaient à Baghdad à l’orée du Xe siècle. Et rendre finalement compte du contexte et, en filigrane, des enjeux qui ont abouti à l’exécution publique du grand mystique et poète soufi, al Hallâj, en 922. C’est aussi une analyse fine et d’une haute facture littéraire des conséquences sur la pensée religieuse en Islam, et la pensée universelle en général, de cet événement qui va, pour longtemps, constituer un choc et un symbole majeurs.
Massignon fait partie de ces grandes figures qui ont joué un rôle important aussi bien au plan intellectuel que par leurs positions ou actions politiques en cette première moitié du XXe siècle. Il nous suffit de mentionner ici qu’il a rencontré et entretenu des liens avec des personnalités aussi diverses que Gandhi, Charles de Foucault, Abd al Halîm Mahmûd, alors recteur mythique d’al Azhar, Muhammed Iqbal ou Lawrence d’Arabie.
À travers ce travail monumental, qui lui valut d’occuper la chaire de sociologie musulmane au Collège de France, il a voulu, a-t-il dit, rendre cette grande figure d’al Hallâj à l’histoire de l’Islam, à une époque où elle y était passablement oubliée. Mais aussi montrer, à travers ou en dépit de cet exemple, assez exceptionnel, comment le soufisme trouvait ses sources et ses racines dans les bases scripturaires du Coran et de la Sunna. En cela, cette conception différait sensiblement des thèses orientalistes alors en vogue. Edgar Morin m’a rapporté la rencontre qu’il a eue, avec un groupe de jeunes étudiants de l’époque qui s’opposait à la guerre en Algérie, avec le grand orientaliste, connu pour ses positions militantes en la matière. 
Louis Massignon est mort en 1968. J’ai eu la chance, une dizaine d’années plus tard, de rencontrer à Paris l’une de ses principales disciples, Eva de Vitray Meyerovitch, qui est surtout connue pour être la principale traductrice de l’œuvre de Rumî, du persan en langue française. Cette relation s’est étalée sur près d’une vingtaine d’années jusqu’à ce qu’elle fut rappelée par Dieu en 1999. Eva, alors jeune assistante de Louis Massignon, me parlait souvent de l’influence qu’il a eue sur elle dans ses choix de recherche universitaire, en l’occurrence bien sûr autour de Rumî et de son œuvre, mais aussi auparavant par le fait de lui avoir fait découvrir une personnalité – philosophe, poète, mystique et homme politique – majeure du XXe siècle, Mohammed Iqbal. Elle a alors traduit, sur la demande de Massignon qui en fait ensuite la préface, un ouvrage qui fait référence : «Reconstruire la pensée religieuse de l’islam».
La remarque de Massignon était la suivante : la pensée d’Iqbal était l’une des rares qui tout en se ressourçant dans un grand patrimoine persan, arabe et indien, se distinguait de beaucoup d’autres à l’époque par sa capacité à relier ce patrimoine, et plus particulièrement l’œuvre de Rumî, à une pensée rompue aux arcanes de la philosophie occidentale. La conjonction en lui de ces deux mondes l’a amené à développer, ce qui figurait alors une quasi-exception, une approche d’une réforme de la pensée et de la société qui prend sa source dans une vision et une expérience spirituelles.
Pour lui, la pensée philosophique et les pensées poétiques et spirituelles doivent converger ensemble vers une meilleure appréhension du réel. Nous retrouvons ici des résonances avec la pensée complexe d’Edgar Morin. À la manière des écrivains anciens, Iqbal mêle dans ses écrits les analyses philosophiques aux envolées poétiques et mystiques :
«Quand l’amour accompagne l’intelligence, écrit-il, il devient l’architecte d’un autre univers 
Lève-toi et dessine un monde nouveau
Unis l’amour à l’intelligence».

L’œuvre d’Iqbal n’est pas sans nous rappeler cet appel de l’Émir Abdelkader qui, dans sa «Lettre aux Français» appelait à la nécessité d’une alliance entre Orient et Occident. Tout en déplorant cependant qu’à son époque, qui précédait de peu celle d’Iqbal, les esprits n’étaient pas assez mûrs pour cela. Il fut un temps, pas si lointain, où les travaux sur le soufisme ainsi que de nombreuses études et traductions ont fleuri sous l’influence de ces pionniers. On peut citer dans le monde francophone de nombreux exemples comme Henry Corbin, un autre disciple de Massignon, ou le remarquable travail de Michel Chodkieviz – ancien président des éditions du Seuil – et de sa fille Claude Addas, dans une approche qui allie spiritualité et érudition, pour faire connaître l’œuvre monumentale d’Ibn ‘Arabî.
Entretemps, le monde a cependant connu une évolution où les richesses de ces travaux et études ont été largement couvertes par le bruit du «choc des civilisations». Études, traductions et publications, même si elles existent encore, ne suscitent plus, au-delà des cercles les plus concernés ou spécialisés, le même engouement. Dans cette fonction de médiation entre l’Orient et l’Occident,  la culture du soufisme continue cependant d’être à l’œuvre, puisque cela fait partie de ses valeurs intrinsèques, pour développer  une capacité à trouver des passerelles, une reconnaissance naturelle et féconde des différences et de la diversité, là où peuvent s’installer des attitudes de rejet, de crispation et de conflit. Elle porte en elle cette aspiration à remplacer progressivement par un long processus de connaissance et de transformation de soi les logiques de la haine par celles de l’amour.
Le développement civilisationnel d’une société peut se mesurer à sa mise en œuvre des moyens par lesquels le plus simple citoyen peut avoir accès, par des relais multiples, certes, à une vie décente, mais également à un patrimoine, aussi large que possible, de connaissance, de culture et de sagesse. Ouvrir en somme la possibilité, selon l’aspiration réformiste d’Iqbal, de créer des modalités individuelles et collectives, en dépit d’innombrables épreuves et résistances, pour promouvoir une «civilisation» où se conjuguent amour et connaissance  :
Dieu :
J’ai fait le monde d’eau et d’argile,
Tu as fait l’Iran, la Tartarie et l’Éthiopie ;
J’ai placé dans le sol le minerai de fer,
Tu as fait l’épée, la flèche et le fusil ;
Tu as fait la hache pour l’arbre de la prairie,
Tu as fait la cage pour l’oiseau chanteur !
L’homme :
Tu as créé la nuit et j’ai fait la lampe,
Tu as créé l’argile et j’ai fait la tasse,
Tu as créé les déserts, les montagnes et les forêts,
J’ai fait les vergers, les jardins et les bosquets ;
C’est moi qui transforme la pierre en un miroir,
C’est moi qui transforme le poison en antidotes !
(Muhammad Iqbal) 

 

 

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