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«Les deux royaumes ont dominé la scène culinaire occidentale entre les Xe et XIVe siècles jusqu’à l’arrivée de la Renaissance»

«Les deux royaumes ont dominé la scène culinaire occidentale entre les Xe et XIVe siècles jusqu’à l’arrivée de la Renaissance»

Le Matin : Le Maroc et l’Espagne sont liés par des relations ancestrales. Comment ce lien se traduit-il dans les arts culinaires des deux royaumes ?
Pedro Nuño de la Rosa : La première chose à considérer c´est que dans le passé les deux pays faisaient partie, totalement ou partiellement, du même empire, qu’il soit phénicien-carthaginois, romain ou le fondateur omeyyade d’Al-Andalus. La gastronomie est, avant tout, un fait culturel historique (essentiellement dans les classes dirigeantes), et à la fois Rome et plus tard le triangle formé par Damas, Bagdad et la prédominance du califat de Cordoue, qui enseignera la science, la philosophie et l’art, et bien sûr la Gastronomie classique et d’urbanité assumée dans une Europe médiévale plongée dans les ténèbres, et dont les jalons intellectuels ont été réduits à des monastères. Les deux royaumes, de part et d’autre de la Méditerranée, fusionnés autant de fois que dans des luttes internes, ont dominé la scène culinaire occidentale entre les Xe et XIVe siècles jusqu’à l’arrivée de la Renaissance. Il suffit de lire les classiques, d’al-Razi et d’Ibn al-Ziyyat à Ibn Razîn al-Tugîbî dont les traités chrétiens médiévaux comme Le Viandier ou Llibre de Coch, etc. pour confirmer les bases d’un vadémécum culinaire très similaire.

Le Maroc a été sacré meilleure destination gastronomique internationale lors de la troisième édition des «Gastro et Cia» Awards en 2018. En d’autres termes, la fascination des Espagnols pour la cuisine marocaine. Quel est selon vous le secret ?
Personnellement, la fascination me vient de loin, depuis la première fois que, en 1979, j’ai visité votre pays et entre autres plats mémorables je me souviens d’un couscous à Meknès ; une bastela qu’un parent éloigné d’Abdelkrim m’a offerte lorsque je l’étudiais pour mon roman ; mais rien de comparable aux formes si variées que le Maroc a dans les rôtis et les ragoûts d’agneau, sans parler des poissons de l’Atlantique ; ce tajine de la Place de la Libération (anciennement Place d’Espagne à Larache), je ne l’oublierai jamais. Le charme qu’il produit sur nous, les Espagnols, vient d’un passé anthropologique commun que nous commençons à revendiquer dans notre cuisine, et dont vous conservez encore des produits et ces préparations «ancestrales».

Si l’on veut décrire la cuisine espagnole et marocaine, quelle serait  la particularité de chacune ?
Évidemment, la religion les différencie. Les trois monothéistes (juive, chrétienne et musulmane) qui s’immiscent dans l’alimentation et les jeûnes obligatoires de leurs fidèles, mais substantiellement les préparations ont été relativement équivalentes dans toute la Méditerranée, au moins jusqu’à l’essor des «nouvelles cuisines» et de la technologie culinaire, de la Nouvelle cuisine française à Ferrán Adrià, lorsque certains jeunes chefs qui veulent être témoins et créateurs de leur temps commencent à abandonner les formes classiques pour entrer dans l’éclectisme de l’avant-garde où rien n’est écrit. On verra quel sera le résultat de tant de spéculations, même si, après cette pandémie, rien ne sera comme avant, car il faudra tout reformuler, y compris les produits alimentaires, la cuisine. De plus, dans un monde globalisé, la gastronomie n’en sera pas moins. Ici en Espagne et dans de nombreux restaurants, nous trouvons des plats marocains (et du Maghreb), qui étaient déjà dans nos livres de cuisine morisque. La cuisine marocaine est (généralement) plus épicée et plus sucrée, et dans son ADN elle a un précepte hygiéniste maintenu à ce jour ; l’espagnole, comme le disait le grand Julio Camba : «La cuisine espagnole est pleine d’ail et de préjugés religieux», peut-être parce que nous sommes un peu hyperboliques en tout.

Dans quelle mesure nos deux pays peuvent-ils faire de leur gastronomie un vecteur d’attraction touristique ?
Après la guerre du Golfe, la presse anglo-saxonne a commencé à s’intéresser à d’autres cuisines en dehors du monopole gastronomique gaulois maintenu depuis la Révolution française. C’est alors que les Américains et leurs alliés, «celui qui a le pouvoir, a la culture», se sont tournés vers la Méditerranée et sa célèbre alimentation à base d’huile d’olive, de poisson, de nombreux légumes et fruits, mais peu de viande rouge. Des étoiles Michelin et de très bonnes qualifications ont commencé à tomber sur l’Espagne, l’Italie et quelques-uns des meilleurs pays côtiers touristiques développés dans une mer qui a toujours été la grande autoroute «mondialisante» et multiculturelle des échanges alimentaires et gastronomiques.
L’Espagne a déjà été placée à la tête des pays touristiques, et le Maroc devrait profiter de son idiosyncrasie en améliorant notre modèle. Nous avons tous les deux beaucoup à enseigner dans les domaines artistiques, paysagers et traditionnels, mais aussi en gastronomie, à commencer par l’habitude de manger dans les souks comme nous l’enseigne l’histoire ancienne ; revendiquer une cuisine traditionnelle et ses dérivations contemporaines mais aux racines séculaires, qui sont désormais revendiquées par les chefs des nouvelles générations, mieux formées tant intellectuellement que dans les écoles et stages. Les touristes d’aujourd’hui sont mieux instruits et ont tendance à être plus exigeants que ceux du dernier siècle. Les hôtels ne peuvent plus se limiter à la cuisine en série, ou à la restauration vulgaire, si ce n’est à la simple restauration rapide. Escoffier et César Ritz doivent être revendiqués. Personne ne veut plus dormir en première classe et manger dans un hospice. 

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