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«Le phénomène de l’addiction au téléphone est bien trop complexe pour définir des règles valables pour tout le monde»

Depuis quelques années, le téléphone portable est passé d’un simple outil de communication à une véritable addiction. Difficile de s’en passer ne serait-ce que pour quelques heures. Alors pour une journée, c’est encore plus compliqué. C’est le défi lancé par la Journée mondiale sans téléphone, célébrée le 8 février. À l’occasion de cette journée, le psychologue Bernard Corbel nous explique ce que peuvent être les conséquences de cette addiction au téléphone portable et les moyens de la gérer.

«Le phénomène de l’addiction au téléphone est bien trop  complexe pour définir des règles valables pour tout le monde»

Le Matin : Comment peut-on expliquer l’addiction au téléphone portable, ou ce qu’on appelle la nomophobie ?
Bernard Corbel
: Au premier niveau, on peut constater que le besoin de communiquer existait avant la vague des smartphones. Dans le bon vieux temps du téléphone filaire, des adultes, mais encore plus souvent des adolescents passaient beaucoup de temps accrochés au téléphone. Des soirées interminables pour les autres.
On peut donc considérer que la possibilité de communiquer de façon très intime et directe avec une personne est une occasion de développer une réaction forte à une hormone de récompense (le terrain de l’addiction n’est pas loin). Avec l’avènement des téléphones cellulaires, cette jouissance de pouvoir communiquer s’est développée presque à l’infini en ouvrant le champ des possibles, non seulement à ses amis, mais à beaucoup de monde et parfois à des inconnus. C’est tellement excitant ! Puis vint le monde des smartphones. Alors cette occasion de jouir de pouvoir parler avec de multiples interlocuteurs s’est encore accrue avec d’autres sources de jouissance comme celle du voyeurisme et celle de l’exhibitionnisme que l’on va trouver dans les échanges de photos et les partages de toutes sortes sur les réseaux sociaux. Que de flâneries à guetter la vie intime des autres, à surprendre des visages, des silhouettes ou bien encore s’exhiber, exhiber ses selfies, ses maisons, ses voitures ses restaurants, ses vacances, ses amis... D’une certaine manière, on pourrait dire que c’est une jouissance sans frein, ni fin. S’y ajoute encore un effet supplémentaire, effet de mode, effet de prestige. Le smartphone à un certain niveau s’inscrit comme un signe d’appartenance à une classe et à une mode. Chacun essayant de se distinguer, utilisera aussi le smartphone en complément de sa montre de ses chaussures ou de sa tenue vestimentaire.

Est-ce que cela peut avoir des conséquences graves sur la santé physique ou mentale ?
À mon avis, la principale conséquence de l’utilisation des smartphones est la diminution concomitante des échanges véritables entre humains de chair. Nous ne connaissons pas encore toutes les retombées de la découverte des neurones miroirs qui sont au cœur de nos apprentissages et de la transmission culturelle. Le système miroir fonctionne par l’observation de l’autre, des autres, par imitation et introjection des savoirs, des savoir-faire et du savoir-être. J’invite à considérer que la conséquence la plus terrible de la grande vague des smartphones est cette perte culturelle essentielle, celle d’être un être humain à part entière. Le processus d’humanisation a été décrit (Marcel Mauss, 1923) sur la base de trois formes de savoir : savoir donner, savoir recevoir, savoir rendre. Ces savoirs fondamentaux chez des humains véritablement humains, je pense, ne peuvent s’acquérir que par l’observation directe et la transmission physique entre les êtres. L’enfant coupé de ces modes de transmission risque tout simplement de se déshumaniser.

Quel est l’âge recommandé pour un enfant ou un ado pour avoir un téléphone ?
Vu l’importance de la source de plaisir que constituent un téléphone ou un smartphone, j’imagine mal que l’on puisse priver un enfant d’accéder à un téléphone portable dans la mesure où ses petits copains ou petites copines en possèdent. Des enfants de 3 ans possèdent parfois des smartphones ou des tablettes alors qu’ils sont encore dans leur petite poussette ! (Les adultes utilisent cet adorable objet pour les occuper et être eux-mêmes un peu plus tranquilles, ce qui leur permet aussi de consulter leur propre smartphone en paix). Donc il est difficile de définir un âge, sachant que plus le temps passe, plus jeune est l’âge auquel on accède à un smartphone. Les enfants perçoivent les smartphones comme d’adorables petites machines et ils savent les manipuler parfois avant l’âge de 3 ans pour accéder à des sites de jeux par exemple.

Quels conseils pouvez-vous donner à nos lecteurs pour s’éloigner un peu des téléphones ?
Les seules règles, je crois, que les parents devraient développer sont des règles de socialisation. Il devrait être interdit (à la maison et à tout le monde, parents en premier) d’utiliser son téléphone à certaines heures, à commencer par les heures de repas, les moments où l’on est ensemble, les heures du coucher (sinon les «conversations» vont se prolonger jusqu’à la moitié de la nuit). Par contre, il faut savoir compter avec le fait que les écoles utilisent de plus en plus les nouvelles technologies, que les jeunes échangent pour faire leurs devoirs sur des réseaux sociaux comme WhatsApp, etc. Le phénomène est bien trop complexe pour définir des règles qui seraient valables pour tout le monde... Il faudrait, je crois, requérir des enseignants de philosophie ou de sociologie pour tenter d’encadrer le phénomène depuis les écoles jusqu’aux universités. L’idéal serait que les enseignants fassent des sensibilisations, mais pas seulement à leurs élèves, mais aussi aux parents afin qu’il y ait une homogénéité des pratiques en regard des smartphones dans de grands groupes cibles (exemple la population d’une école). 

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