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Une pensée spirituelle articulée à notre temps

Le modèle de la science va connaître un changement étonnant au début du vingtième siècle après la découverte de l’univers quantique et du langage mathématique, largement contre-intuitif, qui devait en rendre compte. Dans cette révolution silencieuse, un élément épistémologique majeur doit être pris en considération. Désormais la séparation classique entre le sujet et l’objet n’était plus opérante, tout observateur détermine par le fait même de son observation la réalité observée. Il n’y a donc pas de réalité extérieure (dont on peut en tout cas rendre compte) en dehors de ce qui en est éprouvé et vécu par nos propres consciences.

Une pensée spirituelle articulée  à notre temps

Par Faouzi Skali

Le choc entre le monde musulman et la modernité occidentale a donné lieu à plusieurs mouvements de pensée, principalement dits «réformistes», dont nous pouvons évoquer comme précurseurs Muhammed Abduh (m. 1905) et Jamâl ed Dîn al Afghânî (m. 1897). Un épisode emblématique du débat que suscitait cette rencontre est celui, par articles interposés, d’al Afghânî et de Renan, suite à un exposé donné par ce dernier à la Sorbonne, en 1883, intitulé «L’Islam et la science». Malgré une argumentation bien entendu divergente, les deux penseurs semblent s’accorder sur le postulat de base selon lequel la religion a été un facteur de ralentissement, voire d’étouffement de la rationalité scientifique. Toute la question pour al Afghânî étant de savoir comment réformer la pensée religieuse de manière à libérer les lumières de la raison dans les sociétés de culture musulmane.

Nous n’allons pas revenir en détail sur les aléas de ce réformisme et la façon dont il a pu osciller entre la recherche d’un renouveau intellectuel et la formation d’idéologies qui ont inspiré et accompagné la création de projets politiques plus ou moins libéraux ou extrémistes. En réalité, cette pensée religieuse faisait face à une conception de la rationalité encore largement engoncée dans la représentation, ou le paradigme, que l’on se faisait d’elle en cette fin du 19e siècle. Le modèle de la science va connaître un changement étonnant au début du vingtième siècle après la découverte de l’univers quantique et du langage mathématique, largement contre-intuitif, qui devait en rendre compte.

Dans cette révolution silencieuse, un élément épistémologique majeur doit être pris en considération. Désormais, la séparation classique entre le sujet et l’objet n’était plus opérante, tout observateur détermine par le fait même de son observation la réalité observée. Il n’y a donc pas de réalité extérieure (dont on peut en tout cas rendre compte) en dehors de ce qui en est éprouvé et vécu par nos propres consciences.

À cela il faudrait rajouter une autre révolution scientifique, cette fois ci dans l’ordre de la macro-physique exprimée pour la première fois en 1927 par le physicien belge Georges Lemaître, avant qu’elle ne soit prouvée expérimentalement grâce au télescope Hubble. Selon celle-ci notre univers n’est ni statique ni stationnaire, mais dans une évolution et une expansion continues. Il n’est donc pas là de toute éternité, comme pouvait l’affirmer Aristote, mais a une histoire propre qui remonte à quelques 14 milliards d’années.

Ces deux visions micro et macro physiques conjuguées ont eu un impact «épistémologique» (origine logique) essentiel sur notre rapport à la science et à la rationalité. Alors qu’à la fin du 19e siècle – et la conférence de Renan malgré son érudition est un fleuron en la matière – on opposait foi et raison, dans ce nouveau modèle ou paradigme rien ne peut exclure, et au contraire tout encourage, leur complémentarité.

La réalité de cette nouvelle conception de la raison, elle-même en évolution permanente, aura des conséquences considérables sur les façons de voir et de penser le monde. Elle aboutit, principalement en Occident, à ces mouvements dits postmodernes dans lesquels on cherche à dépasser ce qui semblait être une inclinaison irréfrénable vers le désenchantement du monde (où seule la raison fait foi) tel qu’il a été notamment théorisé par Max Weber.

Si donc la conscience joue un tel rôle dans notre détermination du réel, la spiritualité peut dès lors ne plus seulement être dans un rôle d’observation extérieure ou d’expérience supposée purement subjective, mais désormais chercher à s’articuler à ce réel dans toutes ses dimensions métaphysique, physique et sociale pour en rendre compte et l’éclairer, au moins dans ses finalités. Cette approche peut s’exprimer sur différents plans de notre réalité actuelle. C’est ainsi que Pierre Rabhi qui a longtemps pensé, observé et dénoncé la dérive et la dévastation de notre environnement naturel peut aujourd’hui affirmer qu’il ne peut y avoir un réel changement dans ce domaine sans «une révolution des consciences».

En Islam, le soufisme est précisément cette science, sinon expérimentale, du moins expérientielle (qui relève disent les soufis de la saveur ou de l’expérience spirituelle personnelle) de l’approfondissement des états intérieurs (mais nous avons vu qu’ils ne sont pas si intérieurs que cela) de la conscience. Dans une approche bien différente des premiers réformistes modernes, des penseurs musulmans ont tenté d’aller au-delà d’une rationalité réduite au rationalisme et de réfléchir à ce que pourrait être l’apport d’une pensée spirituelle au monde actuel.

Nous pourrions penser, dans la première moitié du vingtième siècle, au philosophe et poète soufi indo-pakistanais Mohammed Iqbal et, plus proche de nous, au philosophe marocain Taha Abderrahman, dont l’influence sur la pensée contemporaine, notamment musulmane, est considérable, ou encore le chercheur Soleymane Bachir Diagne qui déploie en ce domaine une pensée remarquable. Je pourrais compléter ce tableau en évoquant deux figures dont les contributions font référence en la matière, celle de l’Émir Abdekader (notamment à travers son opuscule «Lettre aux Français») et de l’anthropologue et soufi malien Amadou Hampâté Bâ.

Il sera du plus grand profit de voir comment toutes ces pensées et héritages, et d’autres encore, peuvent se conjuguer aujourd’hui pour donner naissance à un renouveau épistémologique des consciences à même de fonder une pensée et un humanisme spirituels pour notre temps. Cette pensée qui cherche à s’élever vers l’universel, mais se ressource en Islam dans le sillage de la culture soufie, rejoint aussi d’autres approches similaires qui se développent à travers d’autres horizons culturels, sagesses et spiritualités. Elles peuvent toutes contribuer, dans la richesse de leurs diversités et singularités, à un nouveau processus, inverse du précédent, de ré-enchantement du monde. Et envisager ainsi des projets sociétaux concrets qui s’inspireraient d’une telle vision.

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